Chapitre 5

De l’histoire économique globale à l’histoire culturelle globale en passant par l’anthropologie globale

L’histoire globale s’enrichit aussi des approches économique, anthropologique et culturelle.

L’histoire économique globale

Pour remonter aux origines de l’histoire économique globale, il est nécessaire de revenir aux années 1940 avec les travaux de Karl Polanyi.

L’histoire du capitalisme : Polanyi et la construction de l’économie de marché

Avec son livre devenu un classique, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944, trad. fr. 1983)1, Karl Polanyi est devenu un des auteurs majeurs qui a analysé les modalités de construction de l’économie de marché. Pour lui les sociétés traditionnelles s’opposeraient résolument au marché dans la mesure où l’économie n’y constituerait pas une sphère autonome, distincte des autres activités sociales. Par conséquent, toute économie de marché y serait impossible. En fait, il a été montré plus tard que Polanyi, sur la base de ces hypothèses, a largement sous-estimé l’existence de marchés concrets, parfois très influencés par l’offre et la demande, dès l’Antiquité mésopotamienne, égyptienne ou grecque. Et les découvertes archéologiques ont du même coup jeté un doute sur la pertinence de l’ensemble de son analyse, voire décrédibilisé sa méthode.

Pourtant les bases de la théorie de Polanyi de la formation des marchés et de l’économie de marché restent selon Philippe Norel pertinentes pour appréhender ce qui se passe, en histoire globale, quand le commerce de longue distance vient mettre en contact des sociétés où le marché n’est pas nécessairement le principe régulateur des activités économiques et sociales.

La théorie de Polanyi est intéressante pour l’histoire économique globale, qui étudie les échanges commerciaux transculturels, notamment les échanges à longue distance. « Le commerce de longue distance constitue un puissant stimulant poussant des populations à céder leur surplus. Il serait donc à l’origine de l’instauration de marchés puissants capables de perturber en profondeur les trois institutions initiales décrites par Polanyi. Mais il serait tout autant l’instigateur potentiel d’une mobilisation, voire d’une marchandisation de la terre et du travail, dans ces sociétés touchées par son influence ». Ainsi pour Philippe Norel, « la théorie polanyienne doit pouvoir guider des recherches en histoire économique globale, notamment quant au pouvoir dissolvant du commerce de longue distance et sa capacité à entraîner des sociétés qu’il touche dans l’engrenage de la construction du marché »2.

Les travaux de Philippe Norel

L’histoire économique n’est pas d’abord celle de l’Europe. La genèse de l’économie moderne est aussi orientale, comme le montre, bien avant notre Renaissance, la circulation afro-eurasienne des biens, des hommes et des techniques. Le livre de Philippe Norel, L’histoire économique globale (2009)3 analyse des réseaux commerciaux asiatiques plurimillénaires, la technicité financière du monde musulman entre le VIIIe et le XIe siècle, le poids récurrent d’une Chine qui, la première, conçut à peu près toutes les techniques productives de base. Il cherche à comprendre les institutions de ces premiers échanges globaux, notamment les diasporas qui, après l’effondrement de l’empire romain, continuent d’animer les faibles échanges intra-européens sur un modèle pratiqué de longue date sur les routes de la Soie. Philippe Norel bat en brèche les fondements de notre eurocentrisme, montrant que l’Europe a été longtemps dépassée par l’Orient, en matière de PIB par tête, de croissance démographique, d’urbanisation, de techniques. Si l’histoire économique globale cherche à comprendre ces inégalités à travers le concept de système-monde, elle est surtout confrontée à un paradoxe de taille : comment l’Europe, économiquement plus fruste, peut-elle connaître cet essor spectaculaire à partir du XVIe siècle ? C’est le défi que relève cet ouvrage en construisant pas à pas l’originalité du capitalisme européen, de fait largement fondé sur l’économie globale qui l’a précédé.

Philippe Norel observe que l’histoire économique élargit de plus en plus son horizon de recherches à l’échelle globale. Cette tendance est visible dans trois courants : le courant de la convergence, le courant du système-monde, et le courant néo-smithien. Elle s’expliquerait par l’intérêt porté à la mondialisation et le rejet d’une histoire eurocentrée4.

Cela ne date pas d’hier que l’histoire économique s’intéresse à la dimension mondiale : en témoigne la volumineuse Histoire économique et sociale du monde publiée sous la direction de Pierre Léon à partir de 19775. Du côté anglo-saxon, des travaux ont émergé en histoire économique mondiale, comme les recherches quantitatives d’Angus Maddison sur l’économie mondiale depuis l’an 1000 ou celles de David S. Landes dans Richesse et pauvreté des nations6.

Pour Philippe Norel, c’est l’intérêt pour la mondialisation contemporaine, depuis le début des années 1980, qui a incité à chercher dans le passé des phénomènes précurseurs ou des périodes similaires. Cela est illustré par les travaux de Kevin H. O’Rourke et de Jeffrey G. Williamson sur la première globalisation (de 1860 à 1914), résumés dans Globalization and History7. John M. Hobson a lui aussi fait apparaître cette dimension de globalisation précoce dans The Eastern Origins of Western Civilisation. Quant à Philippe Norel, dans L’Invention du marché8, il a également tenté de repérer des processus de globalisation avant le XIXe siècle, en montrant que cette globalisation constitue une synergie par laquelle l’extension géographique des échanges permet de façon décisive de créer ou approfondir des institutions de régulation marchande.

Par ailleurs, la mise en évidence d’un fort eurocentrisme, propre à l’histoire économique telle qu’elle était enseignée, a amené plusieurs chercheurs à se préoccuper non plus de la façon dont l’Occident a contribué au développement des autres peuples, mais de la manière dont l’Occident a été autrefois dominé par des civilisations plus influentes. Ainsi, James M. Blaut, dans The Colonizer’s Model of the World, critique « l’histoire tunnel » qui ne s’intéresse, en guise d’histoire mondiale, qu’à l’Europe et qui ne prend en compte l’histoire des autres peuples que dans la mesure où elle a un impact sur l’histoire occidentale9. Dans ReOrient, Gunder Frank montre combien l’Asie est restée motrice dans le système-monde moderne qui se met en place à partir du XVIe siècle. Et J. M. Hobson montre dans The Eastern Origins of Western Civilisation, comment l’Europe s’est éveillée tardivement, en se saisissant des ressources techniques et institutionnelles puis des ressources matérielles de l’Orient10.

Pour Philippe Norel, l’histoire économique globale peut être appréhendée aujourd’hui à partir de trois écoles de pensée. La première est le courant de la convergence. Ce courant s’intéresse aux globalisations récentes, abordées exclusivement comme phénomènes d’intégration économique et financière. Il s’inspire de travaux montrant que la libéralisation du commerce mondial et la spécialisation en fonction des avantages propres provoqueraient une tendance à l’égalisation des prix. Dans ces analyses, c’est l’intérêt supposé bien compris des différentes économies naitonales qui doit les pousser à instituer des relations marchandes entre elles et à créer le marché mondial. L’ouvrage pionnier de K. H. O’Rourke et J. G. Williamson Globalization and History est représentatif de ce courant. Toutefois, pour Philippe Norel, les chercheurs se rattachant à cette première école restent empreints d’un eurocentrisme dommageable.

