V

ESCROQUERIE EN BANDE ORGANISÉE

L’affaire Tapie

Ou comment Nicolas Sarkozy, avant son accession à l’Élysée puis au début de son mandat, met le doigt dans un conflit commercial, prélude, selon les juges, à une « escroquerie en bande organisée » qui a coûté 405 millions d’euros aux contribuables. Voici donc l’histoire d’un président de la République, acquis de longue date au principe de la médiation car viscéralement méfiant envers les juges, piégé par ses amitiés… et ses calculs politiques.

Ce lundi 30 juillet 2007, c’est un Bernard Tapie en grande forme qui sonne, à 10 h 13, à l’entrée principale du palais de l’Élysée. Les gendarmes le reconnaissent, évidemment. Clins d’œil complices, on échange des plaisanteries.

Un cas, ce Tapie. Ses multiples déboires n’ont en rien entamé sa popularité. Les gendarmes de faction vont prendre l’habitude de le voir : entre 2007 et 2012, il se rendra quarante-neuf fois à l’Élysée !

Mais cette journée-là s’annonce décisive. Il avait rendez-vous à 10 heures avec Nicolas Sarkozy, il a un peu de retard, qu’importe. Ce n’est pas son vieil ami qui lui en tiendra rigueur. Sarkozy et Tapie, c’est une affaire d’hommes. De testostérone. Deux purs instinctifs, mordus de sport et de politique, shootés au pouvoir et à l’argent. Pendant sa traversée du désert, en 1995, après la défaite d’Édouard Balladur à l’élection présidentielle, Nicolas Sarkozy a pu compter sur Tapie. Exister encore un peu médiatiquement, grâce à l’entregent de l’homme d’affaires.

Donc, en cette matinée estivale, Sarkozy accorde sans sourciller une audience à Tapie, qui l’a en outre aidé au moment de l’élection présidentielle, quelques mois plus tôt. Les deux hommes, qui se tutoient, parlent-ils d’opéra, de littérature comparée ou des résultats du dernier Tour de France ? Non. Bernard Tapie ne pense qu’à une seule chose, depuis des années. Se venger du Crédit lyonnais, et récupérer l’argent qu’il estime lui être dû après la revente d’Adidas, dans les années 1990, par la banque.

Il prétend avoir été floué. De 396 millions d’euros, au bas mot. Peut-être l’a-t-il vraiment été d’ailleurs, car la justice lui a déjà donné partiellement raison à plusieurs reprises, même si un dernier arrêt de la Cour de cassation est venu, en octobre 2006, affaiblir ses positions. Plus gênant pour lui : un rapport de synthèse de la brigade financière du 9 juillet 2014, révélé par Le Monde en septembre 2014, est venu affirmer ceci, sur la base de témoignages inédits et d’interceptions téléphoniques : Tapie n’aurait jamais été lésé par le Lyonnais, il aurait passé ces vingt dernières années à prétendre le contraire à grand renfort de déclarations mensongères et de documents falsifiés. Affirmations immédiatement démenties par Tapie avec véhémence.

Quoi qu’il en soit, il ne lâchera jamais l’affaire.

En cet été 2007 en tout cas, à Bercy, l’Agence des participations de l’État (APE) campe sur ses certitudes : pas question de transiger, il faut ester en justice pour résoudre l’interminable litige entre l’ancien ministre de François Mitterrand et la banque. Pour l’APE, c’est acquis, tout jugement finira inéluctablement par débouter Bernard Tapie. L’homme d’affaires a alors 63 ans. Il a passé sa vie à surmonter les obstacles, à contourner les interdits. Un jour, lors d’un déjeuner dans son hôtel particulier, il nous a confié ceci : « La justice m’a coincé pour des trucs mineurs ou des dossiers dans lesquels je n’ai vraiment pas grand-chose à me reprocher, elle n’a jamais rien su des vraies affaires… » Le tout balancé dans un grand éclat de rire. Du Tapie pur jus.

