VI

L'attentat de Damiens

On entrait dans Versailles comme dans un moulin. L'affluence était telle que les superbes Suisses avec leurs hallebardes ne pouvaient détecter la présence d'un suspect. Pour entrer au palais, il suffisait d'être correctement vêtu. À condition de ne pas attirer l'attention par un comportement anormal, on pouvait circuler quasi librement dans le dédale des galeries et même entrer dans les appartements du roi. L'anecdote rapportée par Mme du Hausset, femme de chambre de la marquise de Pompadour, est sur ce point fort significative. Un jour, Louis XV, quelque peu troublé, entre brusquement chez la favorite et dit :

— Il vient de m'arriver une singulière chose ; croiriez-vous qu'en rentrant dans ma chambre à coucher, sortant de ma garde-robe, j'ai trouvé un monsieur face à face de moi !

— Ah ! Dieu, Sire ! s'exclama la marquise.

— Ce n'est rien, mais j'avoue que j'ai eu une grande surprise : cet homme a paru tout interdit. Que faites-vous ici ? lui ai-je dit d'un ton assez poli. Il s'est mis à genoux en me disant : Pardonnez-moi, Sire, et avant tout faites-moi fouiller. Il s'est hâté lui-même de vider ses poches ; il a ôté son habit, tout troublé, égaré ; enfin il m'a dit qu'il était cuisinier.

Le pauvre diable était venu voir un de ses collègues ; il s'était trompé d'escalier et, ayant trouvé toutes les portes ouvertes, il était entré par mégarde dans la chambre du roi. Louis XV sonna. Un domestique reconnut le bonhomme, réputé pour sa recette de « bœuf à l'écarlate ». Louis XV lui fit cadeau de cinquante louis.

Abel de Marigny, frère de la marquise et surintendant des bâtiments, dit alors :

— C'est une chose bien étonnante que celle qui aurait pu malheureusement arriver. Le roi pouvait être assassiné dans sa chambre sans que personne en eût connaissance et sans qu'on pût savoir par qui.

La marquise fut quinze jours à se remettre de son émotion, puis on oublia l'incident. Il semble même que la surveillance des petits appartements ne fut pas renforcée, tant le laxisme était grand. Louis XV ne croyait pas qu'on oserait attenter à sa personne ointe et sacrée, en dépit du mécontentement général.

Le 5 janvier 1757, un inconnu s'introduisit dans la cour du château et put s'y promener librement de dix heures du matin à cinq heures de l'après-midi. Personne ne lui demanda ce qu'il attendait, n'essaya de l'éloigner. Un garde remarqua son manège, mais pensa que le visiteur guettait la sortie du roi pour lui présenter un placet. Il nota pourtant qu'un homme, âgé de trente à quarante ans, avait abordé le prétendu quémandeur et s'était entretenu avec lui pendant quelques minutes. Le mystère est dans cet entretien. On avança le carrosse du roi. L'homme parla aux postillons. Lorsque parut Louis XV, il bondit comme l'éclair et lui porta un coup de couteau ; puis il s'immobilisa, comme pétrifié. Le roi glissa la main dans sa veste et la retira ensanglantée.

— Je suis blessé, dit-il. C'est ce coquin ! Qu'on l'arrête et qu'on ne le tue pas.

La blessure était superficielle. Le temps étant très froid, Louis XV s'était habillé en conséquence : une chemise, une camisole, une veste de velours ouatée, un habit de velours et une sorte de redingote doublée de fourrure. Cette quintuple épaisseur avait empêché le coup d'être mortel.

On mena l'assassin dans la salle des gardes. On le déshabilla et on lui attacha les mains derrière le dos. Un grand couteau à manche de corne, trente-cinq louis et une Instruction chrétienne de petit format furent trouvés dans ses poches. Les ministres accoururent. L'homme déclara s'appeler Robert-François Damiens, né en Artois en 1715, d'un père fermier, ci-devant laquais. Il dit qu'il ne regrettait rien ; que, si c'était à refaire, il recommencerait. On fit rougir des pinces et on lui tenailla cruellement les pieds. Comme il refusait de dénoncer ses complices, on menaça de le jeter dans le feu. Le prévôt du palais intervint alors. Il usa de son autorité pour soustraire Damiens à ces brutalités, le faire enfermer dans une cellule de la prévôté et procéder lui-même à son interrogatoire. Damiens maintint ses dénégations. Il déclara ne s'être servi que de la petite lame de son couteau, car il ne voulait pas tuer le roi, mais lui donner un avertissement. Il ajouta que le dauphin était pareillement menacé. Comme le prévôt lui demandait les mobiles de son crime, Damiens répondit que « tout le peuple de Paris périssait et que, malgré toutes les représentations que le Parlement fait, le roi n'a jamais entendu à aucune ».

