Chapitre 2
Il semble que les racines de l’histoire mondiale plongent dans le climat intellectuel et idéologique de l’immédiat après-guerre, marqué par la prise de conscience de l’unité du monde à l’issue du long conflit armé qui a concerné le monde entier. Les accords de Bretton Woods (1944) et la création de l’ONU (1945), suivie par celle de l’Unesco (1945), ont semblé préfigurer la mise en place d’un « gouvernement mondial », qu’une certaine partie de l’opinion appelait de ses voeux1. En 1946 est publiée aux États-Unis une brochure intitulée One World or None (qu’on pourrait traduire par « un seul monde ou aucun ») ; contenant des textes de célèbres physiciens comme Einstein et Oppenheimer, et préconisant un gouvernement mondial, capable d’empêcher une course aux armements atomiques. Cette brochure s’est vendue à 100 000 exemplaires aux États-Unis, signe de la pénétration de cet idéal universaliste dans l’opinion2. Ce serait dans ce contexte intellectuel qu’aurait germé l’histoire mondiale.
Arnold J. Toynbee, qui a publié de 1934 à 1961 sa monumentale étude A Study of History3, et le philosophe allemand Karl Jaspers, figure importante de l’après-guerre, qui a publié en 1949 Vom Ursprung und Ziel der Geschichte (« De l’origine et du but de l’Histoire »), font le constat d’une unification du monde et essaient d’en tirer les conséquences. Tous deux estiment que si l’on ne parvient pas à instaurer un gouvernement mondial, l’humanité courra à sa perte. Ils estiment aussi tous deux que l’Europe est en déclin : incapable de maintenir sa domination coloniale en Asie et en Afrique, l’Europe serait amenée à subir la montée en puissance de pays comme la Chine et l’Inde. Toynbee et Jaspers en concluent qu’il faut changer radicalement de point de vue sur l’histoire du monde, en se débarrassant de tout européocentrisme4.
Toujours dans le cadre de ce climat universaliste de l’après-guerre, apparaît un courant, les « Peace Studies » ou « Peace Research », qui irriguera aussi l’histoire mondiale. Les Peace studies émergent à partir des années 1940 aux États-Unis, puis se développent beaucoup dans les années 1960-1970, en particulier dans le monde scandinave : après la création en 1960 de l’International Peace Research Institute à Oslo par Johan Galtung, la Suédoise Alva Myrdal fonde en 1966 le Stockholm International Peace Research Institute ; elle obtiendra le Prix Nobel de la paix en 1982 pour son action en faveur du désarmement dans le cadre de l’ONU. En 1964 est créée la International Peace Research Association, et en 1973 la Peace Science Society. Par réaction à la guerre du Vietnam, les Peace Studies connaissent alors un fort développement dans le monde entier5.
À partir de 1947, l’Unesco se lance dans un ambitieux projet : celui d’écrire l’« Histoire de l’Humanité », dans un esprit à la fois pacifiste et positiviste. Une « Commission internationale pour une Histoire du Développement Scientifique et Culturel de l’Humanité » est mise sur pied : il s’agit d’un vaste réseau transnational d’historiens, qui vont travailler, pendant de longues années à écrire ce panorama de l’histoire du monde. L’écriture de l’ouvrage connaîtra des vicissitudes et sa publication, en 8 volumes, ne sera achevée qu’en 1969. Plusieurs historiens des Annales ont été associés à ce projet, comme Charles Morazé et Lucien Febvre. À partir de 1953, dans le cadre de ce projet, l’Unesco fait paraître une revue internationale, les Cahiers d’histoire mondiale, qui perdurera jusqu’en 1972. L’ouvrage de l’Unesco, Histoire du développement scientifique et culturel de l’humanité est une tentative louable de faire écrire par des savants de différents pays une véritable histoire mondiale. Cette œuvre est, malgré ses défauts, peut être considérée comme un travail précurseur de l’histoire mondiale6.
Plusieurs historiens français peuvent être considérés comme des précurseurs de l’histoire mondiale. Fernand Braudel (1902-1985) se rattache à l’école des Annales, en devenant en 1956 à la mort de Lucien Febvre le chef de file. Il s’efforcera de penser « l’histoire du développement de l’humanité à l’échelle de l’ensemble de la planète », comme l’avait dit Lucien Febvre. Il publie en 1949 La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, œuvre qui ne tarde pas à être reconnue, en France, puis dans le monde entier, comme profondément novatrice7. L’apport fondamental de son œuvre réside dans l’inversion volontaire de l’objet étudié (la Méditerranée au détriment de Philippe II, par réaction aux canons de l’histoire politique dominante alors) et dans la mise en œuvre d’une nouvelle approche de la temporalité historique. Il distingue trois temps : l’histoire presque immobile, dont les fluctuations sont quasi imperceptibles, qui a trait aux rapports de l’homme et du milieu ; l’histoire lentement agitée, une histoire sociale, ayant trait aux groupes humains ; et enfin l’histoire événementielle, dont il relativise l’importance.
Braudel a innové en utilisant le modèle des sciences de la vie pour appréhender les phénomènes historiques et les civilisations, il les appréhende en termes de reconfiguration, de dissémination, d’absorption.
Dans La Méditerranée…, il étudie en particulier la culture juive, intéressante car c’est une culture de diaspora vouée à vivre en symbiose avec les cultures des pays d’accueil, une culture de résistance, de survie, et de médiateurs ; il met en valeur le rôle d’intermédiaires économiques et culturels joué par les juifs entre le monde musulman et le monde chrétien.
Braudel applique aux échanges culturels le même modèle qu’aux échanges commerciaux, faisant apparaître les stratégies et enjeux de domination.
En 1962, Fernand Braudel fonde l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, institution d’enseignement supérieur et de recherche novatrice. En 1979, il publie Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe - XVIIIe siècles, qui se veut une histoire économique du monde sur quatre siècles, privilégiant les aspects économiques et sociaux plutôt que les événements politiques8. Il y défend l’idée que le capitalisme n’est pas une idéologie mais un système économique élaboré progressivement par le jeu de stratégies de pouvoirs. Il considère que le marché et le capitalisme ne sont pas de même nature. Comme l’analyse Laurent Testot, « si l’on peut repérer, dans l’ensemble des aires économiques des XVe - XVIIIe siècles, de l’Europe à la Chine, des fonctionnements où le marché est fondé sur des ensembles d’échanges relativement équilibrés et transparents, parfois sous le contrôle des États, seule l’Europe développe aussi fortement un capitalisme fondé sur la circulation et sur la volonté de sortir des règles du marché. L’objectif de ces marchands est de créer des situations d’oligopole, voire de monopole. Et cette forme de capitalisme s’appuie non sur la transparence du marché, mais au contraire sur un contrôle inégal de l’information permettant la spéculation. Pour Braudel, c’est ce capitalisme, par essence cosmopolite, qui va permettre à l’Europe de bâtir sa suprématie mondiale à partir du XVe siècle et de transformer son économie-monde restreinte en économie mondiale »9.
Fernand Braudel réfléchit aussi à la longue durée. Il entend refonder les principes du récit historique au-delà de la simple description de l’événement. Plutôt que de mettre l’accent sur les événements, il appelle à être attentif à la vie quotidienne, celle des paysans (leur travail quotidien, les maladies qui les touchent, leurs façons de manger, de boire, de s’habiller, la fabrication des objets quotidiens). Et il s’efforce de resserrer les liens entre l’histoire et l’ensemble des sciences sociales. Son livre Civilisation matérielle… a eu un très grand retentissement international et notamment lors de sa traduction aux États-Unis. En particulier le troisième tome a suscité d’importants échos. Braudel, en lien avec Wallerstein, propose de voir dans le monde du XVe siècle non pas une simple juxtaposition d’aires de civilisations, mais un ensemble d’économies-mondes. Il observe qu’entre le XVe et le XVIIIe siècles, l’économie-monde européenne change d’échelle et se projette dans le monde entier. Ce passage rapide s’explique par la dynamique du capitalisme européen, sa capacité à créer des échanges inégaux. Il met l’accent sur le temps long, minimisant la rupture du XIXe siècle et de la révolution industrielle : « disons que la révolution anglaise, qui s’affirmera au XVIIe siècle, a déjà commencé au XVIe, qu’elle a progressé par paliers ».
Dans Grammaire des civilisations, en 1987, il décrit de manière précise les mentalités, les identités et les particularités spécifiques de chaque civilisation dans le monde (civilisation arabo-islamique, chinoise, mongole, indienne, africaine, européenne…)10. Cet ouvrage a inspiré Samuel Huntington pour son œuvre phare, Le Choc des civilisations11.
Dans son approche des civilisations, Braudel accorde plus de place à l’analyse des processus d’acculturation (donc aux liens, aux influences entre les cultures) qu’à la description d’une singularité culturelle. Cette conception ouverte et relationnelle de l’univers culturel se retrouve chez beaucoup d’historiens d’aujourd’hui, comme les global historians américains mais aussi par exemple en France Serge Gruzinski et Carmen Bernand qui dans leur Histoire des Amériques ont insisté sur la notion de métissage pour qualifier l’acculturation coloniale12.
Ainsi, Braudel, historien majeur ayant exercé une influence mondiale, peut être considéré comme l’un des pionniers et des pères importants de l’histoire mondiale/globale13.
D’autres historiens français peuvent être aussi considérés comme des précurseurs de l’histoire mondiale. Ainsi, les travaux de Maurice Lombard, consacrés à la culture matérielle (à la monnaie, aux textiles, aux métaux) embrassent l’intégralité de l’Ancien Monde, de l’Atlantique à la Chine, en se focalisant sur le monde musulman, du Ve au XIIe siècle. Dans L’islam dans sa première grandeur, celui que Fernand Braudel appelait « le plus doué, le plus brillant historien de notre génération »14, étudie la civilisation brillante qui s’étendait au Moyen Âge de l’Iran jusqu’à l’Océan Atlantique15.
Maurice Lombard ne doit pas être confondu avec Denys Lombard. Ce dernier (1938-1998) est l’un de ceux qui ont incarné, dans le sillage de Braudel (il a intitulé, en hommage à La Méditerranée… de Braudel, sa chaire à l’EHESS « Histoire de la Méditerranée sud-est asiatique »), le courant des « aires culturelles ». Avec sa thèse, Le Carrefour javanais : essai d’histoire globale (1990)16, Denys Lombard se place comme l’un de ceux qui ont incarné, à la suite de Fernand Braudel, l’histoire par « aires culturelles » sur le modèle des area studies. Mais, loin de concevoir ces « aires culturelles » comme des ensembles clos, Lombard les conçoit comme des tremplins pour un large comparatisme. Il est marqué par le souci d’en scruter les routes et les zones de contact, en opérant ce qu’il appelait une « triangulation des regards ». Il voit dans l’Eurasie un formidable carrefour de civilisations, où se croisent les apports chinois, indiens, islamiques et européens.
Dans son œuvre majeure, Le Carrefour javanais, qui porte sur l’île indonésienne de Java, Denys Lombard adopte une approche « géologique », consistant à suivre une série de fils depuis le plus ancien passé connaissable jusqu’à aujourd’hui. Ainsi il fait d’abord l’analyse de la présence occidentale, à partir des premiers contacts au XVIe siècle ; pus l’étude des réseaux asiatiques, islamiques et chinois, attestée dès le IXe siècle ; enfin l’histoire des très anciens royaumes agraires, influencés par la culture indienne, dès le VIIIe siècle. Les trois tomes du Carrefour javanais sont consacrés respectivement à chacune de ces étapes. Cette démarche en trois étapes s’attache à restituer sa temporalité propre à chacun de ces phénomènes de très longue durée : plus de mille ans pour les royaumes agraires, presque autant pour les réseaux asiatiques, plusieurs siècles pour les milieux occidentalisés17.