Il sait mentir quand il en a l’occasion. Comme ce 31 juillet 2012 : entendu par les enquêteurs de la brigade financière, il admet certes avoir rencontré à de nombreuses reprises les collaborateurs de Sarkozy, tels le secrétaire général de l’Élysée Claude Guéant – dix fois entre juin 2007 et février 2009 – et le secrétaire général adjoint François Pérol – sept fois –, mais jamais, jure-t-il, pour leur parler de son conflit avec Adidas. Scepticisme des policiers, qui connaissent un peu le personnage, quand même.

Hélas pour Bernard Tapie, François Pérol aura cette phrase, lors de son audition en juin 2013, à propos de l’homme d’affaires : « À chaque fois qu’il venait, c’était pour me parler de son affaire. »

À l’été 2007 donc, l’ex-patron de l’Olympique de Marseille entrevoit enfin une fenêtre de tir. Cet arbitrage qu’il appelle de ses vœux depuis si longtemps, il va l’obtenir, grâce à Sarkozy. Rien d’illégal là-dedans : le président de la République et son principal conseiller économique, François Pérol, n’ont jamais caché leur attrait pour le processus arbitral. C’est plus rapide, selon eux, et ça coûte moins cher que la justice ordinaire, en laquelle, on le sait, Nicolas Sarkozy n’a pas une confiance démesurée…

Plusieurs grands juristes ou hauts magistrats ont déjà tenté ou privilégié une médiation dans ce dossier, comme Jean-François Burgelin, Jean-Marie Coulon ou encore Jean-Louis Nadal. Peine perdue : Tapie a repoussé leurs propositions, il veut un tribunal arbitral, lui aussi, mais à ses conditions. L’ex-patron de l’OM a payé – si l’on ose dire – pour le savoir : un arbitrage, c’est censé être aléatoire, mais, comme une victoire en Coupe d’Europe de football, ça s’organise, minutieusement, si l’on veut obtenir une issue favorable. Il fait donc confiance à son avocat – MMaurice Lantourne, un bon vivant, rusé – pour que les trois arbitres désignés par les parties soient émus par son sort et concluent en sa faveur.

Voici donc la genèse de l’affaire : Tapie, qui n’en est pas à une contradiction près, ne cesse de clamer que la justice lui donnera raison à tous coups mais va pourtant se battre comme un chiffonnier pour éviter les tribunaux et gagner l’Élysée à sa cause, afin qu’un arbitrage soit mis en branle, contre l’avis de l’APE. Sarkozy va peser de tout son poids. User de son influence, de son autorité présidentielle. Sans jamais laisser aucune trace écrite, toutefois.

Ce 30 juillet 2007, Tapie obtient donc qu’une réunion se tienne l’après-midi même, toujours à l’Élysée. Le voici par conséquent de retour, le même jour, au palais présidentiel, à 17 heures. Sont aussi présents Stéphane Richard, alors directeur du cabinet de la ministre de l’Économie et des Finances Christine Lagarde, et Jean-François Rocchi, le président du Consortium de réalisation (CDR), l’organisme public chargé de solder le passif du Crédit lyonnais. Ils disent avoir été « convoqués » par le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, quelques jours plus tôt. Rocchi et Guéant, c’est aussi une histoire ancienne, les deux hommes sont de vieux habitués des cabinets ministériels, ils se tutoient.

Cette réunion a fait date à l’Élysée. Déjà parce que, lors de leur arrivée au Palais, les « convoqués » découvrent avec stupeur que Bernard Tapie est de la partie. Mieux, il est invité à exprimer son opinion et à plaider sa cause.

« M. Guéant, s’est souvenu François Pérol devant les enquêteurs, voulait que M. Tapie expose son point de vue à M. Richard et M. Rocchi .» L’homme d’affaires s’est exécuté, avec son talent oratoire habituel. Du jamais vu, au palais présidentiel. Patrick Ouart, le conseiller justice de Sarkozy, mais également son ami, assiste à la réunion. Ce magistrat atypique, dangereusement intelligent, amateur de bons restaurants et de manœuvres en sous-main, est encore celui qui décrit le mieux Tapie et ses méthodes : « Bernard Tapie rend fous tous ceux qu’il approche et spécialement l’institution judiciaire », expliquera-t-il à la police. Un constat qui pourrait tout aussi bien s’appliquer… à Nicolas Sarkozy, et ce n’est sans doute pas un hasard. « M. Tapie est très intelligent et très séducteur. Il vous “environne”. Il sait tout de vous… », ajoutera Patrick Ouart.

