DEUXIÈME PARTIE
Même si une très grande partie des recherches en histoire mondiale/globale provient du monde anglo-saxon, il est à noter d’importants développements dans différents pays.
Les Allemands sont en pointe dans les réflexions sur l’histoire mondiale, héritage de la tradition de Weltgeschichte. L’Allemagne représente aujourd’hui l’un des foyers de la discussion sur l’histoire globale1. Matthias Middell a entamé un programme de recherche sur l’histoire globale qui comprend la double dimension chronologique et géographique : il invite à l’étude des « crises globales » et des « conjonctures critiques » de la mondialisation, ainsi qu’à celle des « portails » « géographiques » de la mondialisation et des régimes de territorialité2. De nombreux travaux ont été faits par des Allemands ces dernières années sur l’histoire mondiale3.
À la différence de la Grande-Bretagne, ce sont plutôt en Allemagne des historiens jeunes qui se sont tournés vers l’histoire mondiale. Le centre de recherche et d’enseignement le plus actif se situe à Leipzig, il entretient une tradition ancienne d’histoire universelle et d’études sur le tiers-monde au temps de la RDA4. Après avoir rencontré Bruce Mazlish en 1990, le spécialiste de l’Amérique latine Manfred Kossok a orienté l’université de Leipzig vers l’histoire globale, bientôt suivi par Matthias Middell. L’université de Leipzig abrite la revue Comparativ et le site Internet « geschichte.transnational ». Elle a aussi créé un master européen en études globales. Aux débuts des années 2000, a été fondé à Leipzig l’European Network in Universal and Global History (ENIUGH), qui a organisé à ce jour trois « congrès européens d’histoire globale ».
Aux Pays-Bas, il existe aujourd’hui des réflexions sur une histoire mondiale du travail5, et un projet sur dix ans portant sur une histoire mondiale des migrations6.
Au Royaume-Uni, plusieurs historiens de l’Empire britannique se sont tournés vers l’histoire globale, comme Antony Hopkins, Patrick O’Brien, John Darwin. Patrick O’Brien a reçu des fonds du Conseil européen de la recherche pour un projet sur la constitution et la diffusion des savoirs et des croyances relatifs à l’« avance » de l’Occident. La London School of Economics (LSE) publie le Journal of Global History, pilote le Global Economic History Network (GEHN), et propose depuis 2000 un master en histoire globale7. Des historiens liés au GEHN participent aux débats des économistes sur les rôles respectifs du déterminisme environnemental et des institutions pour expliquer l’origine des écarts de développement dans le monde, par leurs études sur l’impact de l’Empire britannique8. Avec le Center for the Studies of Globalisation and Regionalisation, qui attire des chercheurs prestigieux du monde entier, le Warwick Global History and Culture Center fait de Warwick un pôle important de la recherche sur la mondialisation.
Au Japon, les différentes traditions d’histoire mondiale depuis le début de l’ère Meiji s’efforçaient surtout de réfléchir à la place et à l’identité du pays dans le monde. Dans les années 1930-1945, le Japon était même placé au cœur de cette histoire. L’école de Kyoto a ainsi été considérée comme un sous-produit de l’affirmation impérialiste du pays. Des enseignements et des ouvrages d’histoire mondiale, marqués par le paradigme de la modernisation, sont apparus aux lendemains de la guerre. Au Japon, L’histoire mondiale a été ancrée dans les programmes scolaires au cours des années 1990. Des universités d’été d’histoire mondiale sont organisées pour les enseignants, avec le soutien du ministère japonais de l’Éducation, et un Institut de recherche pour l’histoire mondiale a été créé en 2004 à Tokyo. Il organise des « caravanes de l’histoire mondiale » au Japon9.