En adoptant un ordre inverse de l’ordre chronologique, Denys Lombard refuse donc l’ordre chronologique canonique, et brise la linéarité du récit historique. Lombard rompt ainsi avec la longue durée braudélienne : à la décomposition analytique du temps, il préfère la décomposition analytique des éléments culturels qu’il met au jour. Cet ordre « géologique » vise à « mieux repérer, en les situant les uns par rapport aux autres, les éléments disparates, mais le plus souvent osmosés, qui constituent la société javanaise d’aujourd’hui »18.
Comme l’écrit l’historien Bernard Lepetit, « là où F. Braudel procédait par carottage et prélèvement d’échantillon du sous-sol, D. Lombard explore les filons en suivant les galeries dans l’état où il les trouve aujourd’hui. Il ne reconstitue pas les états passés de la société javanaise. Il n’étudie pas la genèse du système qu’elle constitue, mais la généalogie de ses éléments. (…) À l’histoire immobile en quoi se résout la longue durée braudélienne s’oppose la construction, dans le présent, de dynamiques de longue durée aux éléments perpétuellement révisés »19.
L’originalité du travail de Denys Lombard est aussi de relativiser l’influence occidentale à Java et de souligner par contraste l’influence importante des réseaux asiatiques et musulmans, et des civilisations agraires de culture indienne. Il rompt ainsi avec l’ancienne vision eurocentrée qui attribuait au seul Occident l’introduction de la « modernité » en Asie20.
Également dans le sillage de Braudel, Pierre Chaunu a étudié dans la seconde moitié des années 1950 les échanges qui lient Séville à l’Amérique hispanique entre le début du XVIe et le milieu du XVIIe siècle. Dans les années 1960 il a publié un imposant ouvrage sur les liens entre les Philippines et l’Amérique ibérique21. En mettant au jour ces liens, dûs à la colonisation, entre des aires éloignées, il contribuer à préfigurer l’histoire mondiale. De même, en 1964, la thèse de Louis Dermigny sur le commerce entre la Chine et l’Occident au XVIIIe siècle apparaît comme une contribution précoce à ce qui deviendra l’histoire mondiale22.
Un phénomène majeur qui se produit aux États-Unis dans le courant de la Seconde Guerre mondiale est celui qu’on pourrait qualifier d’invention de la globalité23.
L’entrée en guerre des États-Unis après deux décennies de relatif isolationnisme a provoqué une réelle rupture dans la vision états-unienne du monde. Ceci se manifeste par un véritable engouement pour la question cartographique, ce qu’illustrent les représentations cartographiques originales de l’architecte Richard Edes Harrison dans le magazine Fortune. Sa carte de juillet 1941, quelques mois avant l’attaque aérienne sur Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis, a exercé une grande influence. Sur cette carte apparaît l’expression « global war ». Alors que la Première Guerre mondiale avait été qualifiée dès 1915 de « world war », la seconde sera effectivement qualifiée par les Américains de « global war », du fait que les États-Unis, à partir de 1942, seront engagés sur les deux fronts (Asie et Europe), de part et d’autre du globe. Le terme de « globalization », concept séminal de l’histoire globale, semble ainsi avoir été inventé en 1943-1944 dans le cadre des réflexions qui entourent les conférences de Moscou et de Téhéran, où la décision a été prise de créer une organisation internationale des Nations unies24. Ce besoin de voir désormais le monde comme un tout est illustré aussi par le fait qu’en 1942, sur une suggestion du général Dwight Eisenhower, George Marshall, chef d’état-major de l’armée et conseiller de Roosevelt, fait construire deux globes de cinquante pouces (1 mètre 27) pour les offrir l’un à Roosevelt, l’autre à Churchill. Ce globe devait les aider à suivre les opérations militaires qui se déroulaient aux quatre coins du monde. À en croire Khrouchtchev, à la même époque, Staline aurait également eu à sa disposition un très grand globe sur lequel il décidait de la stratégie soviétique.
Mais c’est sans doute l’avion qui a été le principal facteur de cette prise de conscience du rétrécissement du globe. C’est en effet tout autant la guerre que le développement de l’aviation qui est à l’origine de cette nouvelle vision du monde. À partir de 1942, on constate aux États-Unis une multiplication des atlas et des ouvrages qui ne sont pas reliés directement au conflit mondial, mais bien au développement de l’aviation. Et en juillet 1943, une exposition s’ouvre au Museum of Modern Art de New York, intitulée « Airways to Peace ». Son but est de montrer les facteurs au fondement de la géographie de l’« ère aérienne » (air-age geography) et en quoi la compréhension de ceux-ci est indispensable à la victoire. Parmi les objets exposés, se trouve le fameux « globe du Président », qui avait été momentanément prêté. Ainsi la Seconde Guerre mondiale et le développement de l’aviation ont entraîné chez les dirigeants et la population des États-Unis l’idée d’un monde global. Une nouvelle cartographie mentale est née, et elle a notamment inspiré le drapeau dessiné pour l’ONU à partir du badge créé pour la conférence de San Francisco25. Cette vision globale du monde développée aux États-Unis durant la guerre a perduré après 1945. Elle a été au fondement de la conception de l’histoire mondiale/globale. Ce courant s’est développé en plusieurs temps.
On peut considérer que la première génération de la world history américaine est représentée par Louis Gottschalk, Leften Stavros Stavrianos, William McNeill, Marshall G. S. Hodgson et Philip D. Curtin26 Tous ces chercheurs sont chacun arrivés à l’histoire mondiale par un itinéraire différent.
Il semble que les racines américaines de l’histoire mondiale soient à rechercher dans les affinités entre l’histoire mondiale et certains courants pacifistes et internationalistes de la culture américaine du début du XXe siècle. Gottschalk, McNeill et Stavrianos se sont intéressés à l’histoire mondiale à partir de leur profond rejet de la guerre. Ils considéraient qu’il fallait en finir avec le chauvinisme des histoires nationales, et désormais penser l’histoire au plan international. L’histoire mondiale a donc conçue à ses débuts comme une école de la citoyenneté mondiale27.
Leften Stavros Stavrianos, né au Canada, a publié en 1962 A Global History of Man, puis en 1966 The World Since 1500, en 1970 The World to 1500 : A Global History28, en 1998 A Global History : From Prehistory to the 21st Century et en 2000 The Balkans since 1453. Il a été un des premiers historiens à remettre en question les représentations orientalistes de l’empire ottoman. Ses manuels ont été utilisés dans l’enseignement universitaire aux États-Unis. Stavrianos a puisé son inspiration dans Karl Marx et dans l’anthropologie évolutionniste de Lewis Henry Morgan29.
William McNeill, né lui aussi au Canada, a écrit The Rise of the West : A History of Human Community (1963), devenu un classique, et A World History (1967). McNeill a lu en 1939 les trois premiers tomes de A Study of History de Toynbee, qui l’ont influencé au point qu’il a passé deux ans à Londres aux côtés de Toynbee, à l’Institut royal des affaires internationales, et qu’il a plus tard écrit la biographie de Toynbee30. McNeill semble aussi avoir été un lecteur attentif des Cahiers d’histoire mondiale de l’Unesco31.
Le titre de son ouvrage The Rise of the West32, « l’expansion de l’Occident », est une allusion inversée au titre de l’ouvrage du philosophe et historien allemand Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, publié en 191833. Alors que ce dernier avait développé l’idée de civilisations étanches, entités cloisonnées et indépendantes connaissant chacune un cycle d’ascension puis de déclin, McNeill au contraire souligne les effets réciproques des différentes civilisations les unes sur les autres et met l’accent sur les fusions entre cultures. L’« expansion de l’Occident » qu’analyse McNeill au fil des siècles est décrite comme une expansion territoriale continue, liée à l’industrialisation, et qui se traduit par une influence croissante de la civilisation européenne sur les autres civilisations et sur le monde entier. Succès de librairie, cet ouvrage a joué un rôle certain dans l’émergence du courant de l’histoire mondiale.
Dans The Rise of the West, McNeill consacre une grande place aux arts, aux littératures, aux savoirs, et encore plus aux mythologies et aux religions, qui sont selon lui des composantes essentielles de l’identité d’une civilisation. Toutefois, pour lui, les civilisations sont surtout des faits écologiques et économiques, des structures sociales, des régimes politiques, des institutions militaires. Cette conception le rapproche de celle impulsée au courant des Annales par Braudel. Il est resté fidèle à cette conception dans ses travaux ultérieurs34. Par ailleurs, bien qu’influencé par Toynbee, McNeill s’en est distancé dans ses conceptions : alors que pour Toynbee, du moins à ses débuts, chaque civilisation était une sorte de monade, McNeill met au contraire au centre de ses intérêts les contacts, les rencontres, les échanges entre les différentes civilisations.
L’apport de McNeill est considérable. Il a permis une ouverture des perspectives. Il l’illustre lui-même en rappelant qu’on supposait que la poudre à canon et l’imprimerie avaient été inventées en Europe, puisque des preuves textuelles attestaient leur apparition dans les régions rhénanes, alors qu’en réalité ces deux inventions sont venues de Chine. Ainsi des connaissances peuvent parcourir d’immenses distances sans laisser de traces écrites35.
Preuve de son ouverture aux aires extra-occidentales, la Chine est un des centres d’intérêt majeurs de McNeill. Il a étudié comment vers l’an 1000, la Chine avait atteint la suprématie en Eurasie en empruntant les techniques commerciales du bazar du Moyen-Orient et en y ajoutant un système de transport par voie d’eau, sûr, bon marché et à forte capacité. Le réseau de canaux chinois a été conçu pour irriguer les rizières et faciliter la concentration des revenus fiscaux vers la capitale. Et quand de nombreux petits commerçants de bazar se sont mis à utiliser le système chinois de transport par voie d’eau pour acheter et vendre des biens de consommation, ils ont créé un marché qui s’est étendu peu à peu à l’échelle de toute la société. Cela a entraîné un accroissement spectaculaire de la production agricole et artisanale, et la Chine a ainsi été pendant plus de quatre cents ans, le pays le plus riche et le plus avancé de la planète36. Partant de ce constat, McNeill observe que les principales évolutions de l’histoire mondiale découlent « de rencontres avec des étrangers porteurs d’idées, d’informations et de compétences nouvelles »37.
Développant aussi des réflexions épistémologiques et méthodologiques, McNeill a pointé un handicap de l’histoire mondiale : le déséquilibre dans les sources historiques, celles sur l’Eurasie étant beaucoup plus abondantes que celles sur le reste du monde. « L’inégalité des sources disponibles et des connaissances historiques exagère ainsi le rôle de l’Eurasie dans le passé lointain »38. C’est donc un défi pour les world historians de compenser ce déséquilibre pour aboutir à une histoire vraiment mondiale.
