Chapitre 1

L’histoire comparée et l’histoire universelle

Il convient pour commencer de présenter l’apparition et l’évolution de l’histoire comparée, d’expliciter ses conceptions, ses objectifs, ses méthodes, et l’intérêt de cette démarche1.

Avant le XXe siècle : les origines de l’histoire comparée

Un précoce usage de la comparaison en histoire dès l’Antiquité

Dès l’Antiquité grecque, la méthode comparative a été utilisée par des historiens grecs, de manière intuitive, sans être théorisée, notamment par l’Ionien Hécatée de Milet, (VIe - Ve siècles avant notre ère) et surtout par Hérodote (Ve siècle avant notre ère). Ses Histoires fourmillent de comparaisons : par exemple, il compare les habitudes funéraires des Spartiates avec celles des Perses, ou encore les pratiques religieuses des Perses et celles des Grecs, et leurs régimes politiques respectifs. Il fait donc aussi bien des comparaisons « ethnographiques » que « politiques ». Plus tard, le grec Polybe (IIe siècle avant notre ère) utilise aussi les comparaisons historiques, notamment pour comparer des batailles militaires.

À l’époque romaine, Denys d’Halicarnasse (Ier siècle avant notre ère), dans ses Antiquités romaines, effectue une multitude de comparaisons entre la Grèce et Rome. Mais un des exemples les plus révélateurs à l’époque romaine est celui de Plutarque (IIe siècle de notre ère). Dans ses Vies parallèles, il met systématiquement en parallèle un personnage grec et un personnage romain : il veut montrer qu’en face de chaque Grec illustre peut se présenter un Romain qui soit de même niveau. Son livre se constitue ainsi de 22 couples de grands hommes (ex : Thésée – Romulus ; Démosthène – Cicéron).

Comparaison et élargissement des horizons à la Renaissance et à l’époque moderne (XVIe - XVIIIe siècles)

Au XVIe siècle, avec la Renaissance, le comparatisme connaît un nouvel essor, car les grandes découvertes ont élargi les horizons, et car le retour aux sources de l’Antiquité remet à l’honneur les historiens grecs comme Hérodote et Polybe. Vers le milieu du XVIe siècle, le Français Jean Bodin publie Méthode pour la connaissance facile de l’histoire, vaste réflexion sur l’histoire universelle, dont certaines parties sont fondées sur le comparatisme.

Une dizaine d’années plus tard, l’érudit français Loys Le Roy fait paraître un ouvrage appelé De la vicissitude ou variété des choses de l’univers, qui se fonde entièrement sur des comparaisons. Par exemple, un de ses chapitres s’intitule : « Comparaison des Romains avec les Égyptiens, Assyriens, Perses, Grecs, Parthes : en puissance, militie, sçavoir, langage, éloquence, poésie, et és ouvrages des autres ars… »

Au XVIIIe siècle, les historiens et notamment les historiens du droit et des institutions multiplient le recours au comparatisme. Au milieu du XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières s’y emploient : Montesquieu l’utilise dans son Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères ; il affirme son adhésion au comparatisme, soulignant que « la faculté principale de l’âme est de comparer ». C’est également entre autres Voltaire, qui, dans ses œuvres historiques (moins connues que ses œuvres philosophiques), utilise souvent la comparaison, notamment dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations et sur les principaux faits de l’histoire depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIII.

Une volonté de comparaison rigoureuse au XIXe siècle

À partir du XIXe siècle, l’emploi de la comparaison en histoire revêt un caractère plus sérieux et scientifique. Le comparatisme est utilisé dans l’étude des sociétés anciennes. Par exemple, Fustel de Coulanges emploie le comparatisme pour étudier en les confrontant les sociétés grecque et romaine2.

Plus original, l’anthropologue britannique Henry Maine analyse l’histoire de la propriété foncière sous la Rome antique grâce à des comparaisons avec l’Inde. Avec Les communautés villageoises d’Orient et d’Occident (1871), il compare ces deux systèmes et s’attache notamment à analyser les influences réciproques. C’est novateur car une telle comparaison entre deux zones si éloignées n’avait alors jamais été faite.