C’est donc cet homme-là qui a su s’attirer les bonnes grâces de Nicolas Sarkozy. Pour Stéphane Richard, au sortir de la réunion, à 18 h 27 très précisément, le doute n’était pas permis : « M. Guéant et ses collaborateurs [étaient] nettement favorables » à la mise en place d’un arbitrage. Avec le recul, l’actuel P-DG d’Orange éprouve le sentiment d’avoir été « instrumentalisé, […] influencé par ce [qu’il a] perçu comme une atmosphère sensible à l’écoute de M. Tapie ». Il interprète en tout cas cette attitude comme une instruction.

Après cette réunion, il convient donc d’aller de l’avant. Et d’écarter l’expertise de l’APE. Le 1er août 2007, l’agence fait pourtant part de ses réticences. Bruno Bézard, son rigoureux patron, adresse une note en forme de mise en garde à la ministre Christine Lagarde : « Je ne peux que déconseiller la voie d’un arbitrage qui n’est ni justifié du point de vue de l’État, ni du point de vue du CDR et qui pourrait même être considéré comme une forme de concession inconditionnelle et sans contrepartie faite à la partie adverse. » Difficile d’être plus clair. Un ministre soucieux de l’avis de ses collaborateurs, voire simplement prudent ou peut-être couard, aurait laissé la justice suivre son cours, effectivement très tranquille. Trop tranquille pour un Sarkozy qui vit dans l’accélération permanente. Et qui a le don de créer un sentiment de sujétion autour de lui.

Avec Christine Lagarde, à cette époque, le chef de l’État dispose d’une parfaite exécutante, fidèle, mais aussi fragile. Donc malléable. En témoigne cette note, trouvée par les enquêteurs lors d’une perquisition, en mars 2013, chez la directrice du Fonds monétaire international (FMI).

Cachée au fond d’un tiroir du bureau de Mme Lagarde, rédigée à l’intention de Sarkozy, elle dit ceci : « Cher Nicolas, très brièvement et respectueusement, 1) Je suis à tes côtés pour te servir et servir tes projets pour la France. 2) J’ai fait de mon mieux et j’ai pu échouer périodiquement. Je t’en demande pardon. 3) Je n’ai pas d’ambitions politiques personnelles et je n’ai pas le désir de devenir une ambitieuse servile comme nombre de ceux qui t’entourent dont la loyauté est parfois récente et parfois peu durable. 4) Utilise-moi pendant le temps qui convient à ton casting. 5) Si tu m’utilises, j’ai besoin de toi comme guide et comme soutien : sans guide je risque d’être inefficace, sans soutien je risque d’être peu crédible. Avec mon immense admiration. Christine L. »

Ce document, qui en dit long sur les sentiments de soumission que Nicolas Sarkozy peut susciter chez ceux qu’il côtoie, permet de comprendre pourquoi la ministre de l’Économie ne risquait pas de contrarier les désirs d’un monarque aussi dominant. « Ce brouillon correspond à une période de mon ministère où je sentais que ma légitimité personnelle était remise en cause et que l’on tentait de saper mon autorité », s’est défendue Mme Lagarde devant la Cour de justice de la République (CJR), chargée d’instruire le volet ministériel de l’affaire.

Elle situe l’écriture de cette note en février 2008, soit en plein processus arbitral. « J’avais établi une sorte de demande de soutien au président de la République. Je n’excluais d’ailleurs pas de présenter ma démission à l’époque », dit-elle. Lors de ses deux premières auditions devant la CJR, Mme Lagarde a assuré n’avoir pas lu à l’époque les notes de l’APE, ni avoir jamais discuté de l’arbitrage avec Nicolas Sarkozy. « Il me semble, maintenant, que j’aurais dû être plus méfiante », dira-t-elle plus tard…