La deuxième école analyse la dimension globale à travers le concept de système-monde, forgé par I. Wallerstein dès les années 1970. C’est l’idée que le centre exploite les périphéries. Mais la théorie des systèmes-monde achoppe sur la question de la mesure des phénomènes d’exploitation des périphéries par le centre. Selon l’analyse marxiste, le fondement de cette exploitation résiderait dans un transfert de valeur (transfert d’une partie du travail socialement nécessaire) de la périphérie vers le centre. Mais comment mesurer ce transfert de valeur ? Cela apparaît difficile et cette conception a été critiquée, notamment par Pierre Dockès dans L’Internationale du Capital (1975) et par Carlo Benetti dans Valeur et répartition (1974)11. Ils considèrent qu’aucune théorie positive des prix ne peut être élaborée sur la base du tableau marxien de passage de la valeur aux prix de production.

La troisième école, néo-smithienne (par référence à Adam Smith qui s’intéressait aux gains de productivité obtenus par le centre en vendant sur le marché mondial), est plus diverse et semble en essor aujourd’hui. Elle est représentée notamment par Roy Bin Wong avec son livre China Transformed12 et Kenneth Pomeranz avec La Grande Divergence. Mais beaucoup d’autres chercheurs aux travaux différents peuvent aussi y être rattachés, comme Philip D. Curtin avec Cross-Cultural Trade in World History et Jerry Bentley avec Old World Encounters13, qui analysent les réseaux marchands de longue distance et les interconnexions lointaines entre les économies. Certains de ces chercheurs s’attachent à montrer que la maîtrise d’un espace commercial de plus en plus large stimule de façon déterminante les institutions du capitalisme, et, par là, détermine une hiérarchie des puissances.

Ainsi, avec ces trois écoles, l’histoire économique globale apparaît en plein essor. Les chercheurs qui s’y rattachent sont reliés en réseaux, notamment avec le Global Economic History Network, basé à la London School of Economics.

Rosenthal et Wong, Before and Beyond Divergence : The Politics of Economic Change in China and Europe (2011)14

Dans ce livre important, non encore traduit en français, Jean-Laurent Rosenthal, spécialiste de l’histoire économique française, de ses marchés du crédit et des politiques économiques d’ancien régime, et Roy Bin Wong, spécialiste de l’histoire économique chinoise, se livrent à une véritable analyse économique comparée des croissances chinoise et européenne sur la longue durée. Cela fait de ce livre un exemple particulièrement réussi de la méthode comparatiste en histoire globale. Les auteurs plaident pour une révision des idées reçues, empreintes d’eurocentrisme, sur la supposée infériorité économique chinoise sur la longue durée. Ils pointent le fait que la croissance chinoise a pu se passer des structures occidentales de crédit, dans le cadre de son développement historique jusqu’au XIXe siècle, du fait que sa croissance peu capitalistique requérait moins de financement qu’en Europe et que ses structures lignagères y étaient parfaitement adaptées. Ils récusent aussi le mythe d’une Chine despotique et taxant outrageusement sa population : le taux de taxation chinois était, vers 1780, sans doute inférieur à 7 % du produit, soit moins que la totalité des États européens. Comparant la structure politique de la Chine et de l’Europe, ils constatent une différence fondamentale entre les deux entités : alors que la Chine a presque toujours connu un empire unifié, entre - 221 et 1911, l’Europe est restée depuis le Ve siècle morcelée et victime d’une concurrence féroce entre États rivaux. Ils soulignent un atout fondamental de l’Europe : en privilégiant les activités capitalistiques, la ville européenne serait poussée à perfectionner ensuite ce capital, à innover techniquement, permettant un accroissement de la productivité du travail, donc la possibilité de salaires réels croissants. Inversement la Chine, unifiée et plus pacifiée que l’Europe, aurait maintenu ses activités productives non agricoles en milieu rural et les aurait alors fondées sur une plus forte intensité en travail. Par là, les auteurs ébauchent une explication, à la fois du retard de l’Europe sur la Chine (au moins jusqu’au XVIIe siècle) et de son essor triomphant par la suite15.

L’anthropologie globale

L’invention de l’ethnographie multi-site a rapproché la discipline anthropologique de l’histoire globale. C’est l’anthropologue britannique Edmund Leach qui le premier a fait voler en éclats la monographie mono-site, lorsqu’après avoir passé sept mois dans un village birman, il fut mobilisé durant cinq années comme officier dans l’armée alliée, afin de parcourir les États shan et d’organiser la défense des régions limitrophes chinoises et indiennes, en montant de toutes pièces avec l’appui des chefs locaux une force militaire kachin16.

L’anthropologie globale s’intéresse aux phénomènes de métissage, de créolisation, de syncrétismes. Elle pose la question : la globalisation est-elle enrichissante culturellement, ou destructrice des cultures ? Cela rejoint les réflexions d’Homi Bhabha sur l’hybridité, productrice d’un tiers-espace. Plusieurs anthropologues se sont intéressés récemment à la dichotomie entre local et global, comme Clifford Geertz avec son ouvrage Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir (1986)17. Nous présenterons ici les travaux de deux anthropologues français, Marc Abélès et Jean-Loup Amselle.

Marc Abélès

Parmi les anthropologues/ethnologues développant des problématiques d’histoire globale, on peut citer Marc Abélès. Celui-ci a mené plusieurs travaux empiriques dans des lieux concernés par la globalisation : Commission européenne, Silicon Valley, OMC, Parlement européen. Il a ainsi écrit notamment La Vie quotidienne au Parlement européen, 1992, Les Nouveaux Riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley, 2002, Anthropologie de la globalisation (2008), et Des anthropologues à l’OMC. Scènes de la gouvernance mondiale (2011)18.

Alors que l’anthropologie a longtemps eu pour objet les sociétés éloignées, Marc Abélès estime que dans le contexte de la mondialisation, l’objet de cette science ne serait plus d’étudier des cultures séparées, mais de multiplier les investigations sur les relations entre cultures.

De formation classique, philosophique à l’origine, Marc Abélès a travaillé en Éthiopie avec Claude Lévi-Strauss dans les années 1970. Y étant retourné récemment, il souligne combien le monde a changé, sous l’effet de la mondialisation. Avec les possibilités récentes de dialoguer par des systèmes tels que Skype, la notion de distance a disparu.