Le véritable développement de l’histoire comparée au XXe siècle

C’est surtout au XXe siècle que l’histoire comparée connaît un développement théorique important et qu’elle devient un véritable courant de l’histoire, officiellement revendiqué, avec des tentatives pour définir une méthode claire et rigoureuse.

Un essor notable au début du XXe siècle

L’influence du développement des sciences sociales au tournant du XXe siècle

L’essor de l’histoire comparée au tournant du XXe siècle s’explique par le modèle des « sciences sociales » alors en train d’émerger, comme la linguistique ou la sociologie, qui se développent alors en France et en Allemagne. Ainsi Émile Dukheim, pionnier et fondateur de la sociologie moderne, écrit, dans la revue L’Année Sociologique : « L’histoire ne peut être une science que dans la mesure où elle explique, et l’on ne peut expliquer qu’en comparant ».

En 1900, l’historien allemand Karl Lamprecht, dans un article publié dans la Revue de Synthèse Historique, distingue, dans la méthode historique, une méthode inférieure (c’est-à-dire simplement descriptive et linéaire) et une méthode supérieure qu’il identifie avec la méthode comparative : « Il est nécessaire que les faits soient rapprochés les uns des autres, qu’ils soient comparés les uns avec les autres, et c’est ainsi que se découvrira leur sens profond, leur étroite relation ».

L’histoire comparée comme remède à l’histoire nationale et événementielle ?

En 1923, l’historien belge Henri Pirenne prononce un discours intitulé « La Méthode comparative en histoire ». Il critique l’histoire nationale, événementielle (qui avait connu un essor depuis le XIXe siècle, avec l’émergence du nationalisme, de l’idée d’État-nation) ; il dénonce notamment son orientation strictement nationale, qu’il juge trop patriotique ; il estime que cette histoire nationale a attisé les haines entre peuples et nations et aurait, selon lui, eu une responsabilité dans la Première Guerre mondiale (cette histoire se serait mise au service de la propagande). Il reproche aussi à cette histoire nationale d’être ethnocentrique et de cautionner la théorie des races, au détriment de la vérité historique, afin de légitimer le système colonial.

Pour lui, le remède à ces défauts est dans la méthode comparative. Il appelle donc les historiens à s’élever au-dessus de la stricte perspective nationale, afin de gagner en objectivité. Pour lui, l’histoire comparée irait donc de pair avec l’« histoire supranationale » : il s’agit de s’élever au-dessus des frontières étatiques, des cloisonnements nationaux.

L’historien Marc Bloch va approfondir ces réflexions et contribuer à donner une définition, une méthode et des objectifs plus précis à l’histoire comparée.

Le rôle déterminant de Marc Bloch (années 1920-1930)

L’historien médiéviste français Marc Bloch, (l’un des fondateurs de la revue et du mouvement historique des Annales en 1929), joue un rôle important pour donner une définition, une méthode et des objectifs plus précis à l’histoire comparée. Dès le début des années 1920, Marc Bloch s’intéresse beaucoup à la méthode comparative, à laquelle il a été introduit par la lecture de travaux de linguistique comparée. En 1924, dans son ouvrage Les Rois thaumaturges. Essai sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, il compare plusieurs pays (notamment la France et l’Angleterre). Il s’efforce de convaincre ses collègues de l’importance de l’histoire comparée. La même année, en 1924, il écrit, dans une lettre à son collègue Henri Berr : « toutes mes tendances d’esprit vont précisément vers l’histoire comparée ».