On crut à un complot contre la famille royale. On ne put identifier, ni retrouver, l'inconnu « de trente à quarante ans » qui avait abordé Damiens et lui avait parlé avant l'attentat. On scruta donc minutieusement le passé du coupable. On apprit que, dans sa jeunesse, sa mauvaise tête l'avait fait surnommer « Robert le Diable » ; qu'il avait été apprenti serrurier, puis laquais chez la maréchale de Montmorency, le comte de Maridort et divers conseillers du Parlement. Il avait assisté, chez ces derniers, à des discussions passionnées. Il avouera plus tard : « Tout le monde disait que cela ne finirait pas bien. » Mais l'un de ces messieurs avait eu l'imprudence de déclarer : « Tous ces troubles finiraient, si quelqu'un pouvait toucher le roi ; ce serait une œuvre méritoire. » Comment ce pauvre hère de laquais interpréta-t-il cette déclaration ? Quelle idée germa dans sa faible cervelle ? Néanmoins l'incubation dura trois bonnes années, car Damiens entra ensuite au service d'une dame galante, puis devint garçon de librairie, fila avec la caisse et, recherché par la police, se réfugia en Artois. Lorsque les parlementaires démissionnèrent en masse, il crut le moment venu de « toucher » le roi, pour sauver ces messieurs. Bien qu'il courût le risque d'être arrêté pour vol, il n'hésita pas à se rendre dans la capitale et, de là, à Versailles, où, sous un nom d'emprunt, il prit logement dans une auberge.

Après l'attentat, en attendant de le remettre à la justice, le prévôt le fit enchaîner. Le serrurier qui le rivetait l'engagea à dénoncer ses complices.

— Que de monde dans l'embarras ! soupira Damiens.

Un des exempts qui le gardaient lui suggéra d'écrire au roi. Damiens lui dicta cette étrange lettre :

« Sire, je suis bien fâché d'avoir eu le malheur de vous approcher, mais si vous ne prenez pas le parti de votre peuple, avant qu'il soit quelques années d'ici, vous et M. le dauphin, et quelques autres, périront. Il serait fâcheux qu'un aussi bon prince, pour la trop grande bonté qu'il a pour les ecclésiastiques, dont il accorde toute sa confiance, ne soit pas sûr de sa vie ; et si vous n'avez pas la bonté d'y remédier sous peu de temps, il arrivera de très grands malheurs, votre royaume n'étant pas en sûreté ; par malheur pour vous que vos sujets vous ont donné leur démission, l'affaire ne provenant pas de leur part.

« Et si vous n'avez pas la bonté pour votre peuple d'ordonner qu'on leur donne les sacrements à l'article de la mort, les ayant refusés depuis votre lit de justice, dont le Châtelet a fait vendre les meubles du prêtre qui s'est sauvé, je vous réitère que votre vie n'est pas en sûreté.

« Sur l'avis qu'il est très vrai que je prends la liberté de vous informer par l'officier porteur de la présente, auquel j'ai mis toute ma confiance. L'archevêque de Paris est la cause de tout le trouble par les sacrements qu'il a fait refuser. Après le crime cruel que je viens de commettre contre votre Personne sacrée, l'aveu sincère que je prends la liberté de vous faire, me fait espérer la clémence des bontés de Votre Majesté. »