En Éthiopie dans les années 1970, il s’est familiarisé avec la question du politique et de son « lieu ». À contre-courant d’une anthropologie encore marquée par la nécessité supposée du décentrement, de l’exotisme et de l’éloignement, il décide ensuite de mener ses recherches dans un contexte français, dans l’Yonne où il observe les pratiques politiques locales (Jours tranquilles en 89, 1989), et à l’Assemblée nationale (Un ethnologue à l’Assemblée, 2000), mais aussi dans le cadre transnational européen (La vie quotidienne au Parlement européen, 1992). En 1993, à la demande de la Commission européenne, il dirige une recherche anthropologique au sein de cet organisme. Plus récemment, il s’est interrogé sur ce que change la globalisation à la distribution du pouvoir et aux pratiques politiques (Politique de la survie, 2006 ; Anthropologie de la globalisation, 2008), questionnement qui le conduit aujourd’hui à mener ses recherches au cœur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il s’attache à observer le fonctionnement quotidien des lieux institutionnels du politique, afin de déceler les rapports de force qui se jouent en leur sein.

En 1995, il publie, dans la revue L’Homme, un manifeste « Pour une anthropologie des institutions », dans lequel il décrit notamment son passage d’une analyse du lieu du politique à une anthropologie des institutions et défend une approche prenant comme point de départ le quotidien de l’institution. Il refuse ainsi d’étudier l’institution uniquement à l’aune de sa finalité, autrement dit de l’objectif qu’elle est censée viser (vision top-down). Il dit vouloir éviter « le traitement de l’institution comme système doté d’une rationalité qui commanderait son fonctionnement et aurait une incidence directe ou dérivée sur le comportement de ses membres ». Il s’agit donc, en s’en tenant à la réalité des pratiques, de refuser une conception téléologique de l’institution, telle qu’elle est souvent « proposée par ses propres élites » : « La tâche de l’anthropologue consiste précisément à déconstruire ce qui se donne comme une institution, autonome dans ses finalités, maîtrisant ses instruments techniques et intellectuels et sécrétant sa culture ».

Marc Abélès estime que l’anthropologue a beaucoup à apprendre au lecteur sur la globalisation, qu’il conçoit comme un phénomène d’intégration financière et d’interconnexion se traduisant par la perception empirique par les individus de leur appartenance à un monde global. La globalisation est selon lui un phénomène anthropologique majeur. Il souligne qu’aujourd’hui l’anthropologue doit se situer dans le rapport permanent entre le local et le global. Il pointe l’importance de la question de savoir si les cultures subissent un processus de déterritorialisation19.

Marc Abélès s’intéresse aussi à la question de la gouvernance, question « fascinante » à ses yeux. Il se situe dans la lignée des travaux de Bertrand Badie, qui estime que nous sommes aujourd’hui dans un monde sans souveraineté, une gouvernance sans gouvernement. Dans sa thèse, Le lieu du politique, parue en 198320, Marc Abélès analyse les notions récentes de gouvernance et d’empowerment ; cette dernière notion est née au FMI, c’est l’idée que les gens doivent se saisir d’initiatives. Marc Abélès observe que ces deux notions ont émergé dans des institutions internationales.

S’intéressant aux organisations internationales, qu’il considère être les lieux du pouvoir qui expriment le mieux la globalisation, Marc Abélès a travaillé sur l’OMC et le Parlement européen. Durant son travail de terrain de trois ans à l’OMC, il a analysé les processus du « global politique ». Il a observé comment des fonctionnaires d’organisations internationales peuvent aller ensuite travailler dans des ONG soutenir des idées opposées ; il a observé aussi la reproduction des élites des fontionnaires européens21.

Dans Anthropologie de la globalisation, Marc Abélès précise notamment pourquoi la dichotomie entre sociétés du lointain et sociétés du proche lui semble dépassée. L’importance des phénomènes transnationaux qui caractérise la globalisation amène l’anthropologie à rendre intelligible les liens qui se tissent entre les différentes parties du monde.

Abélès pense qu’une ethnographie du global est possible à partir du moment où l’on prend en compte trois éléments complémentaires : l’influence des forces externes sur la vie locale, les connexions existantes entre différents lieux, les représentations qui façonnent le quotidien et qui s’alimentent au global. Son approche trouve ses racines dans la démarche de l’École de Manchester et de celle de Chicago. Pour saisir la situation de la population immigrée polonaise dans la ville de Chicago, Thomas et Znaniecki ont porté une attention aux correspondances d’immigrés et ont fait plusieurs voyages en Pologne. Marc Abélès s’est nourri aussi de la démarche novatrice d’Arjun Appadurai et de ses notions de flux et « d’ethnoscape » amenant à repenser les diasporas.

Marc Abélès plaide pour penser les nouvelles formes de gouvernementalité non plus en termes de plus ou de moins d’État, mais plutôt en termes de « déplacement » de souveraineté (les réseaux transnationaux en étant une illustration).

Il s’interroge sur la relation à établir entre violence et globalisation constatant qu’une des conséquences de la globalisation est l’aggravation des inégalités. Il lie la question de l’accroissement de la violence dans certains pays avec l’accroissement des inégalités. Dans certains cas, estime-t-il, c’est l’État déficient qui est en cause, dans d’autres ce sont des formes d’exploitation et de souffrance sociale liées à l’exercice du pouvoir par l’État.

Pour Pour Marc Abélès, la globalisation, fait nouveau dans l’histoire de l’humanité, n’est « ni bonne, ni mauvaise » : elle est un objet d’étude, qui se pose comme un défi pour les anthropologues. Elle engendre, observe-t-il, une violence spécifique22. La globalisation, observe-t-il, engendre la production de marges dans lesquelles des masses d’individus se retrouvent laissés pour compte, phénomène illustré par les camps de réfugiés, « espaces hors lieux et hors temps ».

Marc Abélès explique sa conception de la globalisation : « il existe aujourd’hui une expérience anthropologique de la globalité : celle-ci passe non seulement par un nouveau rapport à l’espace et au temps (tous deux désormais comprimés voire abolis), mais aussi par l’interconnexion généralisée, via les réseaux de communication. C’est cette nouvelle façon qu’a l’individu de se situer dans le collectif qui appelle je crois une analyse anthropologique. La géographie, la world history et l’économie permettent bien d’analyser la mondialisation ; mais les outils de l’anthropologue sont déterminants pour analyser la globalisation. Et je dirais même que la globalité est le grand défi auquel est confrontée l’anthropologie actuelle »23.

Il appelle les anthropologues à repenser leur méthode. On ne peut pas, selon lui, continuer à étudier une population en la considérant comme un isolat culturel, c’est-à-dire coupée du reste du monde. Le chercheur doit aussi faire un retour réflexif sur sa position, et on ne peut plus dès lors décomposer le monde entre un chercheur « neutre » et des informateurs omniscients qui vous livrent la vérité d’une culture. Marc Abélès estime que les anthropologues seront de plus en plus appelés à entrer dans l’espace public, à titre d’experts24.