Philip D. Curtin, historien de l’Afrique et de ses relations avec l’Europe, en particulier de la traite négrière, a écrit notamment Cross-Cultural Trade in World History (1984) et The World and the West. The European Challenge and the Overseas Response in the Age of Empire (2000)39. Curtin, issu d’un milieu aisé, a beaucoup voyagé dans sa jeunesse en Amérique latine avant de s’intéresser à l’Afrique40. Dans son livre de 1969, The Atlantic Slave Trade : A Census, il recherche les sources de la sous-estimation fréquente du nombre d’individus transportés par-delà l’Atlantique dans le commerce des esclaves. Il conclut au chiffre de 9 à 10 millions d’individus transportés en Amérique, sur les 20 à 30 millions chargés dans les ports d’Afrique. En 1989, dans Death by Migration, il combine données médicales et histoire de la population, et retrace les effets des maladies tropicales sur les Européens en Afrique tropicale avant la mise au point de remèdes à ces maladies.
L’Américain Marshall G. S. Hodgson est aujourd’hui plus ou moins tombé dans l’oubli, mais il a joué un rôle important dans l’émergence de l’histoire mondiale41. Spécialiste de l’islam, il reste connu pour son ouvrage en trois volumes, The Venture of Islam. Conscience and History in a World Civilization (1974)42. Il a aussi écrit une histoire du monde restée inédite et plusieurs textes réunis dans Rethinking World History (1993)43.
Il est intéressant de noter qu’il a été dans sa jeunesse assistant de recherche de Louis R. Gottschalk pour le volume de l’Histoire de l’humanité de l’Unesco que ce dernier a dirigé, et qu’il a écrit dans les Cahiers d’histoire mondiale publiés par cette institution44.
Hodgson a réfléchi aux notions d’« européocentrisme » et de multiculturalisme. Son approche « interrégionale » et « hémisphérique » de l’histoire mondiale rompt de façon critique avec les approches plus anciennes, essentiellement centrées sur l’Europe. Sa vision de la modernité comme processus historique mondial est également innovante.
Internationaliste engagé, pacifiste et partisan d’une fédération mondiale, Hodgson voyait dans l’histoire mondiale un moyen de combattre l’ignorance, les préjugés et l’ethnocentrisme. Ses convictions s’enracinaient dans son appartenance à la Society of Friends (mouvement religieux des quakers). Dans sa jeunesse, il a été fortement influencé par le « fédéralisme mondial » de Wendell Willkie45 et il a été un partisan précoce et fervent des Nations unies. Plusieurs de ses premiers articles ont été publiés dans des revues financées par l’Unesco46. Au nom de ses convictions religieuses, il refusait une histoire traitée du point de vue national et préconisait une approche globale47.
Après la guerre, Hodgson a été nommé à l’Université de Chicago, où il a adhéré au Committee on Social Thought (« comité sur la pensée sociale »). Ce comité, interdisciplinaire, a été créé en 1941 par l’historien John Ulric Nef, l’économiste Frank Knight, l’anthropologue Robert Redfield, et le président de l’université, Robert Maynard Hutchins.
À cette époque, le programme de premier et de deuxième cycle à Chicago était organisé autour de l’étude, à travers leurs « grands livres », des civilisations mondiales. À l’origine, le programme se limitait à la civilisation occidentale, mais il s’est vu élargi après la guerre pour s’étendre à l’Inde, à la Chine et à l’Islam, sous l’égide intellectuelle du jeune Robert Redfield et de Milton Singer. C’est Hodgson, alors jeune professeur assistant, qui développe le cours sur la civilisation islamique, et c’est pour remédier à l’absence de manuel de qualité sur le sujet qu’il écrit The Venture of Islam. Des générations successives d’étudiants de Chicago ont ainsi lu cet ouvrage.
Hodgson s’est efforcé de replacer l’histoire de l’Europe dans le contexte « interrégional et hémisphérique » de ce qu’il appelait l’Afro-Eurasie ; il a considéré l’histoire mondiale comme source de renouveau de la discipline historique.
Dans un article de 1963, intitulé « The Interrelations of Societies in History », il résume son approche « interrégionale hémisphérique de l’histoire mondiale »48. La perspective interrégionale et comparative de Hodgson contraste fortement avec le modèle proposé par McNeill dans The Rise of the West. Alors que McNeill affirme que le moteur de l’histoire mondiale est l’interaction culturelle des civilisations entre elles (McNeill semblait ainsi avoir réussi à réunir dans un même récit les histoires séparées de chaque civilisation), Hodgson, opposé à cette conception de McNeill, est très critique à l’égard du recours au diffusionnisme culturel, il trouve que l’approche de McNeill est pénétrée d’exceptionnalisme occidental. Hodgson élabore une critique du diffusionnisme.
L’approche interrégionale de Hodgson cherche en revanche à situer les évolutions de chaque civilisation par rapport à la disposition générale de la totalité de l’« écoumène », Il privilégie les interconnexions entre civilisations et le développement cumulatif du stock commun de ressources techniques et culturelles humaines dans toute l’Afro-Eurasie49.
Hodgson est en outre beaucoup plus sceptique que McNeill sur les critères qui permettent de distinguer une civilisation d’une autre et donc sur la possibilité même de les délimiter nettement les unes des autres.
On peut noter toutefois des points communs entre McNeill, Hodgson et Stavrianos : leur intérêt pour une histoire à l’échelle du monde semble avoir mûri au cours de la Seconde Guerre mondiale et dans les premières années de l’après-guerre. Hodgson a passé les années de guerre interné, avec d’autres quakers, en tant qu’objecteur de conscience ; McNeill et Stavrianos, ont participé à la guerre dans le cadre de l’OSS, c’est-à-dire des services du renseignement50. Ils ont tous été fortement marqués par cette guerre mondiale et en ont retiré la prise de conscience de la globalité du monde.
Geoffrey Barraclough peut être ajouté à ces pionniers. Il a développé ses réflexions sur « une vision globale de l’histoire » dans son livre History in a Changing World (1955), et c’est plus tard dans Main Trends of Research in the Social and Human Sciences : History (1978), qu’il a explicité le concept51.
Médiéviste au départ, Barraclough s’est ensuite dirigé vers l’histoire contemporaine. Il était très préoccupé par les usages de l’histoire faits au XXe siècle. Il lui semblait que le débat politique et les décisions politiques souffraient d’un manque de profondeur historique. Ce constat l’a amené à developer des méthodes historiographiques pour l’histoire comparée. Il s’est attaché à chercher les fils historiques connectant le passé au présent. Il a dirigé la publication du Times Atlas of World History, et a rédigé deux recueils d’essais historiographiques : History in a Changing World, An Introduction to Contemporary History (1964), et un livre d’histoire mondiale : The Turning Points in World History (1979).
L’Américaine Janet L. Abu-Lughod, née en 1928, sociologue de formation, s’est imposée dans l’histoire mondiale assez tard, par son livre Before European Hegemony : the World System A. D. 1250-1350 (1989). Elle a ainsi contribué à la théorie du système-monde. Dans cet ouvrage, elle affirme qu’un système-monde pré-moderne s’étendant à travers l’Eurasie existait au XIIIe siècle, avant la formation du système-monde moderne identifié par Wallerstein. De plus, elle affirme que l’expansion de l’Occident, commençant avec l’intrusion de bateaux portugais armés dans les eaux jusqu’alors relativement paisibles de l’Océan indien au XVIe siècle, n’a pas été le résultat de phénomènes internes à l’Europe, mais aurait été rendue possible par un effondrement du système-monde précédent.
L’intellectuel d’origine allemande André Gunder Frank (1929-2005), auteur notamment de World Accumulation, 1492-1789 (1978) et de ReOrient : Global Economy in the Asian Age (1998)52, est un autre pionnier de l’histoire mondiale/globale. À la fois historien, économiste, sociologue, anthropologue, géographe, spécialiste des relations internationales et des sciences politiques, il incarne bien, par son profil interdisciplinaire, l’aspiration totalisante de ce courant. Il a été l’un des principaux représentants dans les années 1970 de la « théorie de la dépendance » qui a analysé les rapports de domination dans le monde selon un modèle centre-périphérie et a développé l’idée que les périphéries exploitées (comme l’Afrique ou l’Amérique latine) sont entretenues dans le cercle vicieux du sous-développement par les nations du centre53.
Dans Re-Orient (1998), André Gunder Frank mentionne qu’une économie en partie mondialisée centrée sur l’Océan Indien a existé pendant des siècles et que suite à la découverte du Nouveau Monde un autre système d’interactions économiques centré sur l’Orient a relié l’Asie, les Amériques et l’Europe. Dans cette perspective, la « modernisation » de l’Occident ne serait qu’une phase de la longue histoire de la mondialisation des échanges commerciaux.
L’Américain Immanuel Wallerstein, né en 1930, dont l’œuvre principale, The Modern World-System, comporte quatre volumes, parus de 1974 à 201154, est un autre pionnier très important de l’histoire mondiale/globale.
Il est à noter que de ces trois personnages (Abu-Lughod, Gunder Frank et Wallerstein), aucun n’est historien de formation. La première et le troisième sont sociologues ; le deuxième est économiste de formation. Abu-Lughod et Gunder Frank ont étudié à Chicago. Ils ont tous trois une expérience du « Tiers Monde ». Abu-Lughod a longtemps vécu au Caire et elle a consacré à l’histoire de cette ville une monographie importante. Frank a enseigné au Chili jusqu’au coup d’État de Pinochet en 1973 et Wallerstein a passé beaucoup de temps en Afrique subsaharienne pour poursuivre ses recherches sur l’accession des pays de cette région à l’indépendance. Tous trois ont travaillé dans le cadre de la théorie de la dépendance, tous trois ont puisé leur inspiration dans le marxisme, et sont à la fois des professeurs et des militants.
Cette deuxième génération de l’histoire mondiale/globale ne s’est pas développée de manière déconnectée de l’Europe. Au contraire, Wallerstein a noué des liens intellectuels forts avec Fernand Braudel. Ce dernier a beaucoup encouragé Wallerstein à écrire Modern World system. Wallerstein a d’ailleurs créé en 1976 le Fernand Braudel Center sur le campus de l’Université de New York.
La théorie des systèmes-monde
La théorie des systèmes-monde est une approche multidisciplinaire à l’échelle macro. Elle affirme que ce sont les systèmes-monde (et non pas les États-nations) qui devraient être l’unité de base pour la division internationale du travail. Cette dernière diviserait le monde en pays du centre, de la semi-périphérie et de la périphérie. Les pays du centre se caractérisent par un haut niveau de qualification et une production intensive en capital, et le reste du monde se caractérise par un faible niveau de qualification, une production intensive en travail, et l’extraction de matières premières. Cela renforce constamment la domination des pays du centre sur les pays de la périphérie. Toutefois, ce système est en constante évolution, des États peuvent rejoindre le centre ou le quitter au fil du temps. Pour une certaine période, certains pays deviennent hégémoniques. Au fil des derniers siècles, ce statut a été détenu par les Pays-Bas, le Royaume-Uni puis les États-Unis.
Wallerstein a, dans les années 1970-1980, retracé l’émergence du système-monde à partir du XVe siècle, quand l’économie européenne féodale a souffert d’une crise et a été transformée en économie capitaliste. L’Europe a alors gagné le contrôle sur toute l’économie mondiale.
Pour Wallerstein, l’analyse par systèmes-mondes est avant tout un mode d’analyse qui vise à transcender les structures de savoir héritées du XIXe siècle. Il souhaite dépasser le cloisonnement entre le domaine social, économique et politique.
Wallerstein souligne comme caractéristique du système-monde l’accumulation incessante du capital, la division transrégionale du travail, les phénomènes de domination entre « centre » et « périphéries », l’alternance de périodes d’hégémonie exercées par une puissance et l’existence de cyles.
