Épilogue
Un journaliste est censé s’effacer derrière les faits qu’il révèle. À titre exceptionnel, l’espace de quelques pages, par souci de transparence, nous allons pourtant déroger à cette règle.
Il fallait bien raconter la scène originelle, celle qui nous a définitivement convaincus d’écrire ce livre. Et en profiter pour dissiper une interrogation, voire un malentendu, sur notre anti-sarkozysme supposé. Nous avons écrit des centaines d’articles sur Nicolas Sarkozy, dont notre journal, Le Monde, a abondamment chroniqué les ennuis judiciaires ces dernières années, publié des livres décortiquant son système, répondu à des centaines d’interviews le concernant…
C’est un fait, l’homme intéresse, il exerce même une certaine fascination, et nous n’avons pas tout à fait échappé à ce phénomène.
Tout au long de notre carrière, il nous est arrivé de le rencontrer, à l’occasion d’un déplacement ministériel en Corse, dans l’optique d’un entretien consacré au sport, et même au tout début de son fulgurant parcours, dans son bureau de (jeune) maire de Neuilly-sur-Seine… Mais cela se révéla impossible une fois l’ambitieux ministre de l’Intérieur installé à l’Élysée, même si sa « garde rapprochée », elle, continua à nous voir, et parfois à nous alimenter en informations.
Du coup, à partir du printemps 2007, jamais nous n’avons pu approcher Nicolas Sarkozy dans le cadre de notre cœur de métier : les affaires politico-financières, qui, ce n’est sans doute pas un hasard, l’éclaboussent depuis son accession à la présidence de la République. Ce n’est pas faute d’avoir demandé : pas un article où nous ne le sollicitions, à minima par SMS, pour réagir à de nouvelles révélations ou accusations. À chaque fois, le silence comme unique réponse.
En général, il préfère laisser ses « porte-flingues », les Nadine Morano, Xavier Bertrand – qui a depuis pris ses distances –, Henri Guaino, Geoffroy Didier et autres Brice Hortefeux, monter à l’assaut des plateaux des chaînes d’info, nous traitant sur tous les tons de « fascistes » ou de « gauchistes » voire, dans le meilleur des cas, de « militants ».
Surtout, on nous rapportait régulièrement des scènes, des phrases, ses explosions de colère à notre endroit… Comme ce jour où celui qui était encore chef de l’État entraîna dans un salon de l’Élysée Xavier Niel, fondateur de Free, mais surtout, en l’occurrence, actionnaire principal du Monde, rencontré à l’occasion d’une remise de décoration. Faisant allusion aux articles du Monde sur les « affaires » le concernant, il lâcha à Xavier Niel : « C’est dangereux ce que fait Le Monde, vous savez. Il y a de quoi se retrouver avec des couteaux plantés dans le dos sur un bout de trottoir… »
Ou plus récemment, lorsqu’il explosa devant des représentants de Canal +, leur reprochant de nous convier régulièrement au Grand Journal, et nous traitant, encore une fois, d’«idéologues ».
Mais jamais rien que nous puissions constater de visu.
Jusqu’à ce lundi 18 novembre 2013, à 14 h 30. Singulier face-à-face.
Le rendez-vous avec Nicolas Sarkozy avait été fixé trois semaines plus tôt. Il faisait suite à plusieurs conversations avec Thierry Herzog, conseil mais surtout ami fidèle de l’ancien président. Nous entretenions de longue date d’excellentes relations avec cet avocat tout à la fois tenace, affable et attachant. Il était conscient, lui, que l’attitude du plus célèbre de ses clients à notre égard était totalement contre-productive.
Après une longue période de « glaciation », due à nos écrits jugés inamicaux, nous étions parvenus à renouer avec Me Herzog, au début de l’année 2013, des relations que l’on qualifierait de « constructives » en langage diplomatique. Il nous semblait tout simplement aberrant de continuer à chroniquer les mésaventures judiciaires de Nicolas Sarkozy sans jamais pouvoir recueillir son point de vue, soit auprès de ses proches, et notamment de son avocat et ami, soit en nous entretenant directement avec lui.