Marc Abélès introduit de nouveaux concepts, comme ceux de « convivance » et de « survivance ». Pour lui, « il faut décentrer son regard de la forme vers le contenu du politique » ; « le contenu du politique a changé avec la globalisation : on est passé de la « convivance » à la « survivance ». » Que signifient ces notions ? Jusqu’à la fin des années 1980, il était question dans les discours politiques de coexister, d’« être ensemble » sur des sols nationaux, et la grande valeur internationale, portée par les marxistes, était celle du progrès social généralisé. Abélès nomme cela la « convivance ». Quant à la « survivance », elle désigne une nouvelle façon de faire de la politique, qui a commencé à émerger dans l’après-guerre avec l’apparition de la société civile internationale, « sorte d’internationale de la vertu civique », et qui prend en compte « une valeur déterminante, qui crée des formes inédites de politique au niveau global : le risque, les menaces, l’écologie, le principe de précaution, le développement durable ». Les enjeux sont appréhendés désormais au niveau mondial, comme c’est le cas par exemple de la question du climat. « Il s’agit donc là d’une façon nouvelle de faire de la politique, prise en charge d’ailleurs par des élites qui sont elles-mêmes transnationales »25. Observant que la globalisation suscite un véritable déplacement du politique, Marc Abélès estime que des domaines aussi divers que l’économie, l’environnement, la sécurité ne peuvent plus trouver un traitement adéquat à l’échelle de l’État-nation26. « Ce que j’essaie de thématiser avec les concepts de survivance et de convivance est un changement de représentation. La convivance, privilégiée jusqu’à la fin du siècle dernier, désigne le vivre ensemble et les conditions de son amélioration. C’est ce modèle qui a orienté les projets des grands partis politiques, avec l’idée de réaliser l’avenir radieux, que ce soit sur le mode socialiste ou libéral. Aujourd’hui prévaut plutôt l’horizon de la survivance : on attend du politique une meilleure protection par rapport à un avenir perçu comme lourd de menaces »27.

Enfin, Marc Abélès introduit la notion de « global-politique ». Ce terme, qui renvoie à la question du lieu du politique, désigne la façon dont, sur le plan international, un certain nombre de concepts, un certain nombre de problématiques communes, notamment sur l’environnement, circulent. Ces nouvelles « arènes » prennent en charge certains aspects que, selon Abélès, les États-nations ne peuvent plus assumer28.

Si les travaux anthropologiques de Marc Abélès se situent essentiellement dans le domaine du politique, ceux de Jean-Loup Amselle s’inscrivent plutôt dans le domaine du culturel.

Jean-Loup Amselle

L’anthropologue africaniste Jean-Loup Amselle a développé, sur la base de ses travaux de terrain en Afrique, des réflexions critiquant l’idée selon laquelle existeraient à l’origine des cultures « pures », « authentiques ». Son ouvrage Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures (2001)29 s’inscrit dans le prolongement et en même temps en contrepoint à son livre précédent intitulé Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs (1990)30. Cet ouvrage utilisait la métaphore du métissage des sociétés par opposition à la notion de « multiculturalisme » où les cultures restent appréhendées comme des entités discrètes, alors que pour l’auteur les sociétés sont d’emblée métisses, d’emblée dans un syncrétisme originaire. L’idée d’une pureté originaire est, nous dit Jean-Loup Amselle, une illusion dont chaque génération se berce pour forger son identité. Branchements s’écarte de la métaphore du métissage aux présupposés trop biologiques (supposant des entités préalablement « pures ») pour adopter celle du branchement qui s’inspire du registre des circuits électriques, faisant valoir, par là même, le caractère ouvert de chaque culture. C’est aussi pour éviter l’idée d’une biologisation de la mondialisation ou de la racialisation des sociétés que Jean-Loup Amselle a privilégié le terme de « branchement » à celui de « société métisse ».

De plus, le métissage des cultures induit l’idée de cultures d’origine alors que l’idée de branchement cherche à casser toute idée de cloisonnement et d’étanchéité. D’un point de vue diachronique, on évite l’idée d’une pureté originelle ou d’une séparation des sociétés, et, d’un point de vue synchronique, on évite l’idée d’une homogénéisation du monde actuel, idée qui tend à faire disparaître la question sociale. De plus en plus fréquemment en effet, le culturel supplante la question sociale. Pour Amselle, la mondialisation n’entraîne pas une uniformisation culturelle mais au contraire des « guerres identitaires » ou des « guerres de cultures ». Elle conduit à deux attitudes : soit un « choc des cultures », soit, à l’inverse, une « créolisation » du monde.

Ce livre est une excellente réflexion sur des thèmes propres à l’anthropologie – notamment celui des identités – mais aussi sur les méthodes de travail de l’ethnologue, en particulier l’enquête de terrain. L’auteur refuse de se figer dans une observation participante de longue durée au profit d’une ethnographie itinérante ; pour Jean-Loup Amselle, le principe même de la monographie villageoise (micro-enquête sédentaire) aurait induit une déshistoricisation des sociétés étudiées par l’ethnologue. À l’instar de l’anthropologue américain George Marcus, il prône les enquêtes « multi-situées ». Selon Amselle, les enquêtes sédentaires (qu’il critique) sont responsables d’une marginalisation de l’islam chez les ethnologues des générations précédentes.

La génétique et la linguistique sont, d’après Amselle, les deux sciences du mythe de la société-isolat. La « pulsion typologique » des premiers linguistes, selon l’expression de Jean-Loup Amselle, a conduit à la recherche d’une pureté imaginaire des langues selon le même modèle que celui de la génétique des populations, toujours en référence à la notion d’un âge d’or qui n’a jamais existé. L’anthropologie, en cela, se rapprochait dans ses méthodes des sciences de la nature. Elle doit accepter de se livrer aujourd’hui, nous dit Jean-Loup Amselle, à l’étude des écrits et des images. C’est donc à partir de ces réflexions autour des identités-racines et de leurs « branchements » que l’auteur nous amène à son ethnographie itinérante au cœur de l’afrocentrisme.

Le paradigme raciologique et le thème de l’écriture sont au fondement de l’afrocentrisme. L’afrocentrisme est, en effet, l’affirmation de la race noire prônant son origine dans la civilisation égyptienne d’origine noire. Il naît à une époque qui fait référence à la hantise du métissage. Jean-Loup Amselle évoque la position de Cheikh Anta Diop, figure de proue de l’afrocentrisme, et fait allusion aux Africains-Américains qui développent, eux aussi, un discours fondé sur le thème des origines. Aux États-Unis, ce discours fait valoir deux tendances : soit celle qui revendique une intégration ; soit celle qui rejette cette intégration comme le mouvement des Blacks Panthers ou celui de Malcolm X. Cette politique identitaire fondée sur l’ethnie ou la race conduit à une recherche de survivances africaines par rapport à la « communauté d’origine ». Cette recherche au sein des cultures américaines, puis des Caraïbes, est depuis les années 1950 un thème cher à l’anthropologie française.

