Conclusion de la première partie

Un courant riche en apports épistémologiques et méthodologiques

Dans la continuité des courants de l’histoire universelle, de l’histoire comparée, et des « Area studies », l’histoire globale constitue une ouverture sur le monde, et notamment sur les continents et régions jusque là négligés par une historiographie longtemps occidentalocentrée.

Témoignent de cet essor de l’histoire globale non seulement le nombre croissant de livres consacrés à ce courant depuis les années 1980, mais aussi l’institutionnalisation de cette histoire par la création de chaires d’histoire globale (essentiellement dans le monde anglo-saxon), de revues, d’associations, et l’organisation de congrès.

Que ressort-il de tous ces écrits ? L’histoire globale apparaît comme un ensemble large de méthodes et de concepts, incluant plusieurs sous-courants comme l’histoire comparée, l’histoire des transferts culturels, l’histoire connectée, l’histoire croisée, l’histoire transnationale… Toutes ces appellations ne doivent pas être conçues comme des conceptions rivales, mais bien plutôt comme différentes facettes d’un tout. Enfin, l’histoire globale implique l’idée que les échanges, les influences entre sociétés et cultures, ne se font pas seulement à sens unique mais souvent à double sens et qu’il y a des circulations culturelles, des circulations de savoirs, qui s’établissent entre espaces dominés et espaces dominants. Un dernier élément important de l’histoire globale est la dimension interdisciplinaire : ainsi l’histoire globale, dans la lignée de ses pères fondateurs tels Andre Gunder Frank qui était à la fois historien, économiste, sociologue, anthropologue et géographe, associe volontiers plusieurs disciplines.

Une influence à relativiser

Toutefois, il faut relativiser l’influence et l’impact de l’histoire mondiale/globale. Comme l’observe Pierre Grosser, ce courant n’a pas tant d’influence que cela aux États-Unis. Le cours d’histoire mondiale est loin d’être généralisé et d’avoir remplacé les cours de civilisation occidentale : il est souvent optionnel. En 2002, les élèves étaient dix fois plus nombreux à prendre un cours d’histoire américaine, et trois fois plus un cours d’histoire européenne. Semestriel, ce cours ne permet que des survols. Bien des enseignants se contentent d’amender un peu les cours de civilisation occidentale, et les enseignants sont souvent mal formés. En 2005, moins d’une vingtaine d’universités avaient ouvert des programmes doctoraux d’histoire mondiale ou globale. Les postes d’enseignant en histoire transnationale ou mondiale sont très peu nombreux (3 %) dans les universités américaines et connaissent un déclin comparable aux autres spécialités. L’histoire mondiale aux États-Unis manque de moyens, est peu soutenue par les fondations et les institutions et apparaît comme l’enfant pauvre des recherches sur la mondialisation1. La nouvelle vague de financement public de la recherche en sciences sociales, est concentrée sur le radicalisme islamique, le terrorisme, la modernisation militaire chinoise, le changement climatique ou sur le risque politique dans les États africains. C’est l’anthropologie et non l’histoire que le Pentagone s’efforce de mobiliser, au nom d’une approche très essentialiste et localiste de la culture2.

L’histoire mondiale ne semble pas non plus très répandue dans l’enseignement secondaire en Allemagne, en raison du faible nombre d’heures de cours d’histoire (l’histoire n’est qu’une option à la fin du lycée en Allemagne) et du risque de marginalisation de l’histoire du nazisme et de l’Holocauste. Aux Pays-Bas, la place de l’histoire non européenne est en déclin. En Italie, la coalition menée par Silvio Berlusconi n’a pas voulu intégrer en 2001 l’histoire mondiale aux programmes scolaires. Au Royaume-Uni, la discipline historique est en perdition dans l’enseignement secondaire. En Australie, les lobbies conservateurs et chrétiens se sont activés contre le projet lancé en 2008 d’ouvrir les programmes d’histoire sur le monde3.

Par ailleurs, on observe que l’histoire mondiale/globale est un « fourre-tout4 ». Près d’un tiers des articles publiés par le Journal of World History traitent des questions théoriques, méthodologiques et conceptuelles. Pierre Grosser observe que l’histoire mondiale a parfois tendance à se complaire dans l’historiographie, « comme pour se donner un pedigree et donc une légitimité ». L’existence d’une rubrique « comparative/world » dans les recensions d’ouvrages de l’American Historical Review est en fait un fourre-tout. Et chez Oxford University Press, les « world history » de pays sont avant tout des histoires nationales sur le temps long5.

