ABUS DE BIENS SOCIAUX
L’affaire Air Cocaïne
Non, Nicolas Sarkozy n’est pas soupçonné d’avoir trempé dans un trafic de stupéfiants ! En revanche, c’est bien l’affaire dite « Air Cocaïne », cet avion bourré de drogue intercepté en République dominicaine en mars 2013, qui a permis, par ricochet, à la justice française de mettre au jour d’éventuels abus de biens sociaux susceptibles d’être reprochés à l’ancien chef de l’État. Révélations à l’appui, récit d’une histoire rocambolesque.
Aéroport international de Punta Cana, dans le sud de la République dominicaine, nuit du 19 au 20 mars 2013. Alors que les moteurs d’un petit Falcon 50, paré au décollage, commencent à peine à vrombir, une nuée de gyrophares déchire la nuit. Des dizaines de policiers dominicains, membres de la brigade des stupéfiants locale, la DNCD (Direction nationale du contrôle des drogues), épaulés par leurs homologues américains de la DEA (Drug Enforcement Administration), surgissent sur le tarmac et interpellent les quatre personnes à bord de l’appareil. Tous sont français : les deux passagers, Alain Castany et Nicolas Pisapia, ainsi que les deux pilotes, Pascal Fauret et Bruno Odos. Les policiers dominicains saisissent un peu d’argent en espèces (8 385 euros et 1 491 dollars exactement), mais surtout de la drogue.
Beaucoup de drogue.
À l’intérieur des vingt-cinq valises rangées dans les soutes de l’avion, les enquêteurs mettent la main sur un total de 682 kilos de cocaïne, soigneusement répartis dans des centaines de paquets transparents. Valeur marchande : au moins 20 millions d’euros. Les quatre ressortissants français sont immédiatement placés en détention provisoire.
Dans le téléphone portable d’Alain Castany, qui s’est présenté à eux comme le troisième pilote du Falcon, les policiers dominicains découvrent les numéros de téléphone de nombreuses personnalités. Un peu plus tard, la justice française, qui mène ses propres investigations, fera une découverte intéressante en examinant le contenu de son ordinateur fixe, dans son bureau parisien. S’y trouvent notamment les coordonnées personnelles d’un certain Nicolas Sarkozy. Elles figuraient en fait dans la sauvegarde d’un iPad, copié dans l’ordinateur d’Alain Castany. Cet iPad appartenait à… Alexandre Balkany, l’un des fils d’Isabelle et Patrick Balkany, intimes de Sarkozy.
Réputé pour entretenir des relations avec les « people », Alain Castany était présenté par Le Journal du dimanche du 5 mai 2013, sous la plume de Stéphane Joahny, comme « un ancien assureur, […] passionné d’aéronautique ».
Pour bien comprendre les dessous de cette affaire qui pourrait mettre en cause l’ex-président de la République, pour des faits sans rapport avec un quelconque trafic de drogue, il faut en revenir à l’origine. En l’occurrence au 7 janvier 2013, jour où les gendarmes de… Saint-Tropez recueillent un renseignement de choix : un informateur leur assure que l’aéroport de La Môle-Saint-Tropez abrite un trafic de stupéfiants. Plusieurs vols en provenance d’Amérique du Sud et des Caraïbes auraient, en 2012, atterri à Saint-Trop les soutes pleines de came, et ce avec la complicité d’un fonctionnaire des douanes. Les premières vérifications discrètement opérées par les gendarmes confirment que le « tuyau » semble bon.
Le 2 mars 2013, le parquet de Draguignan ouvre une information judiciaire pour « infraction à la législation sur les stupéfiants » et « association de malfaiteurs ». Rapidement, les enquêteurs s’interrogent sur trois hommes : deux pilotes, Pascal Fauret et Bruno Odos, et Franck Colin, loueur de l’une des voitures suspectées d’être utilisées pour dispatcher la drogue dans l’Hexagone. Des écoutes téléphoniques permettent même d’apprendre qu’aux alentours du 20 mars une nouvelle cargaison doit arriver à l’aéroport de La Môle. Les enquêteurs pensent tenir un « flag » parfait. Las, les autorités dominicaines leur coupent l’herbe sous le pied, en stoppant l’avion en cause juste avant son départ de Punta Cana…
Principale station balnéaire de la République dominicaine, située à l’extrême est du pays, Punta Cana n’est pas seulement réputée pour ses magnifiques plages de sable blanc. L’aéroport est considéré comme une plaque tournante du trafic de cocaïne en provenance d’Amérique du Sud.