Il est beaucoup question en Chine aujourd’hui d’histoire mondiale ou globale, et de « vue globale de l’histoire »10 Il y a aujourd’hui la volonté de fusionner l’histoire de la Chine et l’histoire mondiale, et de développer une école historique chinoise qui affirmerait son caractère chinois et apporterait sa contribution spécifique à la discipline de l’histoire mondiale, mais avec l’idée d’être ouvert sur le monde et d’appliquer les standards internationaux. Jerry Bentley, qui dirige le Journal of World History, se déplace fréquemment en Chine, tandis que les historiens chinois ont été passionnés par les travaux récents d’histoire économique mettant en avant l’« avance » économique chinoise jusqu’au xviiie siècle, notamment ceux de l’école californienne (Kenneth Pomeranz, Roy Bin Wong, Jack Goldstone, John Hobson, Jack Goody)11.
Ainsi, comme l’observe Pierre Grosser, « l’histoire mondiale n’est pas seulement une invention américaine » mais au contraire « dans de nombreux pays des traditions ont été ravivées »12.
Comme l’observe Pierre Grosser, « si, il y a un siècle, l’histoire nationale était liée à la professionnalisation de l’histoire dans le cadre des États et aux prétentions de l’État « nationalisateur »13, la mondialisation de la profession aujourd’hui dynamise l’histoire globale. Les logiques professionnelles favorisent désormais le plurilinguisme, l’activité de conférencier globe-trotter, l’organisation de colloques internationaux et le pilotage de coopérations interuniversitaires à l’échelle mondiale. Les financements vont aux travaux d’équipe et aux réseaux d’historiens, et l’histoire mondiale est si vaste qu’elle ne peut reposer que sur ces entreprises collectives. Elle est rendue possible par la multiplication des traductions, par la création de revues, par la circulation accélérée du savoir grâce à Internet, par la croissance exponentielle du nombre d’universités, de bibliothèques et de centres de recherche, par l’internationalisation des centres de production du savoir et le succès de l’anglais comme langue d’accès aux historiographies lointaines et de standardisation de l’historiographie »14.
Avec le soutien de l’université de Pittsburgh (et de Patrick Manning) un Réseau africain d’histoire mondiale, le African Network of Global History a été créé lors d’une conférence au Nigeria en décembre 2009. Son siège est à l’université américaine du Caire. L’échelle mondiale a été atteinte en 2008 avec le Network of Global and World History Organization (NOGWHISTO), qui regroupe l’ENIUGH, la World History Association et l’Asian Association of World Historians. Cela a permis au NOGWHISTO d’intégrer en 2010 le Comité international des sciences historiques. Cette entrée, qui avait été refusée dix ans auparavant parce que l’histoire mondiale semblait un produit américain, marque l’institutionnalisation, la légitimation de l’histoire globale15.
Dans le panorama qui va suivre, qui présente la multiplicité des travaux de recherche effectués récemment en histoire globale, on présentera successivement les travaux menés en Occident, et, pour décentrer le regard, les travaux effectués en Chine par des chercheurs chinois.
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1. Matthias Middell, Katja Naumann, « Weltgeschichte et histoire globale en Allemagne », Revue de l’institut français d’histoire en Allemagne, n°2, 2010, p. 247-284.
2. Matthias Middell et Katja Naumann, « Global History and the Spatial Turn: from the Impact of Area Studies to the Study of Critical Junctures of Globalization », Journal of Global History, 5 (1), 2010, p. 149-170.