En 1930, il rédige pour un ouvrage collectif, le Vocabulaire historique mis en chantier par Henri Berr dans le cadre du Centre International de Synthèse, un article intitulé « Comparaison » (1930), dans lequel il s’efforce de définir l’histoire comparée et d’exposer clairement et rigoureusement son objet, ses méthodes, ses enjeux. Pour Marc Bloch, la méthode comparative consiste à « rechercher, afin de les expliquer, les ressemblances et les dissemblances qu’offrent des séries de nature analogue, empruntées à des milieux sociaux différents ». Selon lui, pour qu’on puisse réellement parler d’histoire comparée, il faut que deux conditions soient remplies : 1) « une certaine similitude entre les faits observés », et 2) « une certaine dissemblance entre les milieux où ils se sont produits ». Il précise aussi que la méthode peut s’appliquer de deux manières très différentes. 1) On peut comparer des sociétés très distantes dans l’espace et le temps, et alors dans ce cas, si on observe d’éventuelles analogies entre elles, cela ne peut pas s’expliquer par des influences de l’une sur l’autre, ni par une origine commune ; ou 2) « étudier parallèlement des sociétés à la fois voisines et contemporaines, sans cesse influencées les unes par les autres, soumises dans leur développement (…) à l’action des mêmes grandes causes, et remontant, partiellement du moins, à une origine commune », et pour Marc Bloch ce second type de méthode comparative est le plus intéressant, « scientifiquement le plus riche ».

Quel est le but de l’histoire comparée, selon Marc Bloch ? L’histoire comparée a d’abord une fonction heuristique, c’est-à-dire qu’elle permet de découvrir des phénomènes qu’on n’aurait pas aperçus à tel endroit si on n’avait pas eu en tête des réalités du même genre, plus visibles dans d’autres milieux, et si on n’avait pas adopté une vision d’ensemble, plus large.

En outre, pour Marc Bloch l’histoire comparée est également susceptible d’aider à interpréter des faits historiques, dans la mesure où elle permet d’éviter des erreurs : elle permet à l’historien d’éviter de faire de fausses analogies ; en effet, cela peut lui éviter d’être tenté d’expliquer des phénomènes généraux par des causes purement locales.

Marc Bloch attachait beaucoup d’importance à l’histoire comparée : il a ainsi candidaté à deux reprises, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, au Collège de France, en vue de la création d’une chaire d’« Histoire comparée des sociétés européennes ». Mais cela a échoué, il s’est heurté à la résistance et au traditionalisme de cette institution et de la communauté intellectuelle de l’époque.

Toutefois, dans les années suivantes, les efforts de Marc Bloch pour diffuser l’histoire comparée semblent porter leurs fruits, puisque d’autres historiens revendiquent faire de l’histoire comparée. Par exemple, l’historien positiviste Charles Seignobos publie en 1933 un Essai d’une histoire comparée des peuples de l’Europe : il est remarquable d’observer l’emploi du terme « histoire comparée » dès le titre, ce qui montre que Seignobos revendique cette méthode. Mais en réalité Seignobos, dans ce livre, comme beaucoup d’autres historiens de l’époque, se contente en réalité d’une approche descriptive, qui aborde l’histoire de différents peuples les uns après les autres, en parallèle, mais sans comparaison réflexive. C’est à partir de la seconde moitié du XXe siècle que l’histoire comparée va réellement progresser.

La réalisation d’importantes études d’histoire comparée dans la seconde moitié du XXe siècle

Dans la seconde moitié du XXe siècle, les travaux d’histoire comparée connaissent un nouveau développement. Des contributions de poids à ce courant sont publiées en Occident.

L’histoire comparée du despotisme et du féodalisme

En 1957 le sinologue américain d’origine allemande Karl August Wittfogel publie aux États-Unis Le despotisme oriental : une étude comparative du pouvoir total3. Dans ce livre érudit, il étudie l’émergence de l’État despotique dans l’Égypte ancienne, en Mésopotamie, en Inde, en Chine et associe cette forme d’organisation politique aux nécessités de l’irrigation : on serait en présence de civilisations « hydrauliques ». C’est une véritable histoire comparée, au sens où la démarche de prendre un cadre spatio-temporel large (incluant plusieurs grandes aires de civilisation et une longue période de temps) permet de faire des liens, d’identifier des mécanismes, des logiques qui autrement ne seraient pas apparus s’il s’était contenté d’étudier un seul objet, plus restreint dans l’espace et dans le temps.