Louis XV lui fit répondre que cette lettre était imprécise : il voulait le nom des complices. Damiens nomma plusieurs parlementaires, puis se rétracta. La police s'efforça de reconstituer son emploi du temps à Paris et à Versailles, d'identifier les personnes qu'il avait, éventuellement, rencontrées. Le roi, on l'a déjà dit, était foncièrement bon. Sa blessure était peu grave. En tout cas, elle ne mettait pas ses jours en danger. Il inclinait à l'indulgence, estimant que Damiens n'était qu'un illuminé, et sinon un irresponsable manipulé par l'opposition. Pour cela même il se méfiait des juges et préférait faire mettre Damiens dans un cachot ou dans un hôpital, sans autre forme de procès. Mais la nouvelle de l'attentat s'était répandue dans Paris, provoquant un émoi considérable. Le peuple s'était assemblé devant le palais, outré de fureur et de désespoir, et réclamant à grands cris le départ de la marquise. Celle-ci était plus morte que vive, et, connaissant le caractère du roi aussi bien que les méthodes des jésuites, elle craignait de recevoir son congé comme Mme de Châteauroux lors de la maladie de Metz. Elle aimait le roi, mais elle appréhendait aussi les huées de la populace. Le docteur Quesnay la rassurait de son mieux. Il examinait le blessé cinq ou six fois par jour, garantissait sa guérison et disait jovialement :

— Il n'y a rien à craindre, Madame ! Si c'était tout autre, il pourrait aller au bal.

Mais Louis XV éprouvait une peur rétrospective. Ce n'était pas la mort qu'il redoutait le plus, mais l'enfer, car il savait son âme chargée de péchés. Le parti dévot se fit un devoir d'exploiter la situation. Dieu avait armé la main de ce criminel, mais détourné le coup. C'était le dernier avertissement qu'il accordait au roi. L'heure de changer de vie avait sonné ; il était urgent de renvoyer la favorite, objet de scandale et de perdition. Mme du Hausset dépeint fort exactement les angoisses de la marquise jugeant la partie perdue, déjà résignée. Elle montre les courtisans venus contempler sa déchéance, tout en feignant de s'apitoyer, l'abbé de Bernis conseillant la patience, les va-et-vient de Machault, le garde des Sceaux, la visite de celui-ci venant de la part du roi signifier enfin le congé !

« Tout le monde sortit, il y resta une demi-heure ; M. l'abbé revint, et Madame sonna ; j'entrai chez elle où il me suivit. Elle était en larmes : “Il faut que je m'en aille, dit-elle, mon cher abbé.” Je lui fis prendre de l'eau de fleur d'oranger dans un gobelet d'argent, parce que ses dents claquaient. Ensuite elle me dit d'appeler son écuyer ; il entra et elle lui donna assez tranquillement ses ordres pour faire tout préparer à son hôtel à Paris, et dire à tous ses gens d'être prêts à partir, et à ses cochers de ne pas s'écarter. »

Elle s'enferma ensuite avec l'abbé de Bernis, son fidèle conseiller et confident. Soubise, Gontaut, quelques dames vinrent aux nouvelles. Après le départ de Bernis, la marquise les reçut. Parlant du garde des Sceaux, elle dit :

— Il croit ou feint de croire que les prêtres exigent mon renvoi avec scandale ; mais Quesnay et tous les médecins disent qu'il n'y a plus de danger.

Survint la maréchale de Mirepoix, qui s'écria :

— Qu'est-ce donc, Madame, que toutes ces malles ? Vos gens disent que vous partez ?

— Hélas ! ma chère amie, le Maître le veut, à ce que m'a dit M. de Machault.

— Et son avis à lui, quel est-il ?

— Que je parte sans différer.

— Votre garde des Sceaux veut être le maître, et il vous trahit. Qui quitte la partie, la perd.

Un peu plus tard, M. de Marigny confia à la suite :

— Elle reste, mais, motus ! On fera semblant qu'elle s'en va (sic), pour ne pas animer ses ennemis.

Ainsi se dénoua cette petite comédie, dont le garde des Sceaux fit les frais. Ayant demandé le renvoi de la Pompadour, ce fut lui qui reçut son congé : le roi ne pouvait souffrir les témoins de ses défaillances !