Par ailleurs, on est en droit d’avoir un regard critique sur l’histoire globale.

Un regard critique sur l’histoire globale

« Qui trop embrasse, mal étreint » : le risque d’un manque de rigueur

Par rapport aux méthodes, aux postulats et aux conclusions de l’histoire globale, il convient d’apporter un regard critique. Tout d’abord, on peut pointer le manque de rigueur de plusieurs des grands essais totalisants auxquels a donné lieu ce courant, et remettre en question la validité d’interprétations des grands phénomènes historiques, politiques, et sociaux reposant exclusivement sur des explications d’ordre biologiques et environnementales.

Des innovations pas si nouvelles que cela…

De plus, plusieurs des innovations méthodologiques que prétend apporter l’histoire mondiale/globale n’apparaissent en fait pas comme de réelles nouveautés. L’histoire mondiale/globale s’inscrit en réalité dans l’héritage de tentatives historiques passées, notamment des différentes tentatives d’« histoires universelles » entreprises depuis l’Antiquité (Hérodote) et au fil des siècles (Bossuet)6, et plus précisément au xxe siècle les travaux d’Oswald Spengler7, d’Arnold Toynbee8, ou encore de René Grousset9. Les chercheurs de la « global history » et de la « new global history » ne rejettent d’ailleurs pas la filiation avec des historiens antérieurs, et se revendiquent au contraire de l’héritage d’Arnold Toynbee : Bruce Mazlish a été lauréat en 1986 du Prix Toynbee, qui vise à récompenser des contributions en matière de sciences sociales donnant une large vue de la société humaine et des problèmes sociaux et humains ; à partir de 1987 la Fondation du Prix Toynbee a entrepris de soutenir explicitement la démarche d’histoire mondiale/globale, et plus précisément le projet de la « new global history ». En 2008, le Prix Toynbee a été attribué à William McNeill.

L’approche comparative ainsi que l’interdisciplinarité ne peuvent pas être considérée comme des spécificités de l’histoire globale car elles avaient déjà été introduites par des historiens et des courants historiographiques antérieurs, comme Marc Bloch et l’école des Annales en France dès les années 1920-1930. Le seul élément qui peut paraître relativement nouveau à cet égard est le souci d’intégrer l’apport non seulement des différentes sciences sociales et humaines, mais aussi des sciences dures, comme la biologie. Toutefois, les recherches historiques concernant l’histoire du climat ne sont pas l’apanage exclusif des global historians, puisque des travaux sur ce thème ont également été réalisés en dehors de ce courant, par exemple en France avec l’Histoire humaine et comparée du climat d’Emmanuel Leroy Ladurie (2004)10. De plus, l’idée de dépasser les cloisonnements nationaux, et d’étudier les connexions et parallélismes à l’échelle « globale » a déjà été pensée par plusieurs historiens européens avec les courants déjà ébauchés depuis plusieurs années de l’histoire culturelle comparée, l’histoire des transferts culturels, l’histoire des circulations culturelles, l’histoire transnationale, l’histoire relationnelle, l’histoire connectée, l’histoire partagée, l’histoire croisée.

Ainsi, si l’histoire mondiale/globale apparaît effectivement stimulante par sa volonté de faire éclater les cloisonnements nationaux, historiographiques, disciplinaires, il faut relativiser le caractère réellement novateur de ce courant.

Une vision téléologique de l’histoire, célébrant la mondialisation libérale ?

En outre, par ses présupposés et ses centres d’intérêt, qui tournent beaucoup autour de l’idée de mondialisation économique vue comme un processus nécessaire, voire comme l’aboutissement de toute l’histoire du monde depuis le Néolithique, ce courant apparaît éminemment « états-unien » dans ses conceptions, ou tout au moins très « west-oriented », à l’inverse de l’approche anti-ethnocentrique qu’il revendique. Le biais téléologique de l’histoire globale a été relevé notamment par Frederick Cooper.