Si l’affaire provoque un séisme à Saint-Domingue, car elle révèle un système de corruption généralisée au sein des forces de sécurité (plus de trente personnes, militaires, policiers et douaniers, ont été arrêtées), elle va également avoir un certain retentissement dans l’Hexagone. Pas seulement du fait de la nationalité des quatre occupants du Falcon 50. Il apparaît en effet que l’avion, immatriculé F-GXMC, appartient au célèbre opticien-lunetier Alain Afflelou. Les médias français se délectent de cette information.
L’homme d’affaires, ulcéré de voir son nom publiquement mêlé à un scandale avec lequel il n’a rien à voir, est rapidement mis hors de cause. Il apparaît qu’il a confié l’exploitation de l’avion, en leasing, à la Société nouvelle trans-hélicoptère services (SNTHS), basée à Lyon, pour le compte de laquelle travaillaient les pilotes Bruno Odos et Pascal Fauret.
« Association de malfaiteurs. »
Tandis qu’en République dominicaine les quatre Français arrêtés protestent de leur innocence, la justice française mène ses propres investigations, désormais confiées, vu l’ampleur de l’affaire, à une juge de la JIRS (juridiction interrégionale spécialisée), Christine Saunier-Ruellan. La magistrate met en examen les deux dirigeants de la société SNTHS pour « importation de stupéfiants en bande organisée », « association de malfaiteurs » et « blanchiment ».
Informée des déclarations devant la police dominicaine de MM. Castany et Pisapia qui ont assuré que le vol avait été affrété par Franck Colin, la juge Saunier-Ruellan fait rapidement interpeller ce dernier. Il est arrêté début avril 2013 au moment où il tente de récupérer les 95 000 euros qui dormaient dans un coffre ouvert à son nom dans une banque parisienne. Originaire de Toulon, ce quadragénaire au parcours atypique est une figure de la jet-set parisienne. Marié à une créatrice de mode en vogue à Bucarest, il fait régulièrement la une de la presse people roumaine.
En expertisant son téléphone portable, les policiers de l’Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS) – dessaisis en juillet 2014 de l’enquête au profit des gendarmes de la section de recherches de Paris – tombent à nouveau sur la famille Sarkozy.
Ils constatent en effet que Franck Colin est en contact régulier avec Pierre Sarkozy, l’un des fils de l’ancien président de la République. Le jeune homme est enregistré dans le répertoire sous le nom de « Dj Jed Sarkosi ». Pas si surprenant : Franck Colin et Pierre Sarkozy, disc jockey de son état, évoluent dans le monde de la nuit.
Mais les policiers ne sont pas au bout de leurs surprises. En cherchant à découvrir l’identité des personnes ayant financé les nombreux voyages effectués ces dernières années par le Falcon 50, les enquêteurs s’aperçoivent que trois vols, également affrétés par la société SNTHS – et effectués dans la même période que les trajets liés au trafic de cocaïne –, semblent avoir été financés par l’homme d’affaires Stéphane Courbit, via sa holding Lov Group (LG) – qui a acquis une forte notoriété grâce à ses productions télévisuelles –, et ce au profit d’un client nommé… Nicolas Sarkozy ! Le tout pour un montant total supérieur à 330 000 euros. Le nom de Sarkozy apparaît sur plusieurs factures saisies en perquisition au siège de la SNTHS.
Le premier voyage de Nicolas Sarkozy qui intrigue la justice remonte au mois de décembre 2012. Il avait pour destination Doha, capitale du Qatar, où l’ancien président prononça, le 11 décembre, son premier discours public depuis sa défaite à l’élection présidentielle. Une intervention réalisée dans le cadre du Forum mondial du sport, organisé à la demande des dirigeants du petit mais puissant émirat, dont Nicolas Sarkozy est très proche, par Richard Attias, nouveau compagnon de Cécilia « ex »-Sarkozy. Or, ce déplacement a été facturé par la SNTHS au groupe LG.
Deuxième voyage : un aller-retour pour Teterboro, dans le New Jersey, aux États-Unis, effectué en février 2013 par Sarkozy, accompagné pour l’occasion de son épouse Carla Bruni et du premier fils de cette dernière, Aurélien Enthoven. Là encore, le vol a été facturé par la SNTHS à LG.
La troisième visite en cause a eu pour cadre Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis, également en février 2013, et toujours aux frais de la société de Stéphane Courbit. Nicolas Sarkozy était invité au Global Financial Markets Forum, organisé par la banque nationale d’Abu Dhabi. Sarkozy y donna une conférence, le 27 février. D’autres éminentes personnalités, comme David Miliband ou James Baker, anciens ministres des Affaires étrangères de Grande-Bretagne et des États-Unis, avaient également été conviées à ce prestigieux colloque.