Avons-nous été convaincants ? Apparemment, la Sarkozie s’était surtout montrée ravie – et stupéfaite – de découvrir dans Le Monde du 10 avril 2013, sous notre plume, un long article sur l’affaire Bettencourt indiquant que les charges pesant sur l’ancien président, mis en examen trois semaines plus tôt, étaient « ténues ». En réalité, sans chercher à dédouaner ou accabler Nicolas Sarkozy, nous n’avions fait qu’expertiser le plus objectivement possible le dossier judiciaire, et en avions tiré les conclusions qui s’imposaient à nos yeux, à savoir qu’en bonne logique il devait obtenir un non-lieu – que les juges lui accordèrent d’ailleurs six mois plus tard.
Sans doute cet article provoqua-t-il un malentendu parmi l’entourage de l’ex-chef de l’État, persuadé en quelque sorte qu’après une longue période d’anti-sarkozysme obtus nous étions revenus à de meilleurs sentiments ! Et ce alors que nous n’avions évidemment en rien changé notre approche, que nous étions restés ce que nous n’avons jamais cessé d’être : des journalistes qui tentent d’informer le plus honnêtement possible, sur la base de faits recoupés et non de partis pris idéologiques.
En tout cas, il s’ensuivit plusieurs mois de presque félicité, qui se poursuivit d’ailleurs au-delà de cette rencontre du 18 novembre 2013. Car les hasards de l’actualité politico-judiciaire nous valurent de « récidiver », cette fois dans le cadre du dossier libyen. Là encore, une page publiée dans Le Monde, le 11 décembre 2013, faisant état des doutes planant sur l’authenticité d’un document accusateur pour Nicolas Sarkozy, fut mise à notre crédit par les sarkozystes. Pourtant, une nouvelle fois, nous nous étions bornés à restituer les avancées d’une enquête judiciaire.
Entre-temps, Me Herzog avait donc fini par réussir l’impossible : convaincre Nicolas Sarkozy de nous recevoir ! À une seule condition : rien ne devait filtrer de cet entretien dans les colonnes du Monde.
Cela s’est passé ainsi.
À 14 h 15, ce lundi 18 novembre 2013, nous arrivons au 77, rue de Miromesnil, dans le VIIIe arrondissement de Paris, pas bien loin du très chic parc Monceau. Nous entrons dans un appartement cossu, reconverti en locaux d’apparat. C’est ici que Nicolas Sarkozy reçoit des députés par palanquées, prépare ses plans com, prévoit l’avenir, dédaigne le passé… On y croise des jeunes femmes affairées, des hommes politiques d’avant, des futurs cadors, des gardes du corps à l’œil fureteur, un Michel Gaudin discret, qui pointe une tête hors de son bureau de directeur de cabinet… Le parquet grince, ça sent l’encaustique et la dévotion. On croise des regards pas franchement chaleureux. Et, malgré la présence de Thierry Herzog, improbable « casque bleu », on se sent vaguement mal à l’aise.
On a publié deux ans plus tôt Sarko m’a tuer, véritable brûlot, sans compter nos révélations à jets continus, régulièrement annoncées à la une du Monde. Fausses factures, financement illicite, conflits d’intérêts, abus de faiblesse… Il n’y a qu’à se baisser, quasiment tous les membres de l’entourage de Sarkozy sont visés, perquisitionnés, gardés à vue, mis en examen…
Mais quel Sarkozy va-t-on voir ?
Le violent, concentré de virilité et d’autorité, ou le doucereux, celui qui vous enveloppe de sa chaleur, répond mielleusement aux interrogations par d’autres questions, en vous donnant du « monsieur » ? A-t-il vraiment changé, au-delà de sa fameuse barbe de trois jours – désormais rasée –, lui que l’on dit apaisé, serein ? À cette époque, il ne s’est pas encore épanché sur ses désirs de reconquête politique, il n’a pas assimilé les méthodes de la justice française aux pratiques des services secrets est-allemands. Enfin, il n’a pas encore accusé publiquement François Hollande de manipuler des juges forcément haineux et désireux de l’anéantir.