Dans le monde anglo-saxon, la génération la plus récente de l’histoire globale semble être animée par une conception dénuée de critique à l’égard de la « globalization »11. Ainsi, de nombreux global historians promeuvent à l’instar de Bruce Mazlish le terme de « gouvernance mondiale »12. Une floraison d’articles et d’ouvrages sont récemment apparus sur ce thème, ainsi qu’une revue : The Review of Global Governance. Le terme de « gouvernance mondiale »13 implique comme sous-entendu l’idée d’une crise de la gouvernabilité au niveau supranational, l’idée que les États ne seraient plus capables de bien assurer leurs tâches de régulation, notamment économique et sociale, et de maîtriser les flux de la mondialisation, et que ce sont d’autres intervenants (institutions financières internationales ou même firmes transnationales) qui devraient leurs dicter ces tâches14. La notion de « gouvernance mondiale » met donc l’accent sur l’émergence de nouvelles formes de régulation, l’apparition de nouveaux protagonistes des affaires mondiales, nombreux et variés : ONG, experts, associations, réseaux locaux et régionaux, entreprises privées, notamment firmes transnationales. Les États (même organisés entre eux, sous la forme du système de l’ONU par exemple) ne détiendraient plus le monopole de l’action publique et devraient composer avec ces multiples autres acteurs, de plus en plus nombreux et puissants. L’idée de gouvernance mondiale se distingue donc nettement de l’idée classique du gouvernement, car elle dénonce le modèle de politique traditionnel qui confie aux seules autorités politiques la responsabilité de la gestion des affaires publiques15. Prônant un dessaisissement par les États de leurs attributions en matière notamment sociale et de droits de l’homme, c’est-à-dire une libéralisation ou dérégulation massive, cette conception s’inscrit dans le droit fil du néo-libéralisme économique. C’est la volonté de faire prévaloir le modèle de la gestion managériale privée sur celui du gouvernement public, la logique entrepreneuriale sur celle des droits humains, sociaux, culturels et environnementaux16.

Ainsi, on peut reprocher à certains historiens de la world/global history de vouloir, à travers leurs grandes synthèses totalisantes et pas toujours rigoureuses, présenter une interprétation de l’histoire du monde allant dans le sens de la « mondialisation » économique, sociale et culturelle actuelle. En « démontrant » l’ancienneté et l’inéluctabilité de la mondialisation, la world/global history ne vise-t-elle pas à battre en brèche les critiques des altermondialistes au sujet de ce processus ? Ainsi, en expliquant par des causes biologiques et non socio-économiques les raisons des inégalités entre peuples et sociétés comme le fait Jared Diamond, ce courant n’a-t-il pas pour but de dédouaner les grandes puissances (et en premier lieu les États-Unis) de leur responsabilité dans l’accroissement inexorable du fossé économique Nord/Sud ? En soulignant, comme le fait Bruce Mazlish, dans The New Global History (2006) et dans Leviathans. Multinational Corporations and the New Global History (2005)17, la diminution du rôle régulateur des États, présentés comme des structures obsolètes, et en valorisant l’influence croissante d’autres acteurs comme les firmes transnationales, ce courant ne fait-il pas l’apologie d’une mondialisation fondée sur l’extension du système ultra-libéral (libre-échange, dérégulations) à toute la planète ? Enfin, en nuançant la gravité du réchauffement climatique actuel et en relativisant l’impact de l’homme dans ce phénomène, ce courant ne tend-il pas à justifier la position des États-Unis, qui ont refusé de ratifier le Protocole de Kyoto (1997) sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et qui à présent, plutôt que d’œuvrer avec les autres pays à tenter d’enrayer le réchauffement climatique, préconisent une « adaptation » des sociétés à ce réchauffement ?

Il est intéressant de noter que plusieurs travaux récents menés par des auteurs français développent (à l’inverse des chercheurs anglo-saxons) une vision plus critique du phénomène de la mondialisation ou « globalisation », comme par exemple Le gouvernement du monde : une critique politique de la globalisation de Jean-François Bayart18, ou Le nouveau gouvernement du monde de Georges Corm19.

Ainsi, le courant de l’histoire mondiale/globale, né il y a une trentaine d’années aux États-Unis, apparaît porteur d’innovations méthodologiques et épistémologiques intéressantes. La fécondité et le dynamisme de ce courant sont indéniables. Loin de n’être qu’un effet de mode passager, ce courant s’est imposé au terme d’un essor ininterrompu de trois décennies, essor qui ne se dément pas et qui se traduit par une floraison exponentielle de publications et par la multiplication de structures de recherches outre-atlantique. La réception peu enthousiaste dont il a fait l’objet initialement en France semble aujourd’hui céder la place à un intérêt croissant. L’approche « globale » est de plus en plus mise à contribution dans des travaux de recherche menés en Europe et en France, sans que les chercheurs qui l’utilisent ne se réclament forcément de ce courant. Cependant il est important de noter que plusieurs des innovations qu’entend apporter l’histoire mondiale/globale ne sont en réalité pas de réelles nouveautés, mais empruntent leurs principes et leurs méthodes à d’autres courants préexistants, comme l’histoire comparée, l’histoire postcoloniale, l’histoire transnationale. Enfin, il convient d’être vigilant à l’égard des possibles motivations idéologiques présentes dans les travaux de certains global historians américains qui, par des raccourcis et des généralisations hâtives, pourraient, consciemment ou non, être tentés de présenter une histoire du monde téléologique.