Jean-Loup Amselle étudie notamment le « n’ko », mouvement « prophétiste scripturaire », originaire d’Afrique de l’Ouest et plus précisément du milieu mandingue. Le n’ko est un mouvement de pensée, mais il est aussi une écriture dont l’alphabet a été créé par Souleymane Kanté en 1949 en Côte-d’Ivoire. Ce dernier a rédigé de nombreux ouvrages de médecine et de pharmacopée. Il existe d’ailleurs des docteurs du n’ko qui officient dans des centres qu’on peut presque assimiler à de véritables dispensaires. Ils utilisent des médicaments modernes mais aussi homéopathiques. Ce type de médecine qui affirme le pouvoir de la médecine africaine a néanmoins recours à la science occidentale pour valider son savoir. On peut dire à l’instar de Jean-Loup Amselle qu’il peut s’agir d’une « pensée mondialisante partielle ». Elle utilise la culture européenne dans une théorie de la preuve. Cette posture montre à quel point l’afrocentrisme prend appui sur l’écrit pour défendre ses théories et apporter les preuves de son pouvoir de guérir.

L’objectif de Kanté a d’ailleurs été de traduire le Coran en n’ko afin d’indigéniser l’islam et par là même de dissocier la langue arabe de la religion musulmane : pour « mandinguiser la religion musulmane », écrit Jean-Loup Amselle (p. 136). Il faut donc distinguer l’islamisation de l’arabisation. Le n’ko est favorable à l’islamisation de l’Afrique, mais opposé à son arabisation. Les fondateurs du n’ko cherchent même à « débrancher » le réseau multiséculaire Moyen-Orient-Maghreb-Afrique noire. Cela dit, les représentants du n’ko sont allés jusqu’à enseigner l’arabe en se servant de l’alphabet n’ko (qui s’écrit avec des caractères latins, mais de droite à gauche) et Kanté revendique, en même temps, un statut de marabout ! Ce paradoxe s’explique par une triangulation, où la culture européenne est utilisée contre la culture arabo-musulmane pour affirmer et magnifier la culture malinké. Au final, le n’ko est davantage un mouvement anticolonialiste arabo-musulman qu’anti-européen.

Jean-Loup Amselle rattache le n’ko à tous les prophétismes africains, faisant remarquer que Kanté, qui dit avoir créé l’alphabet sous l’emprise d’une révélation, a une idéologie universalisante.

Le statut de l’écrit est au fondement du n’ko. Kanté reproche aux alphabets arabes et latins de ne pas inscrire les tons des langues africaines, ce que les linguistes commenceront à faire, en France avec Maurice Houis dans les années 1960, mais ce qui justifie la nécessité pour Kanté, à cette époque, de créer cet alphabet. Bien qu’à visée universelle, la pensée de Kanté s’appuie sur la volonté de purifier la culture mandingue de tout apport extérieur. La sauvegarde de la culture mandingue est le but primordial. L’écrit permet de fixer la culture mandingue, de la délivrer, nous dit l’auteur, de « la malédiction de l’oralité ». Kanté cherche même à promouvoir, au Mali, l’alphabétisation en alphabet n’ko mais il échoue dans cette tentative auprès des instances gouvernementales. La revendication du thème de l’authenticité se présente en concurrence du modèle européen et contre l’arabité. Il ne s’agit plus d’un « système de pensée » ethnologique ou de « représentations collectives » à la Durkheim, d’une « pensée sauvage » lévi-straussienne ou d’une « idéologique », comme l’entend Augé. La philosophie afrocentriste refuse aussi d’être rangée dans les œuvres qui relèvent d’une « vision du monde ». Les membres du n’ko refusent aussi la notion d’ethno-philosophie. Il s’agit plutôt d’une certaine philosophie de l’histoire, ou encore d’une « culture mandingue lettrée ». Le n’ko revendique aussi une antériorité historique (les Mandingues existaient bien avant l’islam) ainsi que la supériorité de la culture mandingue (avec le rôle du fer comme démonstration). La conversion à l’islam a contribué, selon Kanté, au déclin des civilisations africaines.

L’afrocentrisme se situe dans un espace interculturel. Il représente un nationalisme culturel qui suppose l’existence de cultures pures. Il crée, de fait, ce que l’auteur nomme des « labels identitaires ». Dans ce contexte, le nationalisme finit par s’opposer à l’universalisme car finalement l’afrocentrisme est à la fois un espace de communication et de revendication de spécificités culturelles31.

Ainsi, les réflexions de Jean-Loup Amselle critiquent de manière pertinente les représentations usuelles selon lesquelles des cultures « pures » existeraient à l’origine. Dénonçant le mythe d’une supposée authenticité culturelle, Jean-Loup Amselle contribue avec finesse à l’analyse des brassages et des influences culturelles. Justement, la ou les culture(s) apparaissent comme un des objets particulièrement intéressants pour l’histoire globale.

Une histoire culturelle globale ?

En France, l’histoire culturelle, « histoire sociale des représentations », c’est-à-dire histoire des manières dont les hommes représentent et se représentent le monde qui les entoure, comme l’a définie Pascal Ory32, a connu un intense essor depuis quelques décennies. Les travaux auxquels elle a donné lieu se sont axés sur plusieurs thèmes, comme la symbolique politique, la mémoire collective, l’histoire du rite politique, le champ de la médiation, et celui de l’imaginaire et de la sensibilité33. Toutefois ils se sont souvent limités à un cadre national. Un enjeu actuel important est d’étendre cette histoire culturelle au domaine « mondial » ou « global ». L’histoire mondiale et l’histoire globale ont été investies prioritairement par des spécialistes d’histoire économique. Ainsi, le Journal of Global History, créé en 2006 par Cambridge University Press et la London School of Economics, est dirigé par trois historiens économistes : Kenneth Pomeranz, Peer Vries et William G. Clarence-Smith. L’histoire mondiale et l’histoire globale semblent donc se caractériser jusqu’à maintenant par une certaine sur-représentation des historiens économistes au détriment des spécialistes d’histoire culturelle, restés davantage ancrés dans un cadre national34. Quelle peut être la place de l’histoire culturelle dans une histoire mondiale ? Une histoire culturelle mondiale, si elle est possible, doit-elle se concevoir comme un « Grand récit de la modernisation » (« Big Story »), unifié, comme le conçoivent pour leur champ de recherche certains historiens de l’économie, ou bien comme une histoire fragmentée, émiettée, parcellisée, ainsi que la considèrent les post-modernistes ? Il convient de présenter les récents développements dans le domaine de l’histoire culturelle mondiale, puis de faire le point sur les méthodes que ces développements ont apportées, et enfin d’évoquer quelques nouvelles pistes possibles pour une histoire culturelle mondiale.