Immanuel Wallerstein est notamment l’auteur de Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, et Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde55.
Pour comprendre sa pensée, il est révélateur de resituer son parcours. Né à New York, il a fait ses études à l’université de Columbia, dans cette métropole. Il dit avoir choisi la sociologie « parce que cela [lui] donnait plus de latitude que les autres disciplines » Pourquoi n’a-t-il pas choisi l’histoire ? « La réponse est que je trouvais cette discipline trop limitée. À l’époque, on vous cantonnait dans l’histoire d’un pays, d’un siècle, d’un système »56, alors qu’il souhaitait avoir une vision englobante des choses. Lorsqu’il a commencé sa thèse, Columbia était le centre mondial de la sociologie, avec le duo constitué par Robert Merton et Paul Lazarsfeld57.
Le jeune sociologue a choisi l’Afrique comme sujet de thèse. Depuis plusieurs années, il s’était intéressé au Tiers Monde, et notamment à l’Inde. Sa thèse a porté sur la comparaison entre les voies à l’indépendance du Ghana et de la Côte d’Ivoire. Wallerstein était alors le seul étudiant, au département de sociologie, à s’intéresser à l’Afrique.
Il a commencé à enseigner la sociologie de l’Afrique, et cet enseignement a répondu à une forte demande de la part des étudiants américains, notamment de ceux qui revenaient du Peace Corps, le corps de la paix58, qui s’intéressaient au Tiers Monde et qui voulaient un autre genre de sociologie que celui jusqu’alors dispensé dans les universités américaines.
Son premier livre, Africa : The Politics of Independence, publié en 196159, est une analyse de l’Afrique coloniale et des problèmes des indépendances en général. Dès cet ouvrage, on note une forte dimension historique dans les travaux de Wallerstein.
L’engagement marxiste de Wallerstein est un élément important de sa pensée : « Je reste profondément marqué par le marxisme au sens où je pense que les idées de Marx apportent l’analyse la plus profonde et la plus utile de la structure et du mouvement des sociétés modernes », affirme-t-il60. Il accepte l’idée centrale de la lutte des classes. Il conçoit la classe ouvrière dans un sens très large, au sens de tout groupe opprimé, notamment ceux qui sont opprimés en fonction de leur race, de leur ethnie, de leur genre, etc.
Mais Wallerstein a aussi des désaccords avec les thèses de Marx. Il ne partage pas son idée de progrès inévitable. Il ne considère pas non plus que le capitalisme représente un progrès par rapport à ce qui existait auparavant. En outre, il n’est pas d’accord avec l’idée que le monde moderne marche vers une sorte d’homogénéisation générale. Il pense au contraire que nous assistons « à une longue marche vers la polarisation croissante du monde »61, c’est-à-dire vers une exacerbation des inégalités.
Wallerstein a vécu de l’intérieur le mouvement de 1968 à Columbia. Il considère que 1968 a été une « révolution mondiale ». Il estime par exemple que la révolution culturelle en Chine en fait partie, de même que les mouvements sociaux éclos à cette époque en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, en France. Il considère que 1968 a consisté en un rejet des mouvements anti-systémiques traditionnels62.
La pensée de Wallerstein se fonde sur des rapprochements entre l’évolution de vastes aires géographiques à des époques parfois différentes. Il raconte ainsi : « Quand j’étais à Palo Alto [université de Californie], j’ai eu une sorte d’« illumination » : je me suis rendu compte que les destins de l’Europe orientale et de l’Amérique latine étaient identiques »63.
Le tome III de Modern world system apporte une contestation de l’idée même de la révolution industrielle. Selon Wallerstein, la plus grande expansion s’est produite entre 1945 et 1970 : « il s’est agi d’un phénomène vraiment énorme, beaucoup plus impressionnant, en tout cas, que la prétendue révolution industrielle en Angleterre », estime-t-il. Il conteste aussi la manière habituelle de définir la portée de la Révolution française. « Aujourd’hui, ce que je retiens surtout de la Révolution française, c’est son énorme impact sur la culture générale du système-monde (…) Avec la Révolution française, tout d’un coup, tout le monde s’est mis à accepter le changement politique comme quelque chose de normal et de continuel. Ensuite, il y a l’idée de la souveraineté du peuple »64. Dans cet ouvrage, il explique aussi comment des régions entières ont été incorporées dans le système-monde.
Pour Wallerstein, « un système-monde n’est pas un système qui embrasse la surface entière de la Terre, mais un système qui constitue un monde au sens où il se laisse expliquer par les facteurs qui lui sont immanents. Il peut occuper, comme cela a été le cas la plupart du temps, une zone plus réduite que la totalité du globe. Les systèmes-monde se distinguent des mini-systèmes, aujourd’hui disparus. Il n’y a eu jusqu’à présent que deux types de systèmes-monde : les empires-monde et les économies-monde. Un empire-monde (tels l’Empire romain ou la Chine des Han) est une importante structure bureaucratique dotée d’un seul centre politique, d’une division axiale du travail, mais de nombreuses cultures. Une économie-monde est une structure caractérisée, elle aussi, par une division axiale du travail, mais sans un centre politique unique qui la gère. Le système-monde moderne est une économie-monde capitaliste »65.
Il poursuit plus loin l’analyse : « on pourrait avoir une économie-monde qui ne soit pas capitaliste, mais elle ne pourrait pas survivre. Historiquement, de multiples économies-monde se sont construites, mais elles se sont toutes, tôt ou tard, soit converties en empires-monde par la conquête intérieure, soit désagrégées. Seule l’économie-monde créée en Europe au XVIe siècle a pu survivre en installant définitivement le capitalisme (…). D’un autre côté, on ne peut avoir de système capitaliste que dans une économie-monde. C’est un élément crucial, qui permet un équilibre des forces entre les États et les entreprises, équilibre qui n’existerait pas autrement. Les entreprises ont besoin des États pour toutes sortes de raisons qui leur sont essentielles. Mais elles doivent aussi pouvoir agir contre les États si nécessaire, ce qu’elles ne peuvent pas faire dans le cas d’un empire-monde. C’est donc la flexibilité des structures de l’économie-monde qui permet aux capitalistes à la fois d’utiliser, quand ils en ont besoin, la force des États et de leur échapper quand cela les arrange. Mon explication de la raison pour laquelle la Chine n’est pas devenue capitaliste tient à ce qu’elle était un empire-monde ». « Les capitalistes ont existé de tout temps puisqu’il y a toujours eu des gens qui ont voulu obtenir du profit à travers le marché. Mais un système capitaliste est un système dont l’organisation de base est la recherche de l’accumulation incessante du capital : on accumule du capital afin d’en accumuler davantage »66.
À la suite de la publication de cet ouvrage, des lecteurs lui ont objecté que si l’économie et la politique étaient présentes dans ces livres, il y manquait la culture. Il a alors écrit le livre Geopolitics and Geoculture67, dans lequel il prend en compte les facteurs culturels.
L’innovation essentielle de la deuxième génération de l’histoire mondiale/globale, en rupture avec McNeill et Hodgson, est opérée par Wallerstein, qui élimine la question même des rapports entre les civilisations et le monde. Formée sur le modèle de l’« économie-monde » introduite par Braudel dans La Méditerranée pour traduire le terme allemand de Weltwirtschaft, l’expression de « système-monde » lancée par Wallerstein désigne une portion de l’espace terrestre structurée par la division du travail entre centre et périphérie et entourée par un extérieur que le centre, en le soumettant à sa domination, peut transformer en une nouvelle périphérie, faisant de l’ancienne périphérie une semi-périphérie. Quand le centre est politique, le système-monde a la forme d’un empire, comme par exemple l’Empire romain ou l’empire chinois Han. Il est une économie-monde quand il n’est uni que par une organisation économique d’ensemble, comme la Méditerranée de Braudel. Mais, dans tous les cas, il s’agit d’un espace dont les subdivisions – États, régions ou zones économiques – sont rattachées les unes aux autres par des liens suffisamment forts pour qu’aucune ne s’en laisse comprendre isolément68.
Wallerstein estime que « le mouvement World History est très mélangé. D’un côté, il y a des gens qui affirment que ce que l’on enseigne en Occident comme de l’« histoire » n’est que l’histoire de l’Occident et qu’on oublie la Chine, l’Inde, etc. C’est un peu la validation de ces « autres histoires » et cette position intellectuelle ne me semble pas très intéressante. Beaucoup de gens qui sont actifs dans ce mouvement sont des professeurs de lycée, surtout aux États-Unis. Avec l’arrivée de la thèse de la globalisation, tout le monde a voulu avoir des cours de world history. Le père de cette idée, William McNeill, considérait les grandes lignes de l’évolution mondiale au cours des cinq mille ans, incluant l’évolution des structures militaires, productives, etc. D’un autre côté, il y a le mouvement « sinophile », qui prétend que l’on a négligé la Chine alors qu’elle a été pendant très longtemps le centre du monde. Toute l’histoire, à l’exception de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, devait donc être revue. Ce mouvement comporte de multiples groupes, mais qui disent tous essentiellement que l’on exagère l’importance de l’Europe au XVIe siècle. Cela se discute, évidemment. Je trouve pour ma part que l’importance essentielle du monde chinois est de n’avoir jamais laissé éclore le capitalisme comme système »69.
Dans le volume IV de The Modern World System, Wallerstein observe que la Révolution française a donné naissance à une lutte idéologique entre libéralisme, conservatisme et socialisme. Il considère que le libéralisme est une idéologie née de la Révolution française et s’attache à le définir. C’est l’objet de son premier chapitre. Le deuxième chapitre concerne la création des États construits sur la base du libéralisme en Grande-Bretagne et en France jusqu’en 1830. Le troisième chapitre traite de la remise en cause de l’ordre libéral par la classe ouvrière, essentiellement en Grande-Bretagne et en France. Le quatrième aborde le thème de la citoyenneté, de l’attribution des droits politiques, toujours en Grande-Bretagne et en France. Il aborde ainsi les thèmes du genre, de la race et de l’ethnicité, thèmes que certains critiques lui avaient reproché de ne pas aborder dans ses précédents volumes. Le cinquième chapitre considère la fondation des sciences sociales et de la discipline historique à la fin du XIXe siècle, principalement en Allemagne, Grande-Bretagne, France et aux États-Unis. Si dans ce volume on peut être déçu que le cadre spatial soit restreint (90 % du livre porte uniquement sur la Grande-Bretagne et la France), Wallerstein le justifie par le fait que le libéralisme est apparu dans ces deux pays. Il considère la Rév.fr comme l’élément déterminant du XIXe siècle. Comme dans le volume III, il remet en question l’importance de la révolution industrielle. Dans le volume IV, Wallerstein développe le concept de « géoculture », désignant l’idéologie dominante du coeur capitaliste. Il étudie le rôle de figures du marxisme du XIXe siècle comme Jules Guesde. Il lui a été reproché toutefois de faire référence essentiellement à des travaux historiques anciens (datant des années 1980 ou avant)70. Le chapitre V est un des plus intéressants du livre : Wallerstein s’est depuis longtemps irrité de l’isolationnisme de chaque discipline des sciences sociales, de la domination des schémas wébériens. Dans ce chapitre il explore les origines et le développement de l’histoire, de l’économie, de la sociologie et des sciences politiques comme des outils pour comprendre l’Europe de la fin du XIXe siècle. Il procède pays par pays. Il étudie par exemple l’institutionalisation de la science politique à Sciences Po Paris, à Columbia University et à la London School of Economics.