À 14 h 30 pile, nous voici donc dans son antre. Une vaste pièce surchargée de bibelots et autres souvenirs de l’époque où il régnait sur la France. En quittant l’Élysée, Carla Bruni a conservé tous les cadeaux qu’on lui avait offerts, en tant que « première dame ».
Véronique Waché, son attachée de presse, est là. Thierry Herzog aussi bien sûr. Tous les deux se placent légèrement en retrait, comme deux coaches quittant le ring juste avant le début du combat. Nicolas Sarkozy, le visage fermé, s’approche. Il nous serre la main, froidement, et s’assied face à nous, dans un canapé, à trois mètres de distance. Il nous toise. Puis prend la parole. Il attaque fort. Cash, comme à son habitude. L’homme a pas mal de défauts, sans doute, mais il est franc.
« Vous avez lu Anna Karenine ? Moi j’en ai conclu que le pardon était plus fort que la vengeance. C’est comme le type qui déteste son ex-femme : ça veut dire qu’il n’a pas tourné la page. En fait, la meilleure façon de se venger c’est de pardonner. Tout mon entourage m’a déconseillé de vous recevoir, c’est ma décision personnelle. Je voulais savoir comment des journalistes aussi aguerris et intelligents que vous pouvaient écrire des articles ou des livres aussi partiaux, avec des informations aussi fausses. »
On encaisse, sans mot dire.
La parole est à la défense. C’est la règle du jeu. On a voulu le rencontrer, on est servis.
« J’aurais d’ailleurs dû vous voir avant. Je dégage une telle chaleur que, quelque part, ça me nuit, les gens se font une image fausse de moi », concède-t-il tout de même.
Mais quand on a le malheur, histoire d’essayer de détendre un peu l’atmosphère, de lui rappeler cette première rencontre à la mairie de Neuilly, près de vingt-cinq ans auparavant, il ne manque pas l’occasion de nous clouer au mur. « Vous me connaissez depuis 1989 ? Je ne savais pas que vous développiez une telle haine à mon endroit depuis si longtemps ! » cingle-t-il, le visage déformé par un mauvais rictus, mais visiblement très satisfait de sa repartie.
Très calmement, on tente de plaider notre cause, d’expliquer que nous ne participons pas à une croisade contre lui… Peine perdue. « Ah bon, ironise-t-il, alors comme ça, vous n’avez pas de parti pris, vous n’êtes pas anti-sarkozystes ? Eh bien, qu’est-ce que ce serait si vous l’étiez ! Et puis, que vous le vouliez ou non, votre journal est militant, lui, il est engagé à gauche, il a appelé à voter Hollande, il ne m’aime pas. Je ne vous en tiens pas rigueur, je constate, c’est tout. Mais je ne veux pas être dans la haine, c’est un sentiment néfaste. »
Il conclut sa tirade par un drôle d’aveu : « J’aurais pu il y a quelque temps vous croiser dans la rue et avoir envie de vous sauter à la gorge, mais ça sert à quoi, ce genre de réaction ? » Quasiment mot pour mot ce qu’il avait lancé à Xavier Niel.
Dans nos souvenirs, on ne l’a plus interrompu. On l’a laissé parler. Cela semblait lui procurer un réel plaisir. Il les tenait enfin, ses deux « persécuteurs »… Il y a eu d’autres phrases, plus violentes, mais on n’a pas pu les reconstituer fidèlement. Alors, on les garde pour nous.
Nous aurions pu lui répondre vertement, nous draper dans notre vertu de journalistes outragés, partir en claquant la porte. Il n’en a rien été. Nous étions dans l’observation. Le constat journalistique. Et, surtout, nous estimions qu’il était parfaitement dans son droit. C’était son heure. Nous n’étions pas là pour nous excuser, évidemment, mais nous devions accepter sa colère.