Cependant Damiens fut transféré à la Conciergerie. Il croyait que sa lettre au roi avait produit bon effet, qu'il serait simplement conduit à la Bastille. Les juges le firent attacher sur un matelas, avec des courroies fixées à la muraille par des anneaux. Un chirurgien pansa ses brûlures aux pieds : elles étaient assez profondes pour que l'un des tendons d'Achille fût détruit. Le Parlement montra tout le zèle dont il était capable ; il envoya une motion au roi pour l'assurer de son dévouement ; les conseillers démissionnaires reprirent leurs fonctions. Louis XV, non sans méfiance, autorisa l'ouverture du procès. On procéda aux interrogatoires, dont les résultats furent, comme on pouvait le prévoir, négatifs. Plus le malheureux Damiens s'affaiblissait, plus il s'enfonçait dans son mutisme, persuadé qu'on l'avait trompé. Le 26 janvier, il comparut devant l'assemblée, en séance solennelle. Il aperçut ses anciens maîtres siégeant sur les fleurs de lys et les apostropha. Il avait cru protéger les robes rouges, sauver la nation, et comprenait enfin l'inutilité de son geste. Ayant commis le crime de lèse-majesté, on lui appliqua la série de supplices atroces jadis infligés à Ravaillac : poing droit coupé et arrosé de soufre en fusion, chairs tenaillées, arrosées de cire brûlante et de plomb fondu, écartèlement à quatre chevaux, pour finir sur le bûcher. Quand on lui lut son horrible condamnation, il se contenta de dire : « La journée sera rude ! » On le brodequina férocement, sans lui arracher le moindre indice. Comme à l'accoutumée, il y avait foule sur la place de Grève pour assister à l'exécution. Elle ne dura pas moins de deux heures un quart : il fallut ajouter deux forts chevaux pour achever l'écartèlement ; encore le bourreau dut-il sectionner les muscles des bras et des jambes. Damiens criait encore, quand on le jeta sur le bûcher. Cette barbarie, en plein Siècle des lumières et dans le pays de « la douceur de vivre », ne choqua personne, hormis le roi ! Mme du Hausset :

« Beaucoup de personnes, et des femmes même, ont eu la curiosité barbare d'assister à cette exécution, entre autres madame de P…, femme d'un fermier général, et très belle. Elle avait loué une croisée ou deux, douze louis, et l'on jouait dans la chambre en l'attendant. Cela fut raconté au roi, et il mit les deux mains sur ses yeux, en disant : Fi la vilaine ! On m'a dit qu'elle et d'autres avaient cru faire leur cour par là, et signaler leur attachement pour la personne du roi. »

Louis XV n'était point dupe des motions du Parlement, ni de la célérité qu'il avait montrée en la circonstance. Il avait parfaitement compris que Damiens n'était finalement qu'une victime. La querelle du Parlement et du clergé aboutissait à ce crime, mais, sur bien des points, le procès restait obscur.

— Sans ces conseillers et ces présidents, disait le roi, je n'aurais pas été frappé par ce monsieur… Lisez le procès ; ce sont les propos de ces messieurs qu'il nomme, qui ont bouleversé sa tête…

Cet attentat manqué accrut la mélancolie et la méfiance de Louis XV, l'isola encore plus de son entourage et de son peuple. Il lui donna l'exacte mesure de la haine dont il était désormais l'objet. Jusqu'ici, en dépit des libelles et des chansons satiriques, il s'était cru aimé par ses sujets, exception fait des parlementaires. Et voici qu'un abîme s'ouvrait devant ses yeux ! En demandant le renvoi de la Pompadour, Machault avait agi avec trop de précipitation ; il croyait le couteau de Damiens empoisonné et songeait déjà au dauphin. Ce manque de clairvoyance et cette déloyauté offensèrent le roi. Il sacrifia donc son ministre préféré, non seulement pour plaire à la marquise impatiente de se venger ! Il sacrifia de même le comte d'Argenson responsable de la police et adversaire de la favorite. Ces mesures trahissaient le désarroi de Louis, son extrême inquiétude. S'ensuivit une période d'instabilité pendant laquelle ministres et secrétaires d'État se succédèrent. On imputait ces changements à la marquise, dont il est vrai qu'elle fit nommer plusieurs de ses amis. Mais, alors, la guerre de Sept Ans était à son paroxysme et il faut répéter que Louis XV ne disposait d'aucun collaborateur qui fût vraiment à la hauteur de la situation. Depuis l'attentat de Damiens, son pessimisme s'était changé en misanthropie ; il n'avait plus d'estime pour personne, ni d'illusions. Quand il venait de nommer un nouveau ministre, il disait :

— Il a étalé sa marchandise comme un autre, et promet les plus belles choses du monde, dont rien n'aura lieu. Il ne connaît pas ce pays-ci, il verra…

Et, quand on lui parlait des projets pour la marine :

— Voilà vingt fois que j'entends parler de cela. Jamais la France n'aura de marine, je crois.

Le doute et le désenchantement désorientaient sa politique plus sûrement que les caprices et les plaintes de la marquise.