Wittfogel propose de voir dans l’organisation centralisée des grands travaux hydrauliques le fondement social du « despotisme oriental », catégorie qu’il applique non seulement aux sociétés hydrauliques anciennes, mais aussi par exemple à l’URSS de Staline. Son analyse s’appuie sur la notion de « mode de production asiatique » développée par Karl Marx. Les analyses de Wittfogel suscitent rapidement un débat à l’échelle internationale, notamment du fait de leurs implications politiques, en cette époque de guerre froide. D’abord communiste et marxiste, Wittfogel est devenu ensuite anticommuniste. Le travail de Wittfogel constitue un jalon important dans l’histoire comparée, même si, en raison de son caractère idéologique, il a été jugé avec sévérité par l’historien français Pierre Vidal-Naquet (dans la préface à la traduction française).

Outre le thème du despotisme, la démarche de l’histoire comparée a permis d’étudier plusieurs autres phénomènes transnationaux, c’est-à-dire des phénomènes qui se sont développés sur des périodes assez étendues et dans des espaces plus larges que ceux d’un seul État. Par exemple, des travaux ont été menés sur le féodalisme : en 1956, l’Américain Rushton Coulborn a édité un ouvrage collectif : Feudalism in History, rassemblant les contributions d’une dizaine d’auteurs, et couvrant un terrain immense, de l’Europe occidentale au Japon, en passant par l’Égypte ancienne, la Mésopotamie et Byzance4.

L’histoire comparée du colonialisme et de l’impérialisme

Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’histoire comparée se développe notamment dans le domaine de l’étude du phénomène colonial. Ainsi dès 1950, les historiens américains Merril Jensen et Robert Reynolds publient un article intitulé « L’expérience coloniale européenne. Un appel à des études comparatives », dans lequel ils revendiquent explicitement le recours à l’approche de l’histoire comparée pour étudier le phénomène colonial5.

En 1958, l’historien britannique Ronald Syme, spécialiste d’histoire ancienne, professeur à Oxford, publie Colonial Elites. Rome, Spain and the Americas. Il y compare la colonisation menée par les Romains en Espagne dans l’Antiquité, à la colonisation menée aux XVIe - XVIIe siècles par les Espagnols en Amérique latine et aux XVIIe - XVIIIe siècles par les Britanniques en Amérique du Nord (Nouvelle-Angleterre). Il compare donc des zones géographiques et des époques très différentes6.

L’histoire comparée s’est aussi penchée sur un autre thème transnational, qui englobe le colonialisme, en étant plus large que lui : l’impérialisme7. En 1965 l’historien britannique Peter Brunt se livre à une comparaison entre l’impérialisme romain de l’Antiquité et l’impérialisme britannique des XVIIIe - XIX - XXe siècles8. Lui aussi donc se livre à des comparaisons à travers l’espace et le temps.

Un récent essor du comparatisme dans le domaine de l’histoire culturelle

À partir des années 1980, avec l’essor du courant de l’histoire culturelle, des historiens occidentaux ont mené des travaux d’histoire comparée dans ce domaine. Un des plus remarquables exemples est donné par les travaux de l’historien français Christophe Charle, portant sur l’histoire sociale et culturelle comparée de l’Europe au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Avec Capitales culturelles, capitales symboliques. Paris et les expériences européennes, XVIIIe - XXe siècles (2002), Capitales européennes et rayonnement culturel, XVIIIe - XXe siècle (2004), et Le temps des capitales culturelles (2009), il se livre à l’examen comparé de secteurs très divers de la vie culturelle (le théâtre, le musée, la mode, les concours artistiques, les événements sportifs, les célébrations religieuses ou le tourisme) de plusieurs capitales (Paris, Rome, Londres, Weimar, Chicago…) sur une période large. Par là, il analyse les réussites ou les échecs de transferts de modèles culturels ; cela met en lumière les polarisations de longue durée des espaces nationaux et des champs de production culturelle en Europe9. Il montre aussi les dissymétries dans les perceptions d’une culture par une autre culture : ainsi, les Italiens cultivés du XIXe siècle connaissent l’Angleterre à travers les romans anglais traduits, tandis que leurs équivalents anglais ne perçoivent l’Italie qu’à travers leurs propres projections romanesques ou les récits de voyages anglais.

Pourtant, malgré ces brillants travaux, l’histoire comparée a longtemps souffert et souffre encore de difficultés à s’imposer.