Et puis, sommes-nous si irréprochables ? N’avons-nous pas, parfois, été un peu trop loin, frappé trop fort ? Peut-être. Nous ne sommes pas parfaits. Il faut essayer de rester humble dans ce métier. Ou au moins fair-play.
Alors, on a laissé passer l’orage, ce qui a paru le décontenancer. On a même souri, parfois, et cela a eu l’air de l’agacer. Ce n’était pas le but. On s’est surtout dit que l’homme n’avait pas changé. Des tics nerveux par dizaines, une jambe qui bat la chamade, les yeux plantés dans les vôtres, cette fausse courtoisie qui lui sert de garde-fou quand il a envie d’écharper son interlocuteur, ce charisme incontestable, cette folle énergie qu’il dégage, enfin, et qui le rend si différent, si vulnérable à ses propres emportements, à son aréopage de courtisans empressés, aussi.
Ce jour-là, nous avons tout de même tenté de lui démontrer notre bonne foi, mais, à ses yeux, nos arguments n’étaient guère convaincants. Il savait. Ou plutôt ne démordrait pas de ce qu’il pensait savoir. En l’occurrence qu’il ne pourrait jamais nous faire totalement confiance. Tout juste pourrait-on, éventuellement, lui servir de relais médiatique de poids, si ses affaires judiciaires le nécessitaient. C’est du moins ce qu’il a suggéré.
Il a continué à parler de lui, de ses démêlés avec les juges. Outré. Avec des accents de sincérité. Surtout quand il a abordé le sujet du financement éventuel par la Libye de Mouammar Kadhafi de sa campagne présidentielle de 2007.
Il est intarissable sur le sujet.
« Cette histoire libyenne, c’est du délire, a-t-il asséné. Vous imaginez, j’aurais touché 52 millions de Kadhafi, et sous forme de virement bien sûr, pour mieux laisser des traces ? !… Et ensuite je lui déclare la guerre ? Non mais franchement, vous pensez que je suis complètement idiot ? J’attaque Kadhafi et pendant des mois, alors qu’il a des documents compromettants sur moi, il ne les sort pas ? Mais enfin, cela n’a aucun sens. Je suis consterné que l’on puisse donner du crédit à des montages pareils. Je ne comprends pas ce que fait le parquet dans cette histoire. Quel jeu joue le procureur ? Faut pas oublier que je suis avocat, et pas par équivalence… En tout cas, ce genre d’histoires, comme Clearstream, ça ne me donne vraiment pas envie de refaire de la politique. Car la politique, hélas, c’est ça, aussi. »
Son indignation était-elle surjouée ? Impossible de le savoir, les grands politiques sont d’abord de formidables acteurs. Mais cela n’exclut pas les élans de sincérité.
Nous étions prêts à relayer ses propos dans Le Monde, à publier, à la période de son choix, un immense entretien sur le thème des « affaires »… Il ne l’a pas souhaité. Il gardait le silence, à l’époque. Et puis, il voulait sans doute nous « mettre à l’épreuve », attendre de voir, peut-être, si nos écrits allaient changer de tonalité, qui sait… Nous lui avons même proposé d’aller plus loin, de répondre en longueur dans le cadre d’un livre ! La proposition l’a déconcerté. Il a peut-être pensé à une provocation. Cela n’en était pas une.
Nous étions avec lui depuis près d’une heure. La tension était retombée. Il avait pu déverser sa bile à loisir. Il paraissait finalement plutôt satisfait de notre attitude pragmatique.
Mais la défiance restait de mise.