3. Conrad Sebastian, Eckert Andreas, Freitag Ulrike (dir.), Globalgeschichte. Theorien, Ansätze und Themen, Frankfurt am Main, 2007. Conrad Sebastian, Sachsenmaier Dominic (dir.), Competing Visions of World Order. Global Moments and Movements, 1880s-1930s, New York, 2008. Dan Diner, Das Jahrhundert verstehen. Eine universalhistorische Deutung, München, 1999. Arif Dirlik, « Confounding Metaphors. Inventions of World. What is World History for? », in B. Stuchtey, E. Fuchs (dir.), Writing World History 1800-2000, Oxford, 2003, p. 91-133. Jörg Döring, Tristan Thielmann (dir.), Spatial Turn. Das Raumparadigma in den Kultur- und Sozialwissenschaften, Bielefeld, 2008. Ulf Engel, Matthias Middell (dir.), Theoretiker der Globalisierung, Leipzig, 2010. Ulf Engel, Matthias Middell, « Bruchzonen der Globalisierung, globale Krisen und Territorialitätsregimes – Kategorien einer Globalgeschichtsschreibung », in Comparativ 15 (2005), H. 5-6, p. 5-38. Margarete Grandner, Dietmar Rothermund, Wolfgang Schwenkter (dir.), Globalisierung und Globalgeschichte (= Globalgeschichte und Entwicklungspolitik 1), Wien, 2005. Heinz-Gerhard Haupt, Jürgen Kocka (dir.), Comparative and Transnational History. Central European Approaches and New Perspectives, New York, 2009. Hartmut Kaelble, Jürgen Schriewer (dir.), Transfer und Vergleich. Komparatistik in den Sozial- und Geschichts - und Kulturwissenschaften, Frankfurt am Main, 2003. Matthias Middell, « Kulturtransfer und Historische Komparatistik – Thesen zu ihrem Verhältnis », in Comparativ 10 (2000) 1, S. p. 7-41. Matthias Middell, « Universalgeschichte, Weltgeschichte, Globalgeschichte, Geschichte der Globalisierung – ein Streit um Worte? », in Margarate Grandner, Dietmar Rothermund and Wolfgang Schwentker (dir.), Globalisierung und Globalgeschichte, Wien, 2005, p. 60-82. Matthias Middell, Katja Naumann, « Global History and the Spatial Turn. From the Impact of Area Studies to the Study of Critical Junctures of Globalisation », in Journal of Global History 5, 2010, 1, p. 149-170. Jürgen Osterhammel, Geschichtswissenschaft jenseits des Nationalstaates. Studien zur Beziehungsgeschichte und Zivilisationsvergleich, Göttingen, 2001. Jürgen Osterhammel, « Weltgeschichte. Ein Propädeutikum », in Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, 56, 2005, p. 452-479. Patel, « Transnationale Geschichte – ein neues Paradigma? », in Geschichte transnational, 02.02.2005, http://geschichte-transnational.clio-online.net/forum/id=573&type=artikel. Margrit Pernau, « Transkulturelle Geschichte und das Problem der universalen Begriffe: Muslimische Bürger im Delhi des 19. Jahrhunderts », in Birgit Schäbler (dir.), Area Studies und die Welt: Weltregionen und neue Globalgeschichte, Wien, p. 117-150. Dominic Sachsenmaier, « European History and Questions of Historical Space », in Eberhard Winfried, Lübke Christian (dir.), The Plurality of Europe. Identities and Spaces, Leipzig, 2010, S. p. 521-535.
4. Mathias Middell et Katja Naumann, « World History and Global Studies at the University of Leipzig », in Patrick Manning (dir.), Global Practice in World History: Advances Worldwide, Princeton, Markus Wiener Publishers, 2008, p. 81-97.
5. Jan Lucassen (dir.), Global Labour History, Berne, Peter Lang, 2006.
6. Numéro de l’International Review of Social History consacré à : « Migration and World History », avril 2007.
7. Pierre Grosser, article cité.
8. Christophe A. Bayly, « Indigenous and Colonial Origins of Comparative Economic Development: The Case of Colonial India and Africa », World Bank Policy Research Working Paper, janvier 2008.
9. Pierre Grosser, article cité.
10. Luo Xu, « Reconstructing World History in the PRC since the 1980s », Journal of World History, 18 (3), septembre 2007, p. 325-350 ; id., « The Rise of World History Studies in Twentieth Century China », History Compass, 8 (8), août 2010, p. 780-789.
11. Pierre Grosser, article cité.
12. Pierre Grosser, article cité.
13. Stefan Berger et Chris Lorenz (dir.), Nationalizing the Past: Historians as Nation Builders in Modern Europe, Basingstoke, Palgrave, 2010.
14. Pierre Grosser, article cité.
15. Pierre Grosser, article cité.