Un difficile mariage entre histoire culturelle et histoire globale

L’histoire globale plutôt portée sur le domaine économique

L’histoire globale a porté, du moins à ses débuts, davantage sur les aspects économiques que sur les aspects culturels. En lançant la « New Global History Initiative » en 1989, l’Américain Bruce Mazlish la concevait surtout comme l’étude de la société « globalisée » découlant de la mondialisation économique. Comme l’a fait remarquer Giorgio Riello, il est d’ailleurs plus aisé de mener une histoire globale portant sur le domaine économique que sur le domaine culturel, car il est plus facile de construire de « grands récits » unifiés dans ce premier domaine que dans le second. Ainsi l’étude de Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, sur l’influence de la Chine sur l’Europe, porte essentiellement sur des aspects économiques : l’auteur s’attache à faire apparaître le rôle joué par la Chine dans la révolution industrielle anglaise, ce qui est facilité par le fait que les prix, la production, le revenu national, les salaires, la monnaie sont des notions qui s’appliquent partout et peuvent être aisément quantifiées et comparées, contrairement à des notions culturelles, plus subjectives, moins facilement quantifiables et peut-être moins universelles35.

L’histoire culturelle longtemps restée cantonnée au domaine national ou local

Du fait de ces difficultés, l’histoire culturelle est longtemps restée, en France, cantonnée au domaine national, et s’est souvent développée de manière déconnectée des enjeux politiques, économiques et sociaux, se fondant souvent sur le postulat que le champ culturel serait autonome de ces derniers. Cette spécificité de l’histoire culturelle française rend difficile son articulation avec l’histoire culturelle telle que la pratiquent des historiens d’autres pays, par exemple les Italiens (microstoria) ou les Américains (cultural studies et cultural history)36.

C’est sans doute par le biais de l’histoire des relations internationales que, en France, l’histoire culturelle s’est le plus facilement étendue au-delà du champ national : à partir des années 1990, progressivement, « l’histoire des relations culturelles internationales » a connu un certain essor, puis a acquis une réelle légitimité, comme l’illustre l’organisation à Paris en 2006 du colloque « Les relations culturelles internationales au vingtième siècle. Entre diplomatie, transferts culturels et acculturation » (université de Paris I, Centre d’histoire de Sciences-Po, UVSQ)37. Grâce à cette approche qui mêle histoire diplomatique et histoire culturelle, plusieurs thèmes classiques de l’histoire des relations internationales ont ainsi été appréhendés sous l’angle de l’histoire culturelle, ouvrant la voie à des travaux féconds. Par exemple, le volet culturel de la guerre froide (« soft power ») apparaît comme une source quasi-inépuisable pour l’histoire des relations culturelles internationales, puisque les enjeux culturels ont été des vecteurs très importants de l’affrontement bipolaire (ex : peinture réaliste/peinture abstraite)38.

L’étude des circulations culturelles

L’histoire globale implique l’idée que les échanges, les influences entre sociétés et cultures, ne se font pas seulement à sens unique mais souvent à double sens et qu’il y a des circulations culturelles, des circulations de savoirs, c’est-à-dire des déplacements d’acteurs, d’idées et de savoirs, pas seulement du centre vers la périphérie, mais aussi dans le sens inverse, au moyen notamment de réappropriations. Cette conception est très féconde pour l’histoire culturelle globale. Ainsi, Ludovic Tournès, dans ses travaux sur les fondations philanthropiques américaines (Ford et Rockefeller notamment), a montré que ces fondations sont certes un outil de diffusion du modèle américain vers l’Europe, mais que les échanges sont en réalité à double sens : par exemple, dans le domaine des sciences médicales, ces fondations ont beaucoup emprunté au modèle allemand avant de le transformer et de le diffuser à nouveau en Europe39. Sandrine Kott, dans ses travaux sur l’Organisation internationale du travail (OIT), a montré que pendant la guerre froide, malgré le rideau de fer, des circulations de savoirs en matière de management du travail se faisaient entre l’Est et l’Ouest : les représentants de l’Est ont emprunté des savoirs dans ce domaine aux Occidentaux avant de les diffuser auprès des pays du Sud auxquels ils fournissaient une importante assistance technique40. Une autre historienne, Marie Scot, étudiant les parcours des étudiants indiens de la London School of Economics (LSE) dans les années 1930-1940, étudie comment, revenus dans leur pays, ils ont réutilisé les savoirs acquis à la LSE tout en les détournant puisqu’ils n’ont pas hésité à critiquer le système colonial. Cette historienne met en évidence la complexité des processus de réception et de transmission des savoirs41.

Utiliser l’interdisciplinarité et les différents outils et apports de l’histoire globale

L’histoire culturelle globale peut emprunter à ces différents courants plusieurs méthodes. Sur le modèle des area studies, des cultural studies, des postcolonial studies, et de la global history anglo-saxonne, une histoire culturelle mondiale pourrait se caractériser par l’interdisciplinarité, associant historiens, géographes, spécialistes de sciences sociales, civilisationnistes, littéraires, musicologues, etc. Comme le champ est très vaste, il s’agirait aussi d’organiser les recherches de manière collective, sur le modèle des chercheurs des sciences dites dures, comme le suggère Giorgio Riello, les chercheurs en histoire culturelle mondiale pourraient ainsi utiliser leurs apports réciproques, ce qui permettrait d’opérer des « fertilisations croisées » (cross fertilizations), pouvant déboucher sur des synthèses comparatives, « chacun venant ainsi combler les ignorances de l’autre, et s’enrichissant en même temps de regards extérieurs »42.

L’ouvrage collectif, Transnational Intellectual Networks (2004), édité par des chercheurs allemands et par le chercheur français Christophe Charle, se centre de manière pionnière sur l’histoire culturelle transnationale : étudiant les interactions entre les formes nationales et transnationales des pratiques savantes en Europe entre la fin du XIXe siècle et 1939, il souligne l’antagonisme entre dynamiques intellectuelles nationales et transnationales43.

Plusieurs chercheurs ont récemment revisité l’histoire de mouvements intellectuels nationaux en montrant les connexions que ces mouvements entretenaient avec d’autres mouvements intellectuels qui se sont développés parallèlement dans d’autres pays, dans d’autres cultures. Ainsi, Bob Johnson, étudiant le mouvement de la Harlem Renaissance, la « globalise » en mettant en évidence des renaissances irlandaise, mexicaine et noire à travers son étude de la revue The Survey de 1919 à 1929. Il montre que des contemporains comme Alain Locke concevaient cette renaissance comme faisant partie d’un phénomène plus large de renaissance raciale et nationale44. Andrew Arsan étudie quant à lui l’émergence d’un internationalisme dans l’entre-deux-guerres au Moyen-Orient par le biais de comités, télégrammes et pétitions, et du rôle de la diaspora présente à Paris, New York et au Caire45.