Le système-monde dans les temps anciens
Du Ier au XVIe siècle, le système-monde se structure autour de cinq « cœurs » : la Chine, l’Inde, l’Asie occidentale, l’Égypte et l’Europe méditerranéenne (puis du Nord-Ouest). Il y a trois grandes aires maritimes : mer de Chine, océan Indien oriental et océan Indien occidental. Les métropoles situées aux nœuds des réseaux jouent un rôle crucial.
Depuis ses origines, le système-monde afro-eurasien s’est développé par une série de cycles économiques de plusieurs siècles, qui ont correspondu à des évolutions politiques et religieuses, et, bien souvent aussi, à des fluctuations climatiques. Ces cycles contribuent à une intégration progressive des différentes parties du système, avec une croissance générale de la population, de la production, des échanges, du développement urbain. Chaque phase ascendante se traduit par des progrès agricoles, des innovations techniques, des échanges accrus, une croissance démographique. Mais cette dernière finit par engendrer des problèmes environnementaux et des tensions sociales. Les phases de repli, elles, s’expliquent par des luttes politiques, des contradictions internes aux États, des politiques défavorables à la production et au commerce. Durant ces phases de récession, le système-monde ne disparaît pas mais subit une restructuration de ses réseaux.
Au IVe siècle avant notre ère, période d’essor généralisé du commerce dans l’Ancien Monde, on peut identifier trois systèmes-monde : le premier est un système oriental centré sur la Chine, que le royaume de Qin va unifier en 221 avant notre ère. Le deuxième est centré sur l’Inde, où la dynastie Maurya construit un empire, à partir de 322 avant notre ère. La diffusion du bouddhisme qu’il favorise a pour corollaire un essor des échanges, notamment vers l’Asie du Sud-Est. Le troisième est un système-monde occidental qui englobe la Méditerranée ; on y repère quatre cœurs : l’Empire séleucide, l’Empire ptolémaïque, Carthage et Rome. Des interactions avec le système-monde indien se font par le Golfe persique et par les routes de l’Asie centrale. Ce système occidental connaît au IIe siècle avant notre ère une période de transition hégémonique : le centre de gravité se déplace vers l’ouest, la ville de Rome devenant prédominante à la suite de l’élimination de Carthage. Il y a alors déclin des cœurs égyptien et mésopotamien. Ces évolutions sont concomitantes d’une phase de refroidissement mondial, qui entraîne des mouvements de population dans l’ensemble de l’Asie centrale, en Iran et dans le nord-ouest de l’Inde. L’empire maurya disparaît vers 185 avant notre ère, ce qu’André Gunder Frank relie à la restructuration du système-monde occidental. Cette disparition aurait favorisé l’essor du royaume gréco-bactrien, puis d’un royaume indo-grec. À partir du IIe siècle avant notre ère, les Grecs et les Romains ont commencé à utiliser la mousson pour aller en Inde ; en - 30, Rome, ayant soumis l’Égypte, se taille un accès à la mer Rouge et à l’océan Indien.
En Chine, en 206 avant notre ère se forme l’Empire han, qui succède à celui des Qin. Cela s’accompagne de progrès techniques et de l’essor du commerce le long des routes de la soie. De plus, les Chinois conquièrent le Guangdong et le Nord-Vietnam (- 111), ce qui leur permet de développer les échanges avec l’Asie du Sud-Est. Ainsi se met en place un vaste espace asiatique ayant la Chine pour cœur ; les populations d’Asie du Sud-Est jouent un rôle actif dans la croissance des échanges.
La formation du système-monde se traduit par un mouvement des Grecs et des Romains vers l’Inde (l’archéologie révèle l’importance du commerce indo-romain), une « indianisation » de l’Asie du Sud-Est. Une véritable « révolution commerciale » se produit, liée à l’extension de la technologie du fer, ce qui permet une amélioration des armes et des outils agricoles, à l’origine d’un essor global. Des États centralisés émergent le long des côtes de l’océan Indien.
Ce système-monde afro-eurasien, qui est le résultat de la fusion de trois systèmes vers le début de notre ère, subit à la fin du IIe et au début du IIIe siècle de notre ère plusieurs modifications qui vont aboutir à son déclin et à sa restructuration. À partir de la fin du IIe siècle, la croissance est stoppée aussi bien en Chine que dans le monde romain, notamment du fait de la propagation d’épidémies et d’un refroidissement climatique. L’Empire han s’effondre en 220, suivi de la disparition d’autres empires (parthe et kushan). L’Empire romain quant à lui subit des contradictions internes ; sous Trajan, le coût de l’empire devient trop élevé, l’empire ne parvient plus à se procurer suffisamment d’esclaves. En 395, Constantinople prend le contrôle de l’Égypte et remplace Rome comme plus grande cité du monde. Byzance va devenir le cœur du système-monde et le rester jusqu’au XIIe siècle. La désintégration de l’Empire romain d’Occident va s’accélérer au Ve siècle et l’Europe occidentale ne va plus être qu’une périphérie du système-monde, et ce pour un millier d’années. L’Empire romain connaît une régression économique, son commerce avec l’Orient décline.
En Asie du Sud-Est, les réseaux se restructurent. Les routes de la Soie vont retrouver leur activité sous l’impulsion de la confédération des « Turcs bleus » (Kök) au VIe siècle.
On peut mettre en parallèle l’effondrement de l’Empire han avec celui de l’Empire romain. Cependant il n’aura pas les mêmes répercussions sur la longue durée : l’Asie orientale va rester un cœur du système-monde, tandis que l’Europe n’en sera plus qu’une simple périphérie.
Dans l’histoire de l’Océan Indien, le VIIe siècle constitue un tournant, avec l’essor de la Chine des Tang, et l’expansion de l’islam. Cela inaugure une nouvelle phase de croissance économique, une nouvelle ère pour le système-monde.
Dans le système-monde, le cœur domine les périphéries, mais l’essor des cœurs peut aussi stimuler le développement d’autres régions ; ainsi des semi-périphéries, comme l’Asie centrale, bénéficient de transferts de technologie grâce à leurs échanges et à l’installation d’artisans étrangers. L’adoption de la religion des cœurs par les périphéries favorise les transferts de richesse vers les centres, mais aussi l’essor des périphéries et leur insertion dans le système-monde.
Des évolutions importantes apparaissent : ainsi l’Europe occidentale, qui était un cœur dans le premier cycle, devient périphérie dans le second cycle. Mais on observe aussi des constantes : la Chine reste un cœur du système, grâce à son potentiel agricole et démographique et à ses innovations.
Philippe Beaujard a analysé les relations entre les marchands, c’est-à-dire le secteur privé, et l’État, au sein de ce système-monde. Il observe leur compétition, mais aussi leur articulation. On observe des pratiques capitalistes dans les grands États. « L’État han s’est méfié des grands marchands, qui ont cependant prospéré. Dans l’Empire romain, l’État a plutôt manipulé les marchands. » « Tout au long de l’histoire, on constate que les entrepreneurs privés oscillent en fait entre deux stratégies opposées : se tenir à l’écart du politique et essayer de réduire le rôle de l’État, ou bien investir l’État. À l’inverse, les élites étatiques ont le choix entre prendre le contrôle de l’économie (tel est le cas dans la Chine Han puis Tang, même si un secteur privé s’y déploie), ou favoriser l’essor du secteur privé et en taxer les activités (option, généralement, des États musulmans) »71.
La dimension militante semble absente de la troisième génération de la world history arrivée à la maturité dans les années 1980 ou plus tard, contrairement à la deuxième génération : elle a eu un cursus plus traditionnel et est revenue à une approche plus classique.
Cette troisième génération est représentée par l’Américain Jerry H. Bentley et l’Indien Sanjay Subrahmanyam. Jerry Bentley, professeur à l’Université de Hawaï et fondateur du Journal of World History, et depuis 2002 directeur du Center for World History de son université, a travaillé sur les échanges et contacts interculturels à l’époque pré-moderne, avec Old World Encounters : Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times (1993)72. Sanjay Subrahmanyam, formé à l’Université de Delhi, professeur à l’Université de Californie (UCLA), était au départ historien de l’économie de l’Inde du Sud, avant de publier The Portuguese Empire in Asia, 1500-1700 : A Political and Economic History (1993). Ses travaux suivants se concentrent sur les liens entre le Tage et le Gange et entre les Moghols et les Francs. Cosmopolite, il a travaillé en Grande-Bretagne (Oxford), aux États-Unis (UCLA) et en France, où il a été nommé en 2013 professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’« histoire globale de la première modernité ».
On peut ajouter le nom de l’Américain Patrick Manning, qui a beaucoup fait pour le développement de la world history à partir des années 1980 aux États-Unis. Patrick Manning, auteur d’une thèse de doctorat sur l’histoire économique du Dahomey du Sud, réalisée à l’Université du Wisconsin en 1969, a contribué à la mise en place dans cette université, dès les années 1980, d’un programme pionnier d’histoire mondiale, dans la lignée des travaux de son prédécesseur Melville Herskovits. Poursuivant ses recherches sur l’Afrique, il les a inscrites dans une perspective d’histoire mondiale/globale, entreprenant en particulier une histoire « globale » du commerce des esclaves73. Les études africanistes avaient précocement critiqué l’idée de marginalité de l’Afrique en étudiant les phénomènes diasporiques et globaux. À l’origine spécialiste de l’africanisme, Manning s’est très tôt tourné vers l’étude des diasporas africaines74. Il a ainsi contribué à une reconfiguration des études régionales au profit de problématiques déterritorialisées (la globalisation, la démocratie, les droits de l’homme, etc.).
Le panorama de ces trois générations de l’histoire mondiale montre que cette appellation recouvre des pratiques très différentes : des approches monographiques, d’un côté, et, de l’autre, de vastes synthèses qui relatent des évolutions étalées sur des siècles, voire des millénaires. Et parmi ses adeptes, les historiens semblent enclins à garder une certaine neutralité tandis que les sociologues et les représentants des autres sciences sociales adoptent plutôt une attitude militante.
Les Area Studies, complémentaires de la world history, sont une discipline qui a émergé et s’est structurée à partir des années 1940 aux États-Unis. Le sinologue américain John King Fairbank75 est l’un des principaux fondateurs des Area Studies76. Il est à noter qu’il a lui aussi participé à la rédaction de l’Histoire de l’Humanité de l’Unesco.
Les Area studies consistent en une approche large, pluridisciplinaire d’une aire géographique et culturelle donnée, mêlant les approches historique, géographique, sociologique, culturelle, les sciences politiques, l’étude des langues et civilisations. Elle se destine aussi bien à former des chercheurs que des journalistes, diplomates, et hommes politiques. Après avoir passé plusieurs années en Chine pendant les années 1930 et la Seconde Guerre mondiale, Fairbank a créé après-guerre à l’université d’Harvard un cursus de Master en Area Studies, fondant le Center for East Asian Research qui porte depuis son nom et qui est devenu une référence mondiale en sinologie. Auteur de nombreux ouvrages marquants sur les relations entre Chine et Occident (comme United States and China, 1948)77, Fairbank a influencé des dirigeants politiques américains, notamment en faveur du rapprochement entre les États-Unis et la République populaire de Chine, ce qui lui a d’ailleurs valu d’être inquiété en 1952 par la commission MacCarran, qui le soupçonnait (à tort) de promouvoir le communisme. Suite à sa contribution à l’Histoire de l’Humanité de l’Unesco, Fairbank a travaillé dans le même esprit à partir de 1966 à une autre vaste entreprise historiographique, The Cambridge History of China, ouvrage monumental en 15 volumes paru à partir de 1978, vaste contribution au domaine des Area Studies78.