Il est vrai que la participation à ce type d’événements est grassement rémunérée. Il n’est guère loquace en public sur le sujet, mais Nicolas Sarkozy toucherait au minimum 100 000 euros par conférence. Le Canard enchaîné a par exemple assuré que la banque américaine Morgan Stanley avait proposé, en 2012, 250 000 euros à l’ancien président pour une conférence de 45 minutes, ou encore qu’il avait perçu 200 000 euros pour une intervention d’une heure, à Lagos (Nigeria), en décembre 2013. Logique pour un homme qui, évoquant « l’après », assurait en juillet 2008, selon des propos rapportés par Le Point : « Quand j’vois les milliards que gagne Clinton, moi, j’m’en mets plein les poches ! Je fais ça pendant cinq ans et, ensuite, je pars faire du fric, comme Clinton. 150 000 euros la conférence ! »
Reste que gagner des fortunes pour donner des conférences ne constitue pas un délit. Faire prendre en charge ses déplacements par une entreprise, en revanche, peut l’être, si l’objet des vols n’est pas en rapport avec les activités de ladite société. Les policiers ont même découvert qu’un quatrième vol avait été affrété, au mois de mars 2013, par la société SNTHS, toujours au profit de Nicolas Sarkozy. Il s’agissait de permettre à l’ancien président de se rendre, de manière confortable et rapide, à Bordeaux, où il devait honorer, le 21 mars, une convocation… aux fins de mise en examen délivrée par le juge Jean-Michel Gentil, chargé de l’affaire Bettencourt ! Mais l’interception du Falcon 50 sur le tarmac de Punta Cana a contraint Nicolas Sarkozy à monter dans un autre avion, également mis à sa disposition par la SNTHS. Cette fois, les factures indiquent que le vol a été pris en charge par l’Association de soutien à l’action de Nicolas Sarkozy (ASANS).
Fait notable : lorsque les enquêteurs examinent la comptabilité de la société d’hélicoptères, ils découvrent que plusieurs de ses comptes clients ont disparu. Dont celui de LG – pourtant le client principal –, ainsi que celui de l’Association de soutien à l’action de Nicolas Sarkozy…
Y aurait-il des choses à cacher ?
« La possible commission de faits incidents impliquant l’ancien président de la République. »
Bien sûr, l’ex-chef de l’État a parfaitement le droit de prendre l’avion. Mais il goûte peu les lignes régulières. Ses riches amis lui prêtent donc souvent leurs aéronefs privés. Comme Jean-Claude Darmon, l’ancien roi du marketing du football, ou Stéphane Courbit, patron de LG. Des hommes d’affaires intéressés par l’entregent de Sarkozy, son pouvoir d’influence. Sarkozy saura renvoyer l’ascenseur, pensent-ils certainement. Au point de le transporter gratuitement, au préjudice éventuel, donc, de leurs sociétés ? Car les lois prohibent formellement ce type de procédés. Ou alors, il faut tout déclarer au fisc…
Autant d’éléments en tout cas extrêmement embarrassants pour l’ancien chef de l’État. Ils ont d’ailleurs poussé la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), le service de la chancellerie où remontent via les parquets généraux les procédures les plus sensibles, à rédiger une synthèse détaillée sur cette histoire, le 21 juillet 2014. Ses conclusions, auxquelles nous avons pu avoir accès, sont explosives. « Bien qu’aucun élément ne puisse conduire à mettre en cause Nicolas Sarkozy et son fils Pierre dans le trafic de stupéfiants objet de l’information judiciaire […], les enquêteurs ont été amenés à relever à plusieurs reprises les noms de ces deux personnalités et à constater la possible commission de faits incidents impliquant l’ancien président de la République », écrit la directrice des affaires criminelles et des grâces, la très discrète Marie-Suzanne Le Quéau.
Appelée à prendre, le 17 novembre 2014, ses nouvelles fonctions de procureure générale près la cour d’appel de Douai, la magistrate précisait au terme de son rapport : « Sous réserve d’investigations plus approfondies, la prise en charge par la société Lov Group de vols affrétés au profit de Nicolas Sarkozy, sans lien avec son objet social, pourrait constituer le délit d’abus de biens sociaux, et le délit de recel pour Nicolas Sarkozy. Ce délit suppose néanmoins la démonstration, outre de la contrariété de l’acte en cause à l’intérêt social de la société, celle d’un intérêt personnel de son dirigeant. Le rapport transmis par le parquet général d’Aix-en-Provence n’apporte aucun élément à cet égard. […] S’agissant de la comptabilité de la société SNTHS, conclut la DACG, si les faits rapportés pourraient, sous réserve d’investigations complémentaires, constituer le délit de faux, ils ne semblent pas de nature à voir Nicolas Sarkozy mis en cause de ce chef. »
Une mince consolation pour le chef de l’État, menacé par un nouveau front judiciaire. Car comme le précise la DACG dans son rapport, la prise en charge de déplacements privés de Nicolas Sarkozy n’entre pas vraiment dans l’objet social de Lov Group. Holding d’investissement créée en 2007 par Stéphane Courbit, qui en est l’unique actionnaire, Lov Group est spécialisé dans les jeux en ligne, la production audiovisuelle, l’hôtellerie de luxe, l’énergie et le financement participatif. Le groupe de ce brillant touche-à-tout, qui a fait fortune au début des années 2000 avec la téléréalité (Loft Story, c’était lui), était valorisé, en 2010, à 650 millions d’euros. Et son patrimoine personnel évalué, en 2014, à 410 millions d’euros, soit la centième fortune française.