On s’apprêtait à prendre congé de l’ancien président, quand il a soudain repris son antienne, à propos de ces médias qui, selon lui, l’accablaient. De ces journalistes, tous de gauche, forcément, et résolus à lui faire la peau. Il a alors lâché : « La presse est tellement sympa avec Hollande… » On a tenté d’objecter que le « Hollande bashing » valait bien le « Sarko bashing », parfois. Peine perdue. « Ah, vous, vous trouvez que la presse est dure avec lui ? Mais imaginez ce que vous écririez si c’était moi aux affaires dans la même situation, ce serait dix fois pire ! »
Il a repris, sur le thème des dossiers judiciaires l’impliquant, notamment l’affaire Tapie, et la transmission par l’Élysée, à la demande des juges, des archives en rapport avec cette histoire : « Ce que Hollande a fait, dans l’histoire Tapie, c’est honteux ! Mes archives m’appartiennent, pas à lui. Il se permet, avec son gendarme, de venir fouiller dans mes archives personnelles, c’est incroyable ! Croyez-moi, vous avez aimé les gendarmes de l’Élysée sous Mitterrand, avec Prouteau, vous allez adorer ceux de Hollande qui fouillent dans mes dossiers… C’est digne de Poutine, ça ! »
Intarissable désormais, il a enchaîné, nous entraînant sur un terrain plutôt inattendu. « Vous vous rappelez les rumeurs sur Benjamin Biolay et Carla, ou Chantal Jouanno et moi ? Tout ce qui a été écrit ? Et lui, Hollande, qui sort trois fois par semaine de l’Élysée en scooter pour aller voir sa bonne amie… Que font les journalistes ? Rien, bien sûr. »
Une sortie étonnante, faite devant témoins.
Nous sommes le 18 novembre 2013. Soit à peine deux mois avant la fameuse une du magazine people Closer, le 10 janvier 2014, lançant « l’affaire Julie Gayet » : en vedette, le scooter d’un président Hollande accusé d’infidélités conjugales, et bientôt plongé dans un marasme personnel, sous le regard goguenard du monde entier. À l’époque, on se doutait que Nicolas Sarkozy avait conservé de bonnes sources au palais présidentiel, mais de là à emprunter cette pente particulièrement glissante… On s’est quittés là-dessus.
Mais deux mois plus tard, ses drôles de paroles ont résonné dans nos esprits suspicieux – déformation professionnelle oblige. L’affaire Julie Gayet a éclaté, et Sarkozy savait donc, bien avant, tous les détails de l’intrigue. Y compris pour le scooter. A-t-il joué une mauvaise partition en sous-main ? Impossible à affirmer, d’autant que la liaison cachée du Président était un secret assez mal gardé semble-t-il.
Dans l’entourage de François Hollande, évidemment, on y voit l’œuvre de réseaux sarkozystes. Sans preuve.
Nous n’avons jamais revu Nicolas Sarkozy.
Les efforts de « réconciliation » entrepris par son avocat ont été anéantis, quelques mois plus tard, le 7 mars 2014 précisément, par la révélation à la une du Monde, sous notre plume, de l’affaire de « corruption » et de « trafic d’influence » à la Cour de cassation, impliquant les deux hommes. L’article de trop, sans doute.
Aux yeux des sarkozystes, nous ne faisions plus seulement preuve de parti pris, mais aussi de duplicité.
La contre-attaque, évidemment violente et empreinte d’une extraordinaire mauvaise foi, ne tarda pas. Il nous revint aux oreilles que nous étions redevenus deux cibles à abattre. Par tous les moyens.
Dès le 16 mars, Le Journal du dimanche publia le calendrier de nos rencontres avec François Hollande, reproduisant même en fac-similé un extrait de l’agenda personnel du locataire de l’Élysée !
L’objectif était limpide : laisser accroire que l’actuel président de la République manipulait des journalistes, forcément complaisants – et accessoirement utilisait les procédures judiciaires en cours pour déstabiliser ses rivaux. De fait, nous avions rencontré François Hollande le vendredi 7 mars à… 19 heures, soit douze heures après que nos révélations avaient été publiées sur le site du monde.fr. Un rendez-vous prévu de longue date, et tout sauf secret puisque nous préparons un ouvrage au long cours sur le quinquennat du successeur de Nicolas Sarkozy, projet rendu public dès son origine, et que, dans ce cadre, nous l’interviewons à l’Élysée en moyenne une fois par mois depuis son élection, en mai 2012.