Après ce panorama historique de l’émergence et des différentes composantes de l’histoire globale, il s’agit de présenter la multiplicité des travaux réalisés dans ce domaine, aussi bien en Occident que dans un grand pays du Sud, la Chine.

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1. Cf. Pierre Grosser, article cité.

2. John D. Kelly et alii (dir.), Anthropology and Global Counterinsurgency, Chicago, University of Chicago Press, 2010, parties 4 et 5.

3. Pierre Grosser, article cité.

4. Dominic Sachsenmaier, « Histoire globale, histoire internationale, histoire mondiale : le débat aux États-Unis, en Chine et en Allemagne », Eurostudia, 4 (2), décembre 2008, p. 11.

5. Pierre Grosser, article cité.

6. Jacques-Bénigne Bossuet, Discours sur l’Histoire Universelle, 1681.

7. Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident (1918-1922).

8. Arnold Toynbee, Étude de l’histoire (A Study of History), 1934-1961, 12 volumes ; Arnold Toynbee, Mankind and Mother Earth, Oxford University Press, 1976.

9. René Grousset, Histoire universelle, Paris, Gallimard, 1956.

10. Emmanuel Leroy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat - Canicules et glaciers XIIIe-XVIIIe siècles, tome 1, Paris, Fayard, 2004.

11. Le développement qui suit est tiré de : Chloé Maurel, « La World/Global History : questions et débats », Vingtième Siècle, Presses de Sciences-Po, n°104, octobre-décembre 2009, p. 153-166.

12. Ex. : Soma Hewa and Darwin Stapleton (dir.), Globalization, Philanthropy, and Civil Society, New York, Boston, Dordrecht, London and Moscow, Springe, 2005 ; Michael Geyer, Charles Bright, « World history in a Global Age », American Historical Review, 100/4, 1995, p. 1047-1060.

13. Tombé en désuétude depuis son apparition en Angleterre au Moyen Âge, le terme de « gouvernance » est réapparu dans les années 1930 aux États-Unis dans le domaine de l’économie, et plus précisément de l’entreprise Le terme de « corporate governance » (« gouvernance d’entreprises ») s’est répandu dans les milieux d’affaires américains dans les années 1970 et surtout 1980. La notion de gouvernance a alors été importée dans le domaine des sciences politiques. Les universitaires américains Joseph Nye et Robert Kehoane ont ainsi développé la théorie « interdépendantiste », qui souligne la multiplication des liens internationaux de tous ordres, l’imbrication des questions économiques, politiques, culturelles. Plusieurs chercheurs, comme James Rosenau et David Held, ont considéré que l’interdépendance est devenue telle que l’on ne peut plus distinguer entre régulation nationale et régulation internationale. Dès lors s’est développé un courant dit « transnationaliste », soulignant la porosité des frontières et les difficultés de la régulation étatique à l’ère de la mondialisation. Dans ce contexte, à la fin des années 1980, le terme de « good governance » (« bonne gouvernance ») a commencé à être employé par les institutions financières internationales comme le FMI pour définir les critères d’une bonne administration publique dans les pays souffrant d’une forte dette extérieure et donc que ces institutions ont soumis à des programmes dit « d’ajustement structurel ».

14. Sur ce sujet, voir par exemple J. Laroche (dir.), Mondialisation et gouvernance mondiale, IRIS/PUF, 2003.

15. C’est ce que prône par exemple le sociologue allemand Ulrich Beck (Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Aubier, 2003).

16. Comme l’observe Philippe Moreau Defarges dans L’Ordre mondial, Paris, 3e éd., Armand Colin, 2003.

17. Alfred Dupont Chandler et Bruce Mazlish, Leviathans. Multinational Corporations and the New Global History, Cambridge, 2005.

18. Jean-François Bayart, Le gouvernement du monde : une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004.

19. Georges Corm, Le nouveau gouvernement du monde. Idéologies, structures, contre-pouvoirs, Paris, La Découverte, 2010.