L’emploi de méthodes quantitatives, une piste pour l’histoire culturelle globale

Une autre méthode utile qu’il s’agirait de généraliser pour faire une histoire culturelle mondiale serait l’emploi de méthodes quantitatives. Ces dernières années, l’histoire culturelle française s’est surtout caractérisée par le recours à une approche qualitative. Or récemment, certains chercheurs, s’efforçant de mesurer la circulation transnationale des livres et des traductions, comme Franco Moretti46, Gisèle Sapiro47 ou Christophe Charle48, ont introduit des réflexions et des méthodes permettant de mettre à contribution l’approche quantitative en histoire culturelle, notamment par l’utilisation de statistiques, de graphiques, ou par l’exploitation de bases de données. La numérisation récente, dans plusieurs pays, de fonds d’archives gigantesques (de l’ordre de millions de pages), accessibles en ligne grâce à des bases de données, permet d’envisager une exploitation quantitative relativement aisée et rapide grâce à l’informatique. Une telle approche par les méthodes quantitatives apparaît essentielle car elle permettrait à l’histoire culturelle transnationale d’acquérir plus de rigueur et de fiabilité dans ses conclusions.

Rapprocher enjeux économiques et enjeux culturels ?

Enfin, il apparaît important d’effectuer un rapprochement entre enjeux économiques et enjeux culturels : il s’agirait de ne plus concevoir l’histoire culturelle comme déconnectée des enjeux économiques, mais de faire apparaître les liens étroits qui unissent phénomènes culturels et phénomènes économiques. À cet égard, la notion de « circulations », si elle présente l’avantage de favoriser la mise en évidence d’une multiplicité de flux orientés dans diverses directions, présente aussi le risque de déformer un peu la réalité concrète : en employant cette notion, l’historien peut être tenté de se représenter les idées et les savoirs de manière abstraite, comme se déplaçant librement, tels des vents ou des courants marins, sur l’ensemble de la planète, en négligeant la diversité des conditions matérielles dans lesquelles cela se fait en réalité. L’historien peut aussi être tenté de mettre les différents flux sur le même plan, quels que soient leur importance quantitative et le degré de leurs répercussions sur les populations. En cela, la notion de « circulations » peut contribuer à gommer la dimension de domination. Une attention accrue portée aux aspects économiques (budgets des institutions culturelles, chiffres de ventes, accords commerciaux, rôle des États, comparaison des niveaux socio-économiques de différents producteurs, médiateurs ou consommateurs culturels) permettrait de mieux faire apparaître des centres d’impulsion et des hiérarchies dans les flux culturels et donc de mieux faire apparaître au niveau mondial un phénomène de domination en matière culturelle. Il serait ensuite intéressant de déterminer si ce rapport de domination culturelle est le reflet exact de celui qui caractérise le système économique mondial ou non.

Il apparaît ainsi possible de mener des études d’histoire globale sur les firmes transnationales. De la Standard Oil à la fin du XIXe siècle à Wal-Mart ou Monsanto aujourd’hui, les FTN se sont affirmées depuis un peu plus d’un siècle comme des acteurs très importants, non seulement dans le domaine économique bien sûr (plusieurs FTN sont bien plus riches que des États), et politique (certaines sont en mesure de renverser des régimes politiques49), mais également culturel. Les FTN sont des acteurs majeurs à la fois de la mondialisation culturelle (en diffusant des produits identiques dans le monde entier, elles contribuent à l’uniformisation des modes de vie et des pratiques culturelles), et de la diversité culturelle mondiale (les sociétés réagissent différemment à l’action de ces firmes ; et les FTN adaptent elles-mêmes leurs pratiques et leurs produits aux différentes sociétés). Il peut donc être intéressant de mener des recherches sur les politiques et pratiques sociales et culturelles des FTN, ainsi que sur la manière dont les sociétés se représentent et reçoivent l’action des FTN. Un obstacle de taille à dépasser pour l’étude des FTN est le problème d’accès aux archives : en effet, ces structures, étant privées, régissent comme elles l’entendent la constitution, la conservation et la consultation de leurs archives, soucieuses surtout de leur image de marque, motivation généralement peu compatible avec la recherche historique objective.

Quelques pistes en histoire culturelle transnationale

Des structures politiques peuvent être étudiées pour le volet culturel de leur action. Ainsi, par exemple, la mise en service récente de la base de données « Incomka », qui recense des millions de pages d’archives du Komintern (1919-1943), permet notamment d’analyser les activités culturelles menés par le Komintern dans différents pays, par exemple dans le domaine de la littérature ou du théâtre50.

Parmi de nombreuses autres pistes possibles, on peut en évoquer une qui attire l’attention croissante des chercheurs de diverses disciplines : dans la société mondialisée qui émerge depuis quelques décennies, on peut envisager d’analyser les évolutions du langage, c’est-à-dire les mutations opérées de pair dans le vocabulaire différentes langues. En effet, du fait de la mondialisation culturelle, de telles évolutions semblent se faire maintenant de manière parallèle dans plusieurs langues. C’est ce qu’ont commencé à étudier par exemple Eric Hazan et Alain Bihr, analysant l’apparition dans plusieurs pays depuis les années 1990 d’une « novlangue néolibérale », marquée par l’influence des conceptions économiques du « consensus de Washington »51. Il est intéressant d’essayer d’identifier les acteurs de ces mutations du vocabulaire (ex : hommes politiques, réseaux économiques, institutions internationales, journalistes, télévision) et leurs conséquences sur les sociétés et les opinions publiques. Dans une telle perspective d’étude transnationale des évolutions du langage, Christian Delporte a proposé récemment un intéressant panorama mondial de l’histoire de la « langue de bois »52.

Ainsi des chantiers stimulants s’ouvrent à l’histoire culturelle dans le cadre mondial. Loin de risquer de se perdre dans un ensemble trop vaste et de se caractériser par la fragmentation et la perte de sens, il semble au contraire que les travaux menés en histoire culturelle mondiale pourraient acquérir une rélle cohérence et s’articuler entre eux de manière pertinente, en se rattachant à la problématique de la domination, donc en se connectant à l’étude des enjeux socio-économiques mondiaux.

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1. Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard NRF, 1983.

2. Philippe Norel, « Karl Polanyi et la construction du Marché : leçons pour l’histoire globale », blog histoire globale, 30 janvier 2012 (publié aussi dans Ph. Norel, L. Testot, Une histoire du monde global, op. cit., p. 219-222).

3. Philippe Norel, L’Histoire économique globale, Paris, Seuil, 2009.

4. Pour tout le développement qui suit, cf. Philippe Norel, « La dimension globale en histoire économique », in Laurent Testot (dir.), Histoire globale, op. cit., p. 177-184.

5. Pierre Léon (dir.), Histoire économique et sociale du monde, Paris, Armand Colin, 1977-78.

6. Angus Maddison, L’économie mondiale. Une perspective millénaire, Paris, éd. OCDE, 2002 ; David S. Landes, Richesse et pauvreté des nations, Paris, Albin Michel, 2000.

7. Kevin H. O’Rourke et Jeffrey G. Williamson, Globalization and History: The Evolution of a nineteenth-century Atlantic economy, MIT Press, 1999.

8. Philippe Norel, L’Invention du marché. Une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil, 2004.

9. James M. Blaut, The Colonizer’s Model of the World: Geographical Diffusionism and Eurocentric History, Guilford Press, 2003.