Les difficultés de l’histoire comparée à s’imposer

Un courant qui demeure marginalisé…

Malgré le plaidoyer en faveur de l’histoire comparée lancé en 2000 par Marcel Détienne avec son livre Comparer l’incomparable10, dans lequel il appelle à transcender à la fois les frontières des disciplines et celles des terrains géographiques, le comparatisme semble avoir eu des difficultés à acquérir vraiment droit de cité dans le monde des historiens. On constate qu’il n’y a pas beaucoup de revues spécialisées qui aient adopté cette perspective. Exception notable, mentionnons la revue Comparative Studies in Society and History créée en 1958. Mais même dans cette revue, comme dans les autres rares revues d’histoire comparée, s’il est vrai que les différents articles concernent des régions du monde variées, en fait les études proprement comparatives y sont finalement assez rares. Il existe en réalité aujourd’hui beaucoup plus des revues par zones géographiques, par aires culturelles (par exemple en France : Cahiers d’études africaines, Cahiers des Amériques latines) que des revues d’histoire réellement comparée. De plus, dans les dernières décennies, le nombre de réunions, séminaires et colloques scientifiques consacrées spécifiquement à l’histoire comparée est resté proportionnellement faible. Et, dans les bibliographies des ouvrages d’histoire, il est assez peu fréquent que figure une rubrique « histoire comparée ». Même des entreprises bibliographiques reconnues et de grande ampleur comme l’International Bibliography of Historical Sciences, qui recense chaque année les publications faites en histoire, semble ignorer l’histoire comparée puisque parmi ses nombreuses rubriques ne figure pas la rubrique « histoire comparée ».

Comment expliquer cette difficulté de l’histoire comparée à réellement s’imposer auprès de la communauté des historiens, alors que s’est faite depuis plusieurs décennies la prise de conscience de l’importance de cette démarche, de l’intérêt, des avantages qu’elle présente pour analyser des phénomènes historiques ?

… à cause d’un flou méthodologique persistant et de difficultés pratiques

Malgré les efforts fournis par Marc Bloch dans les années 1920-1930 pour clarifier les idées sur l’histoire comparée, pour apporter une définition précise, pour dégager les objectifs et la méthode, en fait aujourd’hui encore, on manque toujours d’une véritable méthodologie de l’histoire comparée qui en fixerait les buts et les conditions de validité, et en tout cas on manque d’un consensus clair sur l’histoire comparée. Ainsi en 1971, l’historien français Paul Veyne observait : « Le difficile est de dire où cesse l’histoire tout court, où commence l’histoire comparée »

Donc finalement, l’engouement pour l’histoire comparée paraît s’être quelque peu refroidi. D’autant plus qu’en fait des réticences ont toujours subsisté de la part de nombreux historiens restés attachés aux habitudes traditionnelles, c’est-à-dire au cadre national et au caractère resserré dans le temps et dans l’espace, d’un travail historique ; beaucoup d’historiens continuent à valoriser la spécialisation sur un sujet restreint, et considèrent que, lorsqu’on traite un sujet large, dans le temps et l’espace, c’est-à-dire un sujet qui permet de faire des comparaisons, ce n’est pas sérieux, ce serait de la vulgarisation, du survol, en tout cas un travail trop superficiel.

Une autre raison de la difficulté de l’histoire comparée à s’imposer résiderait dans les difficultés concrètes à pratiquer ce type d’histoire, au caractère exigeant, malaisé, de la recherche en histoire comparée. En effet, cela demande de connaître de nombreuses langues étrangères, de se déplacer dans des lieux d’archives éloignés, d’assimiler une énorme bibliographie, d’avoir des connaissances à la fois précises et très étendues, donc quasiment encyclopédiques. Ce dernier aspect rapproche l’histoire comparée d’un autre courant, qui lui aussi plonge ses racines dans les siècles passés : l’histoire universelle.