Curieuse coïncidence, Stéphane Courbit, proche de Nicolas Sarkozy, a été lui aussi accroché dans l’affaire Bettencourt. À ceci près que, si l’ancien président a finalement bénéficié d’un non-lieu au terme de l’enquête, l’homme d’affaires a lui été renvoyé en correctionnelle pour « abus de faiblesse », le même délit qui était reproché à Sarkozy. En l’occurrence, la justice considère éminemment suspectes les conditions dans lesquelles Liliane Bettencourt a versé 143,7 millions d’euros pour prendre 20 % du groupe de Stéphane Courbit. Un investissement, conclu en mai 2011, qui aurait été obtenu de la milliardaire à une époque où elle ne disposait déjà plus de toutes ses facultés. Lors de leur unique rencontre, en décembre 2010, elle prit d’ailleurs l’homme d’affaires pour un chanteur ! La juge des tutelles de Courbevoie, Stéphanie Kass-Danno, avait ainsi conclu, après avoir auditionné Liliane Bettencourt, en juillet 2011, que la vieille dame n’était « pas en mesure de fournir des précisions sur cet investissement ni sur l’identité de Stéphane Courbit, et a demandé deux fois que lui soit expliqué le sens des jeux ou poker en ligne ».
Les juges Jean-Michel Gentil, Cécile Ramonatxo et Valérie Noël, chargés de l’affaire Bettencourt, en conclurent cruellement ceci dans leur ordonnance de renvoi du 7 octobre 2013 : « Stéphane Courbit a placé très bas le curseur du niveau de compréhension de Liliane Bettencourt, et très haut celui de son comportement délictueux. » Les trois magistrats n’ont pas été sensibles aux arguments de M. Courbit, qui a assuré au cours de l’enquête que « la famille Bettencourt Meyers ne subi[ssait] pas le moindre préjudice ». « Si cet investissement est risqué, il l’est comme tout investissement industriel », avait plaidé, en vain, le fondateur de LG, qui est bien entendu présumé innocent.
Stéphane Courbit a déjà dû s’expliquer sur la prise en charge par sa société des trois déplacements de Sarkozy en jet privé, devant les policiers, le 20 août 2014. L’un de ses avocats, Me Christophe Ingrain, avait contesté toute irrégularité dans Le Monde, qui a dévoilé l’affaire le 4 septembre 2014. Il le maintient, « ces vols avaient pour objet la création d’un fonds d’investissement dans lequel l’ancien président de la République aurait été partie prenante. Nous détenons tous les documents nécessaires pour le prouver ». De fait, comme l’a révélé Libération le 9 septembre 2014, la police a saisi en perquisition, au siège de Lov Group, des documents confirmant que les trois voyages litigieux correspondaient à des recherches menées dans le cadre d’un projet de fonds d’investissement, baptisé Columbia, élaboré par l’ancien président avec Stéphane Courbit, lui-même conseillé par l’incontournable Alain Minc, toujours très écouté par Nicolas Sarkozy.
Ainsi, le 10 décembre 2012, au retour de sa conférence à Doha, Nicolas Sarkozy obtint de ses richissimes amis qataris, via le fonds souverain Qatar Investment Authority (QIA), une lettre d’intention pour un engagement à hauteur de 200 millions d’euros ! Les deux autres vols contestés pris en charge par LG semblent également correspondre à des rendez-vous liés au projet Columbia. Projet qui est finalement tombé à l’eau, sans doute du fait de la mise en examen, le 19 février 2013, de Stéphane Courbit dans l’affaire Bettencourt.
Reste encore, pour Stéphane Courbit comme pour Nicolas Sarkozy, à convaincre la justice qu’il n’y a là rien d’illégal. Car l’affaire n’en est qu’à ses débuts. La juge marseillaise saisie du trafic de stupéfiants n’avait, à l’automne 2014, pas encore transmis son enquête préalable au parquet, qui seul pourra déterminer les suites à donner à cette affaire. Stéphane Courbit devra donc sans doute convaincre la justice que transporter Nicolas Sarkozy constituait bien un « investissement industriel » pour sa société. Cet investissement-là, pour le coup, se révèle, sur le plan judiciaire en tout cas, incontestablement « risqué »…