Mais à partir des années 1970-1980, les Area Studies ont reçu de moins en moins de financements, notamment de la part des grandes fondations américaines. Ce courant s’est en outre vu critiquer par les tenants du « choix rationnel » (produit de la guerre froide)79 qui prétendaient se passer de la connaissance précise des pays étudiés, et par les tenants du « postcolonial » qui s’en prenaient à leur « orientalisme » et à leur tendance à analyser les aires régionales en fonction de leurs « anomalies » par rapport à la trajectoire historique occidentale. Dès lors, dans les années 1990, les études sur les « forces trans-régionales et globales » (« crossregional and global forces ») ont été privilégiées, et les études régionales ont dû prendre en compte les phénomènes globaux et transnationaux80. Les Area Studies ont connu un relatif déclin.
À présent, les Area Studies deviennent elles-mêmes un objet de recherche historique : ainsi l’historienne allemande Steffi Marung, de l’université de Leipzig, a entrepris une étude de la manière dont se sont développées pendant la guerre froide les Area Studies en Europe de l’Est et en URSS, en particulier les Soviet African Studies. En effet les études africaines en URSS ont été très développées dans les années 1950-1960, en lien avec le soutien apporté par l’URSS aux mouvements de décolonisation africains et à l’aide économique fournie à ces jeunes États décolonisés, ainsi qu’à l’accueil d’étudiants africains à l’université Patrice Lumumba de l’amitié des peuples à Moscou.
Pendant le XXe siècle, deux écoles de pensée distinctes ont expliqué les origines du capitalisme. La première est l’école marxiste. S’attachant à l’analyse des luttes sociales, elle voit dans les contradictions propres au mode de production féodal l’origine du capitalisme ; elle souligne que cette évolution originale est propre à l’Europe occidentale. La seconde école de pensée, moderniste, est d’inspiration weberienne (du nom de Max Weber et par référence à son Histoire économique de 1923). Elle se fonde sur l’idée d’un progrès historique de la rationalité économique. Elle identifie le capitalisme à six conditions (technique et droit rationnels ; main-d’œuvre libre ; marché libre ; commercialisation de l’économie ; détention des moyens de production par des entités à but lucratif). Ces conditions auraient été remplies peu à peu entre le XIIIe et le XIXe siècles, permettant la rationalisation de la recherche du profit. Différentes, ces deux écoles de pensée s’accordent en tout cas sur le fait que le capitalisme est né de causes essentiellement internes aux sociétés européennes81.
L’apparition de l’histoire mondiale/globale a bousculé cette opposition classique entre deux écoles de pensée. En effet, l’histoire globale, avec William McNeill et Fernand Braudel, a développé l’idée d’une origine exogène du capitalisme européen. Le capitalisme serait né en fait hors d’Europe ! Cette idée s’inscrit dans le cadre de la conception braudélienne du capitalisme, vu comme un ensemble de pratiques visant à contourner les marchés réglementés pour saisir les occasions de profit et créer des situations de monopole.
Un second courant en histoire mondiale/globale considère que les racines du capitalisme européen sont à chercher dans la participation de l’Europe au système-monde des XIIIe et XIVe siècles dans le contexte de la domination des Mongols sur une vaste zone allant de la Chine à l’Europe orientale. Pour André Gunder Frank, le capitalisme n’est pas un trait distinctif de l’Europe, il ne serait que la forme historique provisoire prise par la nouvelle hégémonie, ibérique puis néerlandaise et britannique, sur le système-monde. John M. Hobson, lui, estime que l’Europe s’est emparée de ressources et de techniques asiatiques au cours d’une globalisation orientale, entre 500 et 1500, puis les a retournées conre l’Asie et l’Afrique pour piller leurs matières premières ; l’impérialisme ainsi pratiqué par l’Europe serait la caractéristique de ce continent82.
L’histoire globale n’a pour autant pas discrédité totalement les théories d’une genèse interne du capitalisme européen. L’historien économiste français Philippe Norel a montré que l’apparition du rapport de production capitaliste dans le cadre des enclosures anglaises des XVIe et XVIIe siècles, centrale pour les marxistes, a été énormément accélérée par les financements américains et par les réussites des Hollandais dans l’Océan Indien. De même, le premier capital marchand européen, qui est moteur selon les marxistes, doit beaucoup aux diasporas juive et syrienne qui ont maintenu le commerce de longue distance sur le continent entre la chute de Rome et le début des Carolingiens. Philippe Norel observe donc que l’approche marxiste peut être articulée avec l’histoire globale. « Il en va de même de l’approche « moderniste » dans la mesure où les institutions mêmes du capitalisme, soit les six conditions chères à Max Weber, ne se sont solidement établies que sous l’effet d’une dynamique smithienne du changement structurel. C’est en effet le marché externe, dans sa double composante de débouché et de source d’approvisionnements importés, qui est à la racine de la commercialisation de l’économie (…), de l’innovation technique (…), de l’existence d’une force de travail libre (…). Autrement dit, il semble aujourd’hui que les origines du capitalisme soient plus à chercher dans une synergie dynamique entre facteurs internes et externes, dans le cadre d’une histoire globale trop longtemps négligée »83, explique-t-il.
L’histoire mondiale/globale s’intéresse à approfondir la relation entre le pouvoir politique et les marchands. Ce lien, déjà à l’œuvre dans les cités-États italiennes dès le XIIIe siècle, aurait rendu l’Europe capable de tirer profit de sa relation commerciale ancienne avec l’Asie, puis de ses grandes découvertes territoriales. Giovanni Arrighi84 est le premier à avoir étudié la relation de connivence entre le pouvoir politique et le capital marchand en Occident. Dans son étude des capitalistes, il a pris pour modèle les marchands des cités-États italiennes de la fin du Moyen Âge. L’originalité d’Arrighi par rapport à l’héritage braudélien est que pour lui, ces marchands n’ont fait que reproduire des comportements anciens, à l’œuvre depuis longtemps dans le système afro-eurasien, et propres à un « capitalisme diffus ». Ainsi, pour Arrighi, la transition essentielle qu’il s’agit d’étudier n’est pas le passage du féodalisme au capitalisme, mais d’un « pouvoir capitaliste diffus » à un « pouvoir capitaliste concentré ». Arrighi estime que cette transition est liée à l’émergence du système-monde moderne et du système interétatique. Il étudie les différences de logique entre le « territorialisme » (attitude identifiant le pouvoir à l’extension du territoire, mais ne considérant la recherche de richesse que comme un moyen éventuel) et le « capitalisme » (qui recherche cette richesse comme finalité, et ne considère l’acquisition de territoires que comme un moyen). Si les deux logiques sont alternatives dans la formation de l’État, Arrighi constate des synergies importantes entre les deux, comme l’illustre le cas de Venise, où ces deux logiques sont développées simultanément, permettant l’émergence d’un premier « pouvoir capitaliste concentré ». Ce pouvoir capitaliste concentré se rencontrera aussi plus tard avec les Provinces-Unies (Hollande) au XVIIe siècle. Ainsi, comme l’exprime Philippe Norel, « les progrès dans la connivence entre marchands et appareil d’État seraient au cœur de la construction d’un capitalisme européen qui, de fait, a toujours été associé à l’État »85.
Éric Mielants poursuit dans le sillage de Giovanni Arrighi en soulignant l’importance des cités-États ; il étudie le « système inter-cités-États », c’est-à-dire l’ensemble des relations entre ces cités86. Il montre que des pratiques capitalistes émergeraient en Europe de l’Ouest entre le XIIe et le XIVe siècles. Mais c’est dans les cités-États que ces pratiques capitalistes seraient le plus nettes : là, les marchands, détenteurs du pouvoir, mettent la puissance publique au service de l’accumulation commerciale privée. S’appuyant sur un important commerce extérieur, ces cités-États construisent un « pouvoir capitaliste concentré » à travers des pratiques de monopole qui relèvent à la fois du territorialisme et du capitalisme. Il relève comme très important le système politique commun à ces cités-États, caractérisé par un droit de regard des marchands dans les instances de décision de ces cités-États ; ce fonctionnement aurait été reproduit plus tard dans les grandes nations mercantilistes, Provinces-Unies et Angleterre notamment : « les intérêts privés y instrumentaliseraient le pouvoir politique afin de servir leur propre accumulation ». Ce serait là selon Mielants la grande différence entre les « économies politiques » ouest-européennes et leurs équivalents chinois, indiennes ou d’Afrique du Nord.
La conquête de la Chine par les Mongols, au milieu du XIIIe siècle, ruine l’avance économique des Chinois. La percée des fils de Gengis Khan en Europe fournira au contraire aux marchands des cités-États italiennes une ouverture sur le système-monde afro-eurasien, ce qui aura pour conséquence de conforter l’influence de ces marchands dans les instances de pouvoir de Gênes ou de Venise. « Autrement dit, le « moment mongol » à la fois ruine la seule véritable politique mercantiliste chinoise de son histoire tout en renforçant le pouvoir des marchands sur les puissances publiques de quelques villes, ultérieurement de quelques États européens, permettant de surcroît l’armement rationnel de ces derniers… Là se situerait finalement une des raisons profondes de l’essor de l’occident », de cette « grande divergence » entre Europe et Asie orientale, comme l’explique Philippe Norel, résumant les travaux d’Eric Mielants87.
Les premiers cours universitaires d’histoire mondiale ont été créés au début des années 1960 par Leften Stavrianos et Willam McNeill. McNeill regrettait à la fin des années 1980 l’eurocentrisme de son ouvrage The Rise of the West publié en 1963, mais il l’a expliqué par le contexte de domination mondiale des États-Unis88.
Dans les années 1980-1990, le courant de l’histoire mondiale a connu un vif développement aux États-Unis, et s’est élargi à l’ensemble du monde anglo-saxon. On observe ainsi, dans l’historiographie américaine au tournant des années 1980, un mouvement de balancier qui s’opère entre une histoire toujours plus locale dans les années 1970 (ignorant, en politique étrangère, le point de vue des historiens étrangers), et cette ouverture au grand large qui se produit dans la décennie suivante. Le fort engouement rencontré par l’histoire mondiale dès le début des années 1980 a conduit à sa rapide institutionnalisation : en 1982 a été fondée à Hawaï la World History Association, la conférence fondatrice de l’histoire mondiale en 1982 a été organisée par l’Air Force Academy à Annapolis (celle-ci avait créé un cours de l’histoire mondiale pour ses cadets à la fin des années 1970, puisqu’un des enseignements de la guerre du Vietnam était qu’il fallait connaître les cultures pour gagner les esprits), plusieurs revues spécifiques ont été créées, comme le Journal of World History, publié depuis 1990 par l’Université d’Hawaï, en tant qu’organe officiel de la World History Association. L’Université de Hawaï est ainsi devenue le centre d’impulsion de l’histoire mondiale. Elle avait mis précocement en place des études sur l’Asie, et ces programmes avaient pris une vraie ampleur durant les années 1960 et 1970 à cause des nombreux militaires présents sur l’île, dans le cadre des guerres menées par les États-Unis en Asie orientale. L’histoire mondiale y est devenue programme doctoral en 1986. Selon Pierre Grosser, cette centralité de Hawaï dans l’histoire mondiale est à rapprocher de la volonté des deux partis politiques de faire de Hawaï, devenu le 50e État en 1959, un modèle de cohabitation interraciale « à l’américaine » au moment où la ségrégation raciale commençait à être critiquée dans le pays89.