Une autre origine de l’histoire globale : l’histoire universelle

L’histoire universelle se pratique depuis plusieurs siècles. Dès l’Antiquité, des auteurs ont écrit des histoires universelles. La Bibliothèque historique écrite par Diodore de Sicile est une somme de 40 livres (dont il n’en reste aujourd’hui que 15) : cette histoire à vocation totalisante couvre une vaste période, du commencement mythologique du monde à Jules César11.

Plus tard, l’Allemagne a été un centre important de l’histoire universelle. Ce pays a une longue tradition d’histoire universelle, appelée d’abord « Universalhistorie » puis à partir de la fin du XVIIIe siècle « Weltgeschichte »12. Au XIXe siècle, les spécialistes allemands de ce courant ont fourni des réflexions éclairantes, qui irrigueront celles des spécialistes d’histoire mondiale/globale plus tard : ainsi, Hans-Ferdinand Helmot et Friedrich Ratzel, le fondateur de l’anthropogéographie (fin XIXe siècle) ont développé l’idée que « les peuples sont par essence métissés, et ne sont considérés comme originaux que par erreur de perspective ». Helmot a écrit une histoire universelle en partant de la double idée qu’il n’y a pas de peuples sans histoire ni de peuples qui soient restés sans influence sur d’autres13. L’idée a été reprise par Marc Bloch après la Première Guerre mondiale, puis a été abandonnée pendant une longue période avant de ressurgir récemment.

Des années 1930 aux années 1960, l’histoire universelle a connu un engouement dans plusieurs pays occidentaux. Rien qu’en France, de nombreux exemples peuvent être cités, comme l’Encyclopédie française de Lucien Febvre publiée entre 1935 et 194014 ; la collection « Destins du monde », que ce même historien a dirigée à partir de 1954 aux éditions Armand Colin15 ; la collection en sept volumes Histoire générale des civilisations dirigée par Maurice Crouzet, et dont il a rédigé lui-même le septième volume : L’époque contemporaine ; à la recherche d’une civilisation nouvelle (1957)16 ; l’Histoire universelle de René Grousset, publiée en 196417 ; l’ouvrage Civilisations, peuples et mondes. Grande encyclopédie des civilisations depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, publiée en 7 volumes en 1965-1966 sous la direction de Jean-Baptiste Duroselle18.

Au Royaume-Uni une entreprise historiographique comparable par ses ambitions totalisantes a exercé une influence importante : A Study of History (« étude de l’histoire »), monumentale analyse théorique en douze volumes de l’essor et de la chute des civilisations, que l’historien spiritualiste britannique Arnold Toynbee a fait paraître de 1934 à 196119, et dans laquelle il a présenté une vision de l’histoire fondée sur les rythmes universels de la croissance, de l’épanouissement et du déclin, en accordant une place centrale à la religion.

C’est aussi en particulier dans le domaine de l’histoire des sciences que plusieurs grands ouvrages de synthèse ont été publiés au cours du XXe siècle, et notamment au Royaume-Uni, avec par exemple Introduction to the history of science de George Sarton (1927), ou Science in History de John D Bernal (1954), History of Technology, de Charles Singer (1954-1984), et surtout l’imposant Science and Civilization in China sous la direction de Joseph Needham, paru à partir de 1950. En France René Taton a publié en 1957 une monumentale Histoire générale des sciences, qui fera autorité et sera rééditée plusieurs fois20. Ces ouvrages d’histoire des sciences écrits dans une perspective universalisante sont révélateurs d’un esprit positiviste, qui paraît être une des dimensions de l’histoire universelle.

Bien qu’elle ait connu un déclin à partir de la seconde moitié du XXe siècle (se voyant reprocher d’être une simple compilation d’événements sans suffisamment de dimension réflexive), l’histoire universelle n’est pas totalement délaissée de nos jours : certains ouvrages, comme l’Esquisse d’une histoire universelle de Jean Baechler, continuent à se revendiquer de ce courant21. Surtout, l’histoire universelle, comme l’histoire comparée, est l’une des racines de l’histoire mondiale/globale.

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1. Cet historique de l’histoire comparée s’appuie sur : Jean-Marie Hannick, « Brève histoire de l’histoire comparée », in G. Jucquois et Chr. Vielle (dir.), Le comparatisme dans les sciences de l’homme. Approches pluridisciplinaires, Bruxelles, De Boeck, 2000, p. 301-327.