C’est d’ailleurs ce même JDD qui avait annoncé, dans son édition du 1er juillet 2012, que nous préparions un livre d’enquête sur le quinquennat de François Hollande afin, disait l’article, de « raconter les coulisses d’une présidence qui se veut normale, de voir s’il prend le contre-pied de Nicolas Sarkozy ».
L’article eut au moins le mérite de confirmer l’existence de « taupes » au sein même de l’Élysée, mais surtout de nous informer sur l’état d’esprit de Nicolas Sarkozy à notre égard : la défiance avait cédé à la colère, pour ne pas dire à la haine.
Vint le tour de Valeurs actuelles, l’hebdomadaire de la droite « décomplexée », terme pudique derrière lequel aime s’abriter cette droite extrême vers laquelle, sous l’influence de son conseiller Patrick Buisson, Nicolas Sarkozy se rapprocha au terme de son mandat, dans l’espoir de se faire réélire. C’est d’ailleurs ce journal que Nicolas Sarkozy choisira, le 7 août 2014, pour annoncer en exclusivité dans quelles conditions il envisageait d’effectuer son retour.
Dans un très long article publié le 21 mars 2014, sous un titre tout en sobriété que n’aurait pas renié Minute (« Hollande, Valls, Taubira et la mafia socialiste »), le magazine nous accusa peu ou prou d’être les relais d’un prétendu « cabinet noir » basé à l’Élysée ! L’outrance du propos fit qu’il ne rencontra guère d’écho, mais il avait à l’évidence valeur d’avertissement.
Il ne fut guère entendu : nous ne fîmes même qu’aggraver notre cas quelques mois plus tard, le 12 juillet 2014 précisément, en révélant, dans la même affaire, des extraits d’écoutes téléphoniques, peu à l’avantage de l’ex-chef de l’État. Sans préjuger aucunement de son éventuelle culpabilité, seule leur publication permettait de comprendre pourquoi ce dernier avait été mis en examen dix jours auparavant.
Initiative impardonnable.
Depuis, nous sommes purement et simplement « black listés ». En quarantaine. Interdits de séjour en Sarkozie.
Sollicité par téléphone pour donner son point de vue sur ces écoutes, mi-juillet, l’avocat de Thierry Herzog, Me Paul-Albert Iweins, pourtant alors omniprésent dans les médias, et qui nous avait toujours fait bon accueil, lâcha : « Je n’ai pas le droit de vous parler », avant de raccrocher brutalement. Le message était clair. La fatwa explicite. Même Me Herzog, désormais définitivement aux abonnés absents, appliqua les mesures de boycott. À notre grand regret.
On reçut ensuite plusieurs mises en garde : des sarkozystes, nous rapporta-t-on, activaient leurs réseaux, médiatiques, policiers, judiciaires, dans l’espoir de dénicher une information susceptible de nous déstabiliser, un point faible, un angle d’attaque. Ou une rumeur à colporter, comme celle, assez surréaliste, nous accusant d’avoir informé… Nicolas Sarkozy de ses mises sur écoute (voir chapitre « Trafic d’influence ») !
Étonnante ironie, nous rejoignions ainsi la cohorte des bannis du sarkozysme, dont nous avions nous-mêmes raconté les déboires, en 2011, dans Sarko m’a tuer.
Un long article publié par le magazine Le Point, le 11 juillet 2014, acheva de lever nos derniers doutes. Les journalistes Saïd Mahrane et Emmanuel Berretta, généralement bien informés, y relataient sur cinq pages « les drôles de vacances de Nicolas Sarkozy ». Évoquant les relations de l’ex-président avec la presse, ils écrivaient, s’appuyant sur des confidences recueillies auprès de l’intéressé : « Il s’imagine encore traqué par des journaux, dont Le Monde et ses deux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme, qu’il soupçonne des pires intentions. »
Nul doute – hélas – que cette phrase reflète fidèlement l’état d’esprit de Nicolas Sarkozy à notre endroit. C’est pourtant bien mal nous connaître. Nous n’avons qu’une seule réelle « intention » : exercer notre métier avec honnêteté et exigence, sans concession ni acharnement, dans la droite ligne des valeurs défendues par Le Monde depuis toujours. Ni sarkozystes, ni anti-sarkozystes ; journalistes, tout simplement.