Mme Lagarde n’aurait jamais échangé avec le président de la République sur l’affaire ? Plutôt étonnant, quand on connaît la nature des liens unissant l’ex-ministre de l’Économie à Nicolas Sarkozy – sans compter l’interventionnisme légendaire de ce dernier. Par ailleurs, le fait d’admettre qu’il lui aurait sans doute fallu « être plus méfiante » ne constitue-t-il pas, en creux, une forme d’aveu ? La justice n’est pas loin de le croire. D’ailleurs, après lui avoir accordé, dans un premier temps, le statut de témoin assisté (il lui fut signifié en mai 2013), les magistrats de la Cour de justice de la République ont mis en examen, le 26 août 2014, la patronne du FMI pour « négligence », en vertu des articles 432-15 et 432-16 du Code pénal.

Résumons : un Sarkozy désireux de complaire à son ami Tapie, une Lagarde en état de grande fragilité, des collaborateurs élyséens, type Guéant et Pérol, aux ordres du patron, convaincus aussi du bien-fondé de l’arbitrage et qui, forts de leur puissance, mettent tout cela en musique… Il ne reste plus à l’administration qu’à faire son boulot : exécuter sans rechigner. Stéphane Richard, par ailleurs proche de Nicolas Sarkozy et placé à Bercy pour cornaquer Christine Lagarde, gère le dossier à distance.

C’est Jean-François Rocchi, pour le CDR, qui met la touche finale, négocie avec les avocats, et entérine la désignation de trois arbitres, à l’automne 2007 : les juristes renommés Pierre Mazeaud et Jean-Denis Bredin, et l’ancien magistrat Pierre Estoup, choisi par le camp Tapie. Et le 7 juillet 2008, Bernard Tapie obtient donc la coquette somme de 405 millions d’euros du tribunal arbitral, dont 45 millions d’euros au titre du préjudice moral. Les trois arbitres se partagent 1 million d’euros d’honoraires. Une sacrée manne pour l’homme d’affaires, qui peut à nouveau mener grand train, dépenser 25 000 euros par mois, payer 2 millions d’euros d’ISF. Racheter le quotidien La Provence, aussi, et encore un yacht, un avion, une villa hyperluxueuse à Saint-Tropez, des appartements pour ses enfants, etc.

Mais Tapie a fâché trop de monde. S’est affiché trop fortement. A méprisé trop souverainement. L’homme agace autant qu’il fascine. Tant et si bien qu’à l’initiative des députés socialistes – conseillés par un juriste de haut vol, Thomas Clay, proche d’Arnaud Montebourg, mais surtout spécialiste renommé de l’arbitrage –, la justice est saisie. Serge Tournaire, Guillaume Daïeff et Claire Thépaut, trois juges du pôle financier parisien particulièrement redoutés, héritent du dossier, visant directement les conditions de l’arbitrage. Très vite, ils qualifient de « simulacre » le processus arbitral.

Ils réclament et obtiennent des poursuites pour « escroquerie en bande organisée ». Bernard Tapie est mis en examen, tout comme Stéphane Richard, l’avocat Maurice Lantourne, l’ex-patron du CDR Jean-François Rocchi et surtout le juriste Pierre Estoup. Bernard Scemama, nommé le 15 septembre 2007 à la tête de l’EPFR, établissement public chapeautant le CDR, qui joua le rôle de levier, s’en est mieux tiré, bénéficiant du statut de témoin assisté. Il est vrai que lui a eu la désagréable sensation d’avoir été placé par l’Élysée à la tête de l’EPFR pour valider un processus déjà décidé au plus haut niveau. Dans un entretien au Monde, en août 2011, il révéla avoir « été reçu dès [sa] nomination par Stéphane Richard, le directeur du cabinet de la ministre des Finances, Christine Lagarde ». « Il m’a tout de suite parlé du dossier Tapie et m’a donné une consigne claire : il fallait aller à l’arbitrage. “C’est la décision du gouvernement”, m’a-t-il dit », expliqua M. Scemama.