10. J. M. Hobson, The Eastern Origins of Western Civilisation, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

11. Pierre Dockès, L’Internationale du Capital, Paris, PUF, 1975 ; Carlo Benetti, Valeur et répartition, Paris, Maspero, 1974.

12. Roy Bin Wong, China Transformed: Historical Change and the Limits of European Experience, Cornell University Press, 1997.

13. Philip D. Curtin, Cross-Cultural Trade in World History, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 ; Jerry Bentley, Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in pre-Modern Times, Oxford, Oxford University Press, 1993.

14. Jean-Laurent Rosenthal et Roy Bin Wong, Before and Beyond Divergence: The Politics of Economic Change in China and Europe, Cambridge, Harvard University Press, 2011.

15. Philippe Norel, « Comment faire de l’histoire globale hors connexion », blog Histoire globale, 31 décembre 2011.

16. E. Leach, Political Systems of Highland Burma, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1954. Cf. Laurent Berger, « La place de l’ethnologie en histoire globale », Monde(s). Histoire, Espaces, Relations, n°3, 2013, p. 193-212.

17. Cf. Clifford Geertz, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986.

18. Marc Abélès, La Vie quotidienne au Parlement européen, Paris, Hachette, 1992 ; Les Nouveaux Riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley, Paris, Odile Jacob, 2002 ; Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot et Rivages, 2008 ; Des anthropologues à l’OMC. Scènes de la gouvernance mondiale, Paris, CNRS éditions, 2011.

19. Intervention de Marc Abélès au séminaire « Histoire globale » organisé à l’ENS par Chloé Maurel, 26 janvier 2012.

20. Marc Abélès, Le Lieu du politique, Paris, Société d’Ethnographie, 1983.

21. Marc Abélès, Un anthropologue à l’OMC, op. cit. ; cf. aussi Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir dans la globalisation, Paris, Flammarion, Alto/Aubier, 2003.

22. « Pour une anthropologie de la globalisation », entretien avec Marc Abélès, propos recueillis par Régis Meyran, Sciences humaines, 2008/8, p. 26.

23. Ibid.

24. Ibid.

25. Ibid.

26. Julien Bonnet, « Entretien Marc Abélès : une Europe politique qui se cherche », Sciences humaines, 2010/5, p. 43.

27. Ibid.

28. Arnaud Fossier, Éric Monnet, « De l’anthropologie du “lieu du politique” à l’anthropologie des institutions. Entretien avec Marc Abélès », Tracés, 2009/2, n°17, p. 231-241.

29. Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001.

30. Jean-Loup Amselle, Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1990, rééd. 1999.

31. Doris Bonnet, « Jean-Loup Amselle. Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures », Cahiers d’études africaines [En ligne], http://etudesafricaines.revues.org/1528

32. Cf. Pascal Ory, L’histoire culturelle, Paris, PUF, collection « Que sais je ? », 2004 ; cf. aussi Philippe Poirrier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, collection « Points histoire », 2004, et Jean-Yves Mollier, notice « Histoire culturelle », Dictionnaire du littéraire, Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.), Paris, PUF, 2002, p. 266-267.

33. Sudhir Hazareesingh, « L’histoire politique face à l’histoire culturelle : état des lieux et perspectives », Revue historique, PUF, 2007/2, n° 642, p. 359-361.

34. Giorgio Riello, « La globalisation de l’Histoire globale : une question disputée », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 2007/5, n°54-5, p. 30-31.

35. Kenneth Pomeranz, The Great Divergence: Europe, China, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000 ; cf. G. Riello, article cité, p. 31.

36. Loïc Vadelorge, « Où va l’histoire culturelle ? », Ethnologie française, PUF, 2006/2, p. 359.

37. Cet important colloque a donné lieu à la publication de : Anne Dulphy, Robert Frank, Marie-Anne Matard-Bonucci, Pascal Ory (dir.), Les relations culturelles internationales au XXe siècle, Bruxelles, Peter Lang, 2011.

38. Cf. Frances S. Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Paris, Denoël, 2003.

39. Ludovic Tournès, La philanthropie américaine et l’Europe : contribution à une histoire transnationale de l’américanisation, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université Paris-I Panthéon Sorbonne, 2008 ; Ludovic Tournès, Sciences de l’homme et politique. Les fondations philanthropiques américaines en France au XXe siècle, Paris, Éditions des Classiques Garnier, 2011.

40. Sandrine Kott, communication orale au séminaire « Histoire globale » à l’ENS, 24 janvier 2013.

41. Marie Scot, « Faire école : les Alumni universitaires indiens de la London School of Economics », Histoire@Politique, revue du Centre d’histoire de Sciences Po, n°15, septembre 2011.

42. G. Riello, article cité, p. 28 et 30.

43. Transnational Intellectual Networks. Forms of Academic Knowledge and the Search for Cultural Identities, Christophe Charle, Jürgen Schriewer et Peter Wagner (dir.), Francfort, Campus Verlag, 2004.

44. Bob Johnson, « Globalizing the Harlem Renaissance: Irish, Mexican, and “Negro” renaissances in The Survey, 1919–1929 », Journal of Global History (2006) 1, p. 155-175.

45. Andrew Arsan, « This age is the age of associations: committees, petitions, and the roots of interwar Middle Eastern internationalism », Journal of Global History, volume 7, n° 02, juillet 2012, p. 166-188.

46. Franco Moretti, Graphs, Maps, Trees: Abstract Models for a Literary History, Londres, Verso, 2005.

47. Gisèle Sapiro, Translatio. Le marché de la traduction en France à l’heure de la mondialisation, Paris, CNRS éditions, 2008.

48. Christophe Charle (dir.), Le Temps des capitales culturelles, Paris, Champ Vallon, 2009.

49. Comme par exemple au Guatemala en 1954 (rôle de la United Fruit Company) ou au Chili en 1973 (rôle de la firme ITT, International Telephone and Telegraphs). Les FTN ont acquis de nos jours une place importante dans plusieurs institutions internationales (ex : ONU), où elles sont de plus en plus considérées comme des partenaires et acteurs de poids, aux côtés des États.

50. Ex : les archives de la « Ligue anti-impérialiste », de l’« Union internationale des écrivains révolutionnaires », ou encore de l’« Association internationale du théâtre révolutionnaire », structures créées dans le cadre du Komintern, sont consultables sur cette base de données. La mise en service d’Incomka résulte du travail collectif de nombreux historiens, et notamment en France du groupe de chercheurs organisé autour de Serge Wolikow.

51. Éric Hazan, LQR, la novlangue du néo-libéralisme, Raisons d’agir 2006 ; Alain Bihr, La novlangue néolibérale : La rhétorique du fétichisme capitaliste, Cahiers libres, 2007, p. 2.

52. Christian Delporte, Une Histoire de la langue de bois, Paris, Flammarion, 2009.