Le 16 octobre 2014, Valeurs actuelles reprit l’offensive nous visant. Avec une violence inédite, accrue. Un article (non signé) nous fut consacré, dans lequel l’hebdomadaire piétinant le secret des sources retraçait nos divers rendez-vous, à l’Élysée, à la chancellerie, au pôle financier. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, nous avions donc été suivis ! Venimeux, l’article en forme de dénonciation anonyme évoquait même la protection policière dont nous bénéficiions depuis le début du mois de septembre, à la suite de menaces de mort circonstanciées reçues à nos domiciles respectifs, et dont les commanditaires n’ont, à ce jour, pas été identifiés. Valeurs actuelles expliquait doctement à ses lecteurs que ces mesures étaient abusives, allant jusqu’à prétendre que nous étions protégés par huit policiers et que cela coûtait 400 000 euros aux contribuables. Affirmations totalement délirantes. Yves de Kerdrel, directeur général de Valeurs actuelles, y alla même d’un tweet calomnieux, le 14 octobre, annonçant : « Revoilà le cabinet noir contre #Sarkozy avec ses deux valets : les pseudo journalistes Davet et Lhomme. » La gravité de ces attaques ne laissa d’autre choix au Monde que de saisir la justice, d’une part pour des faits d’espionnage, et d’autre part pour diffamation et injures.
Alors, en cet automne 2014, on a compris. Admis que Nicolas Sarkozy ne changerait pas. Jamais. Féru de littérature sur le tard, il est toujours « l’homme pressé » si bien décrit par Paul Morand en 1941, avec cette certitude psalmodiée par le héros : « Changer ? Pourquoi changerais-je, puisque l’erreur n’est pas chez moi… »
Non, il n’y a rien à faire, l’homme est toujours le même : sa folle énergie le dessert, paradoxalement, et, surtout, sa rancune est inextinguible. On a même le sentiment qu’elle fait office de carburant chez cet homme qui puise sa formidable énergie dans l’adversité.
En réalité, il faut se résoudre à intégrer le fait qu’il obéit à un système de pensée parfaitement binaire : celui qui ne le suit pas aveuglément est forcément acharné à le démolir…
Dans un entretien accordé à Marianne, publié en juillet 2014, le haut magistrat Philippe Bilger, pourtant soutien de Nicolas Sarkozy en 2007, disait : « J’ai aimé l’homme politique qui voulait tomber les corporatismes et prônait l’ouverture, mais tout s’est effondré. Son ego a perverti les aspects les plus honorables de son programme. »
Pour tenter de pénétrer un peu plus les ressorts de sa pensée, nous nous sommes plongés dans la retranscription, patiemment élaborée par notre collègue Emeline Cazi, des enregistrements opérés – à l’insu du chef de l’État – par le génie noir de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson. Des libres propos totalement authentifiés. On y entend le président de la République et sa garde rapprochée, en 2011, en pleine discussion, à la Lanterne, la résidence versaillaise dévolue aux Premiers ministres, et annexée par le chef de l’État.
Un morceau d’anthologie sarkozyste, goujaterie et cynisme mêlés, sur fond, là encore, de professionnalisme exacerbé. Un Sarkozy sans frein, en petit comité : « Quand il n’y a pas de résultat, je vire, quand il y a un problème, je vire. Point. C’est l’occasion qui fait le larron… »
Alors, oui, il nous fallait écrire ce livre, et narrer pour le conclure cette drôle d’entrevue avec Nicolas Sarkozy.
Afin de souligner à quel point, définitivement, cet homme n’a qu’un adversaire – ou plutôt un ennemi – à sa mesure : lui-même.