Internet a joué un rôle moteur dans l’émergence de l’histoire mondiale, permettant aux historiens s’intéressant à ce courant de s’organiser en réseaux et de communiquer de manière dynamique grâce à des sites comme H-World, des listes de diffusion comme H-Net, ou des revues en ligne comme World History connected, tous deux lancés en 1994.
Plusieurs universités américaines ont alors mis en place des cursus de world history, d’abord au niveau undergraduate, et ont créé des centres de recherche sur l’histoire mondiale/globale. En 1994 sous l’impulsion de Patrick Manning, ont été créés à la Northeastern University un « World History Center » ainsi qu’un programme doctoral d’histoire mondiale. Plusieurs autres universités américaines ont mis sur pied à leur tour des programmes ou centres de recherches en histoire mondiale, comme l’université d’État de New York (State University of New York Stony Brook) qui a créé en 2003 un « Center for Global History ».
À partir des années 1990, la parution d’ouvrages d’histoire mondiale a proliféré aux États-Unis ; parmi les ouvrages de référence, on peut citer notamment A World History de William McNeill (1998), Navigating World History: Historians Create a Global Past (2003) de Patrick Manning, ou Holt World History : The Human Journey (2002) par plusieurs auteurs dont Akira Iriye90. Dans Navigating World History, qui se veut un « guide » pour aider le lecteur à s’orienter, à « naviguer » dans un domaine de plus en plus vaste, Patrick Manning inclut plus de mille titres, dont plus de la moitié datent d’après 1990, ce qui illustre bien le caractère récent de ce courant et son essor quasi exponentiel. Ane Lintvedt a elle aussi mesuré la croissance frappante du nombre des travaux d’histoire mondiale/globale aux États-Unis dans les années récentes91. Cet extraordinaire engouement s’est poursuivi dans la décennie 2000, avec par exemple la création de la revue Globality Studies Journal, publiée depuis 2006 par le Center for Global History (New York), ou l’organisation d’un colloque intitulé « Global history, globally » à l’université d’Harvard en février 2008. Fait significatif, l’American Historical Association, pour sa 123e réunion annuelle en janvier 2009, a choisi pour l’un de ses panels le thème « Doing Transnational History », dans lequel une large place est accordée à l’histoire mondiale/globale.
Se rapprochant du modèle des « histoires universelles », l’histoire mondiale/globale a donné lieu à de grandes tentatives de synthèse englobant des siècles entiers, voire des millénaires, à l’image de l’Encyclopedia of World History publiée à Boston en 2001, travail collectif réalisé par une trentaine d’historiens, s’étendant de l’époque préhistorique aux années 200092. De manière apparemment paradoxale, c’est ainsi au moment où se fait ressentir de plus en plus nettement le déclin du monde occidental que se multiplient les grandes synthèses mettant en valeur l’émergence et le développement de l’Occident.
Akira Iriye et Michael Geyer, deux professeurs de l’université de Chicago, se sont intéressés à l’histoire mondiale. Akira Iriye est d’origine japonaise et Michael Geyer d’origine allemande, ils viennent donc des deux pays vaincus de la Seconde Guerre mondiale. Pour Pierre Grosser « ce n’est donc pas un hasard qu’ils aient promu une histoire transnationale et globale »93. Iriye a œuvré à la compréhension entre les États-Unis et le Japon, et son intérêt pour les dimensions culturelles de ces relations l’a mené à mettre en valeur le rôle majeur de la culture dans les relations internationales. Il a écrit sur l’internationalisme94. Michael Geyer travaille aussi sur le basculement vers la violence du premier XXe siècle, en Allemagne, et sur la mondialisation des droits de l’homme.
Les grandes fondations privées américaines ont soutenu le développement de l’histoire mondiale. Ainsi, la Fondation Ford a lancé en 1997 le programme « Crossing Borders » destiné à mieux appréhender un monde de plus en plus interconnecté, et à se focaliser sur les mouvements des hommes, des idées et des biens.
L’émergence de l’histoire mondiale comme discipline académique aux États-Unis doit être mise en relation avec sa percée dans l’enseignement. Une tradition américaine d’histoire « transnationalisée » des États-Unis a toujours existé. Dès les années 1910 ont existé des formes d’enseignement d’histoire non occidentale, justifiées par la prise en compte des vagues d’immigration et par le rôle des États-Unis dans le monde95. L’histoire mondiale est née de la volonté des universitaires américains, de fournir des matériaux intellectuels et pédagogiques pour les enseignants du secondaire et pour les étudiants de licence. Une véritable demande pour l’histoire mondiale a émané des enseignants du secondaire états-unien à partir des années 1980.
Dans la world history, l’objectif pédagogique tient donc une place importante : parce qu’elle présente un panorama général de l’histoire de l’humanité, la world history paraît particulièrement bien appropriée pour les élèves ou les étudiants débutants96. Ainsi, Patrick Manning adresse explicitement son ouvrage Navigating World History aux enseignants et aux élèves du secondaire ainsi qu’aux étudiants. À l’instar de ce livre, plusieurs autres manuels d’histoire mondiale ont été publiés à l’intention des enseignants d’histoire des highschools, come par exemple The New World History : A Teacher’s Companion de Ross E. Dunn, qui présente une historiographie de l’enseignement de l’histoire mondiale à travers le temps et l’espace, et qui donne des suggestions pratiques sur la manière d’appréhender et d’enseigner l’histoire mondiale97.
Comme l’a fait remarquer Christian Grataloup, en Amérique comme en Europe, les perspectives de la recherche historique et celles de la demande scolaire ont évolué de façon contradictoire : les chercheurs ont remis en cause depuis la fin des années 1960 le « roman national » ; délaissant les grands récits, ils se sont tournés à partir des années 1980 vers une production scientifique centrée sur des objets plus restreints, on parle d’« histoire en miettes ». Or, les enseignants du second degré sont demandeurs d’un grand récit unifié. Rien d’étonnant alors à ce que la demande d’histoire globale soit venue tout d’abord d’eux. Cela s’est fait dans le contexte d’une « crise de la modernité »98 : à la fin des années 1970, les termes de « globalisation » et de « mondialisation » s’imposent, la notion de « triade » apparaît en 1985, symbole de la prise de conscience de l’émergence d’autres centralités que l’Occident. Christian Grataloup observe : « il y a urgence à tisser des grands et petits récits pour proposer des éléments non d’un « roman du Monde », comme on pouvait sourire des « romans nationaux », mais d’une histoire de l’Humanité. Faute de quoi on laissera le champ libre à des grands récits aux passés clos, ignorants des altérités, à des histoires huntingtoniennes. L’histoire globale est une nécessité civique, une obligation des citoyens du Monde »99.
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1. Cf. Chloé Maurel, « Les rêves d’un “gouvernement mondial” des années 1920 aux années 1950. L’exemple de l’Unesco », Histoire@Politique. Politique, culture, société, revue électronique du Centre d’histoire de Sciences-Po, n°10, janvier 2010.
2. Krzysztof Pomian, « World History : histoire mondiale, histoire universelle », Le Débat, 2009/2 (n°154), p. 14-40.
3. Sur la réception de Toynbee aux États-Unis après la guerre, cf. William McNeill, Arnold J. Toynbee. A Life, New York, Oxford University Press, 1989, p. 205 et suivantes.
4. K. Pomian, article cité.
5. Thomas Brun, « À propos du 5e Congrès de l’International Peace Research Association », Politique étrangère, 1974, vol. 39, n°3, p. 375-381.
6. Sur cette « Histoire de l’Humanité » de l’Unesco, cf. Chloé Maurel, « L’Histoire de l’Humanité de l’Unesco (1945-2000) », Revue d’histoire des sciences humaines, juin 2010, p. 161-198 ; Katja Naumann, Avenues and Confines of Globalizing the Past : UNESCO’s International Commission for a « Scientific and Cultural History of Mankind » (1952-1969), in : Madeleine Herren (dir.), Networks in Times of Transition. Toward a Transcultural History of International Organisations, Springer, à paraître.
7. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1949.
8. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, Paris, Armand Colin, 3 vol., 1979.
9. Laurent Testot (dir.), Histoire globale. Un autre regard sur le monde, Paris, Sciences Humaines, 2008, p. 174.
10. Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Arthaud, 1987.
11. Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2007.
12. Carmen Bernand et Serge Gruzinski, Histoire du nouveau monde, t. 1 : De la découverte à la conquête, t. 2 : Les métissages, Paris, Fayard, 1991-1993.
13. Cf. Maurice Aymard, Alain Caillé, François Dosse, Lire Braudel, Paris, La Découverte, 1988 ; Jean Revel (dir.), Fernand Braudel et l’histoire, Paris, Hachette, 1999.
14. Préface de Hichem Djaït, Professeur à l’Université de Tunis, à son livre L’Islam dans sa première grandeur : VIIIe-XIe siècle.
15. Maurice Lombard, L’islam dans sa première grandeur, VIIIe-XIe siècle, Paris, Flammarion, nouvelle éd., 1987, Espaces et réseaux du haut Moyen Âge, Paris, Mouton, 1972, Monnaie et Histoire d’Alexandre à Mahomet, Paris, Mouton, 1971.
16. Denys Lombard, Le Carrefour javanais : essai d’histoire globale. En 3 volumes : t. 1. Les limites de l’occidentalisation ; t. 2. Les réseaux asiatiques ; t. 3. L’héritage des royaumes concentriques, Paris, Éd. de l’EHESS, 1990.
17. Philippe Minard, « Denys Lombard : Le Carrefour javanais comme modèle d’histoire globale », in Laurent Testot, Philippe Norel (dir.), Une histoire du monde global, op. cit., p. 175-176. Denys Lombard, Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale. T. 1 : Les limites de l’occidentalisation ; t. 2 : Les réseaux asiatiques ; t. 3 : L’héritage des royaumes concentriques, Paris, Éd. de EHESS, 1990.
18. Philippe Minard, « Denys Lombard : « Le carrefour javanais » comme modèle d’histoire globale », in Testot Laurent (coord.) [2008], L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Éditions Sciences Humaines.
19. Bernard Lepetit, Carnets de croquis. Sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, 1999, cité par Philippe Minard in « Denys Lombard… », article cité.
20. Philippe Minard, « Denys Lombard… », article cité.
21. Cf. Pierre Chaunu, Séville et l’Atlantique (1504-1650), Paris, SEvPEN, 1955-1959, 8 tomes ; Les Philippines et le Pacifique des Ibériques (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles), Paris, SEvPEN, 1960-1966, 2 vol.
22. Cf. Louis Dermigny, La Chine et l’Occident : le commerce à Canton au XVIIIe siècle : 1719-1833, Paris, SEvPEN, 1964, 3 vol.
23. Vincent Capdepuy, « La guerre globale enseigne la cartographie globale », Blog histoire globale, 19 décembre 2011, http://blogs.histoireglobale.com/la-guerre-globale-enseigne-la-cartogaphie-globale_1188.