2. Fustel de Coulanges, La Cité antique. Étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome, 1864.

3. Karl August Wittfogel, Oriental Despotism: A Comparative Study of Total Power, New Haven, Connecticut, Yale University Press, 1957.

4. Rushton Coulborn (dir.), Feudalism in History, Princeton, Princeton university press, 1956.

5. Merril Jensen et Robert Reynolds, « European Colonial Experience: A. Plea for Comparative Studies », in Studi in Onore di Gino Luzxato (4 vols., Milan, Italy, 1950), vol. IV, p. 75- 90.

6. Ronald Syme, Colonial Elites. Rome, Spain and the Americas, Oxford University Press, 1958.

7. Sur l’impérialisme, cf. Chloé Maurel, Géopolitique des impérialismes, Paris, Studyrama, 2009.

8. Peter Brunt, « Reflections on British and Roman Imperialism », in Comparative Studies in Society and History, 7.3, 1965, p. 267-288.

9. Christophe Charle, Daniel Roche (dir.), Capitales culturelles capitales symboliques, Paris et les expériences européennes, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 ; Christophe Charle, Capitales européennes et rayonnement culturel, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2004 ; et Christophe Charle (dir.), Le temps des capitales culturelles, XVIIIe-XXe siècles, Seyssel, Champ Vallon (Époques), 2009.

10. Marcel Détienne, Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000.

11. Bibliothèque historique, tome 1 : Introduction générale, par François Chamoux et Pierre Bertrac, Les Belles Lettres, 1972, rééd. 2002.

12. Katja Naumann et Matthias Middell, « Weltgeschichte et histoire globale en Allemagne », in Revue de l’institut français d’histoire en Allemagne, n°2, 2010, p. 247-284.

13. Matthias Middell, « Histoire universelle, histoire globale, transferts culturels », Revue germanique internationale, n° 21, 2004, p. 227-244.

14. Lucien Febvre (dir.), Encyclopédie française, 11 volumes, parus de 1935 à 1940.

15. Lucien Febvre, « Sur une nouvelle collection d’histoire », Annales ESC, vol IX, n°1, janv.-mars 1954, p. 1-6.

16. Maurice Crouzet (dir), Histoire générale des civilisations, Paris, PUF, 1953 à 1957 (7 vol).

17. René Grousset, Histoire universelle, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1987 (première édition, 1964).

18. Cilvilisations, Peuples et Mondes. Grande encyclopédie des civilisations depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, dir. J.B. Duroselle, Paris, Lidis, 7 vol., 1966.

19. Arnold Toynbee, A Study of History: vol. I : Introduction; The Geneses of Civilizations; vol. II : The Geneses of Civilizations; vol. III : The Growths of Civilizations (1934); vol. IV : The Breakdowns of Civilizations; vol. V : The Disintegrations of Civilizations; vol. VI : The Disintegrations of Civilizations (1939); vol. VII : Universal States; Universal Churches; vol. VIII : Heroic Ages; Contacts between Civilizations in Space; vol. IX : Contacts between Civilizations in Time; Law and Freedom in History; The Prospects of the Western Civilization; vol. X : The Inspirations of Historians; A Note on Chronology (1954); vol. XI : Historical Atlas and Gazetteer (1959); vol. XII : Reconsiderations (1961), Oxford University Press; A Study of History, 1934-1961, 12 vol., Oxford University Press, USA; Étude de l’histoire, trad. de l’anglais par Jacques Potin et Pierre Buisseret, L’Histoire, Paris, Payot, 1996.

20. John D Bernal, Science in History, London, Penguin Books, 1954, 4 vol. ; Charles Singer (dir.), History of technology, 8 vol., Oxford, Clarendon, 1954-84 ; René Taton, Histoire générale des sciences, Paris, PUF, 1957 ; George Sarton, Introduction to the history of science, 1927; Joseph Needham (dir.), Science and Civilisation in China, Cambridge, 1950 à 1990.

21. Jean Baechler, Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard, 2002.