24. Vincent Capdepuy, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergeo, 2011, document 576.
25. Vincent Capdepuy, « Le Monde de l’ONU. Réflexions sur une carte-drapeau », M@ppemonde, n° 102, 2011.
26. Cette délimitation de plusieurs générations de world historians est empruntée à K. Pomian, article cité cf. aussi Gilbert Allardyce, « Toward World History: American Historians and the Coming of the World History Course », Journal of World History, vol. 1, n°1, 1990, p. 23-76.
27. G. Allardyce, article cité.
28. Leften Stavros Stavrianos (dir.), A Global History of Man, Boston, Allyn and Bacon 1962; id., The World Since 1500: A Global History, Prentice Hall, 1966; id., The World to 1500: A Global History, Pearson, 1970.
29. Cf. Kevin Reilly, « Remembering Leften Stavrianos, 1913-2004 », World History Connected, vol. 1, n° 2 ; www.historycooperative.org/journals/whc/1.2/reilly.html. http://www.historycooperative.org/journals/whc/1.2/reilly.html, G. Allardyce, « Toward World History », article cité, p. 40 sq.
30. Cf. William H. McNeill, Mythistory and Other Essays, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1986, p. 174-198.
31. K. Pomian, article cité.
32. William H. McNeill, The Rise of the West, Chicago, University of Chicago Press, 1963 ; réédité en 1991 augmenté d’un essai rétrospectif : The Rise of the West after Twenty-five Years.
33. Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident, 1918 pour la première partie, 1922 pour la seconde.
34. Cf. William H. McNeill, Le Temps de la peste : essai sur les épidémies dans l’histoire [1976], Paris, Hachette, 1978 ; La Recherche de la puissance : technique, force armée et société depuis l’an mil [1982], Paris, Economica, 1992 ; The Great Frontier : Freedom and Hierarchy in Modern Times, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1983.
35. William McNeill : « Histoire mondiale : l’essor et le déclin de l’Occident », Le Débat, 2009/2, n°154, p. 90-108.
36. William H. McNeill, The Pursuit of Power: Technology, Armed Force, and Society since A.D. 1000, Chicago, University of Chicago Press, 1982 ; William McNeill, « Histoire mondiale : l’essor …», article cité.
37. William McNeill, « Histoire mondiale : l’essor …», article cité.
38. Ibid.
39. Philip Curtin, Cross-Cultural Trade in World History, Cambridge University Press, Cambridge and New York, 1984; Philip Curtin, The World and the West. The European Challenge and the Overseas Response in the Age of Empire, New York, Cambridge University Press, 2000.
40. Cf. Philip D. Curtin, On the Fringes of History. A Memoir, Athens, Ohio University Press, 2005.
41. Les informations sur ce sujet sont tirées de : Edmund Burke III, « Marshall G. S. Hodgson et l’histoire mondiale », Le Débat, 2009/2 (n°154), p. 78-89.
42. Marshall G. S. Hodgson, The Venture of Islam: Conscience and History in a World Civilization, 3 vol., Chicago, University of Chicago Press, 1974.
43. Marshall G. S. Hodgson, Rethinking World History. Essays on Europe, Islam and World History, Cambridge et New York, Cambridge University Press, 1993.
44. Cf. Marshall G. S. Hodgson, « Hemispheric interregional History as an Approach to World History », Cahiers d’histoire mondiale, vol. I, n° 3, janvier 1954, p. 715-723.
45. L’Américain Wendell Willkie, candidat républicain aux élections de 1940, était un fervent partisan d’un fédéralisme mondial. En 1943, il a publié One World, a plea for international peacekeeping after the war pour lutter contre les appels à l’isolationnisme.
46. Edmund Burke III, article cité.
47. Ibid.
48. Marshall G. Hodgson, « The Interrelations of Societies in History », Comparative Studies in Society and History, vol. 5, n° 2 (janv. 1963), p. 227-250.
49. K. Pomian, article cité.
50. Ibid.
51. Geoffrey Barraclough, History in a Changing World, Oxford, Basil Blackwell, 1955, et Main Trends of Research in the Social and Human Sciences History, Berlin, Mouton Publishers, 1978.
52. Andre Gunder Frank, World Accumulation, 1492-1789, Monthly Review Press, 1978, et ReOrient: Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press, 1998.
53. Cf. André Gunder Frank, Capitalisme et sous-développement en Amérique latine, Monthly Review Press, 1968.
54. Immanuel Wallerstein, The Modern World-System, vol. I : Capitalist Agriculture and the Origins of the European World-Economy in the Sixteenth Century. New York/Londres, Academic Press, 1974 ; vol. II : Mercantilism and the Consolidation of the European World-Economy, 1600-1750, New York, Academic Press, 1980 ; vol. III : The Second Great Expansion of the Capitalist World-Economy, 1730-1840’s, San Diego, Academic Press, 1989 ; vol. IV : Centrist Liberalism Triumphant, 1789-1914, Berkeley, University of California Press, 2011.
55. Immanuel Wallerstein, Paris, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte, 2006.
56. « Les économies-monde et leur histoire. Entretien avec Immanuel Wallerstein », Le Débat, 2009/2 (n°154), p. 157-170.
57. Ibid.
58. Agence créée en 1961 par le président américain Kennedy, dont la mission est d’œuvrer pour la paix, le développement et l’amitié entre les peuples, en particulier dans le Tiers Monde.
59. Traduit en français sous le titre L’Afrique et l’indépendance, Paris, Présence africaine, 1966.
60. Entretien avec Wallerstein, article cité.
61. Ibid.
62. Ibid.
63. Ibid.
64. Ibid.
65. Ibid.
66. Ibid.
67. Immanuel Wallerstein, Geopolitics and Geoculture: Essays on the Changing World-System. Studies in Modern Capitalism, Cambridge, Cambridge University Press, et Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1991.
68. K. Pomian, article cité. Cf. Janet Lippman Abu-Lughod, « The World-System Perspective in the Construction of Economic History », History and Theory, 34, 1995, p. 86-98, ici surtout p. 88-89. A. G. Frank, « A Theoretical introduction to 5 000 Years of World System History », Review, XIII, 2, 1990, p. 155-248, surtout p. 185 sq., 190 sq. André G. Frank et William R. Thompson, « Afro Eurasian Bronze Age Economic Expansion and Contraction Revisited », Journal of World History, vol. 16, n°2, 2005, p. 115-172.
69. Entretien avec Wallerstein, article cité.
70. Critique du vol. IV de Modern World System, par John McNeill, sur le site internet de l’université Yale. http://yaleglobal.yale.edu/content/modern-world-system-iv-centrist-liberalism-triumphant/
71. Philippe Beaujard, « Asie-Europe-Afrique : un système-monde (- 400 - + 600) », in Philippe Norel, Laurent Testot, Une histoire du monde global, op. cit., p. 195-206.
72. Jerry Bentley, Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, Oxford University Press, 1993.
73. Patrick Manning, Slavery, Colonialism and Economic Growth in Dahomey, 1640-1960, Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; Francophone Sub-Saharan Africa, 1880-1985, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; Slavery and African Life: Occidental, Oriental and African Slave Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; History from South Africa: Alternative Visions and Practices, Philadelphia, Temple University Press, 1991 ; Slave Trades, 1500-1800, Globalization of Forced Labor, Aldershot, Variorum, 1996.
74. Patrick Manning, The African Diaspora A History through Culture, New York, Columbia University Press, 2010.
75. Sur Fairbank, cf. David Gonzalez, « John K. Fairbank, China Scholar Of Wide Influence, Is Dead at 84 », New York Times, 16 septembre 1991 ; Paul M. Evans, John Fairbank and the American Understanding of Modern China, New York, B. Blackwell, 1988 ; Paul A. Cohen Merle Goldman (dir.), Fairbank Remembered, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1992.
76. Cf. Immanuel Wallerstein, « The unintended consequences of Cold War area studies », in Noam Chomsky (dir.), The Cold War, the university: toward an intellectual history of the postwar years, New York, New Press, 1997, p. 195–231.
77. John King Fairbank, United States and China, Cambridge, Harvard University Press, Foreign Policy Library, 1948.
78. Fairbank en a rédigé les vol. 10 à 15, portant sur la période après 1800.
79. Sonja M. Adae, Rationalizing Capitalist Democracy: The Cold War Origins of Rational Choice Liberalism, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
80. Pierre Grosser, « L’histoire mondiale/globale, une jeunesse exubérante mais difficile », Vingtième siècle, 2011/2 (n°110), p. 3-18.
81. Philippe Norel, « Le débat sur les origines du capitalisme », in Philippe Norel et Laurent Testot (dir.), Une histoire du monde global, op. cit., p. 223- 226.
82. John M. Hobson, The Eastern Origins of Western Civilization, Cambridge University Press, 2004.
83. Philippe Norel, « Le débat sur les origines du capitalisme », doc. cité, et Philippe Norel, L’histoire économique globale, Paris, Seuil, 2009.
84. Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century: Money, power and the origins of our times, Verso, 1994.
85. Philippe Norel, « Du capitalisme diffus au capitalisme concentré… », in Philippe Norel, Laurent Testot (dir.), Une histoire du monde global, op. cit., p. 231-234.
86. Éric Mielants, The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Temple University press, 2008.
87. Philippe Norel, « Du capitalisme diffus au capitalisme concentré… », article cité.
88. William H. McNeill, « The Rise of the West after Twenty-Five Years », Journal of World History, 1 (1), 1990, p. 1-21.
89. Pierre Grosser, article cité.
90. William McNeill, A World History, Oxford, Oxford University Press, 1998 (première publication en 1967) ; Akira Iriye, The Human Web: A Bird’s-Eye View of World History, New York, W. W. Norton, 2003 ; Akira Iriye, Cultural Internationalism and World Order, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997 ; Akira Iriye et alii, Holt World History: The Human Journey, Holt, Rinehart and Winston, 2002 ; Patrick Manning, Navigating World History: Historians Create a Global Past, Palgrave Macmillan, 2003.
91. Ane Lintvedt, « The Demography of World History in the United States », World History Connected 1, n°1 (nov. 2003), http://worldhistoryconnected.press.uiuc.edu/1.1/lintvedt.html
92. Peter N. Stearns et alii, The Encyclopedia of World History, Boston, 2001 ; cf. aussi Kenneth Pomeranz and Steven Topik, The World That Trade Created: Society, Culture, and the World Economy, 1400 to the Present, Armonk and London, M.E. Sharpe, 1999 ; Mithen, Steven, After the Ice: A Global Human History 20,000–5000 BC, Cambridge, Harvard University Press, 2004.
93. P. Grosser, article cité.
94. Akira Iriye, Cultural Internationalism and World Order, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997; id., Japan and the World: from the Mid-Nineteenth Century to the Present, Londres, Longman, 1997.
95. Katja Naumann, « Teaching the World: Globalization, Geopolitics and History Education at US Universities », German Historical Institute Bulletin Supplement, 5, 2008, p. 123-144.
96. Cf. Patricia J. Campbell, Paul E. Masters, Amy Goolsby, « Global Studies: Hurdles to Program Development », College Teaching, vol. 52, n°1 (hiver, 2004), p. 33-38.
97. Ross E. Dunn (dir.), The New World History: A Teacher’s Companion, Boston and New York, St. Martin’s Press, 2000.
98. Sur le paradigme de la « modernité », cf. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences de temps, Paris, Le Seuil, 2003.
99. Christian Grataloup, « L’école en manque d’histoire du monde », in Philippe Norel, Laurent Testot (dir.), Une histoire du monde global, op. cit., p. 347-349.