Les enquêteurs n’ont pas eu de mal à déceler la faille dans le savant montage opéré semble-t-il par les hommes de Tapie. Le point faible, c’est lui : Pierre Estoup. Un ancien président de cour d’appel qui, le 16 novembre 2007, en signant une déclaration d’indépendance vis-à-vis des parties, s’est engagé à une « obligation de révélation étendue ». En clair, il ne doit pas avoir travaillé pour le compte des parties en présence, ou, à tout le moins, il était obligé de le faire savoir. Or, M. Estoup, sur la période 1997-2006, a perçu un total de 808 987 euros d’honoraires relatifs à des dossiers liés à Mes Maurice Lantourne et Francis Chouraqui, deux avocats au service de l’homme d’affaires ou ayant œuvré pour le camp Tapie. Lui qui avait reconnu, contraint et forcé, du bout des lèvres, trois petits dossiers communs avec Me Lantourne est bien ennuyé : c’est au moins à quinze reprises que les deux hommes ont travaillé ensemble, ces dernières années, comme le rappelle un rapport de synthèse de la brigade financière du 9 juillet 2014 !

Dès le 5 septembre 2006, bien avant la désignation de Pierre Estoup, l’avocat de Bernard Tapie Maurice Lantourne lui a même adressé un courrier portant comme référence « aff BT », c’est-à-dire « Affaire Bernard Tapie », missive comportant toutes les pièces essentielles du conflit opposant l’homme d’affaires au Lyonnais. Ennuyeux, tout de même. M. Tapie dit ne jamais avoir entendu parler de Pierre Estoup avant sa désignation comme arbitre ? Comment expliquer, alors, cette dédicace à son intention, griffonnée par Tapie en juin 1998, et trouvée dans la bibliothèque de Pierre Estoup : « Votre soutien a changé le cours de mon destin… » ? Or, il se trouve, et les deux autres arbitres l’admettent bien volontiers, que c’est justement Pierre Estoup qui a rédigé la quasi-intégralité de la sentence arbitrale. M. Bredin, a posteriori, qualifie de « partiaux » les avis de M. Estoup, même s’il les a entérinés : « Le comportement de M. Estoup dans ses relations avec Me Lantourne et Bernard Tapie n’est pas normal », a-t-il avoué aux juges. Christine Lagarde n’a pas dit autre chose : « Au moment où j’ai pris mes décisions dans l’affaire Tapie, j’ai déjà indiqué que je n’avais aucune raison de douter de l’impartialité de M. Estoup. […] Aujourd’hui, avec le recul et au vu des éléments que vous me communiquez, il est évident que mon sentiment est différent », a-t-elle concédé aux magistrats de la CJR.

Dès lors que la thèse de l’escroquerie semble privilégiée, aussi bien par les juges que par les principaux intervenants, il faut bien se poser une question : Lagarde, Richard, Scemama et Rocchi n’ont-ils finalement été que de simples jouets, des marionnettes animées et dirigées à distance ? Des lampistes en somme, sacrifiés pour le plus grand bénéfice du duo Sarkozy-Tapie ? Et Nicolas Sarkozy lui-même, pouvait-il seulement se douter que le camp Tapie allait truquer la partie de dés ?

La réponse se niche peut-être au cœur des relations liant ces deux hommes, ces deux loups aux crocs acérés…

Et si tout avait commencé le 31 janvier 2007, lors d’une réunion au sommet, extrêmement confidentielle ? Ce jour-là, dans le bureau de Nicolas Sarkozy encore ministre de l’Intérieur, se trouvent Bernard Tapie, Claude Guéant Brice Hortefeux et… Bernard Kouchner. L’ex-french doctor, le radical de gauche, plusieurs fois ministre sous des gouvernements socialistes, s’offre, tel un gibier politique, au candidat Sarkozy. C’est Bernard Tapie, lui aussi radical de gauche, qui joue les intermédiaires.

Le deal est clair : si Sarkozy est élu, Kouchner obtiendra le quai d’Orsay, l’acmé de sa carrière politique. À l’époque, Nicolas Sarkozy recrute à tour de bras à gauche. Une stratégie d’ouverture, ou plutôt de débauchage, plutôt efficace. Fondateur de Médecins sans frontières et de Médecins du monde, symbole de l’engagement humanitaire, l’ancien chouchou des sondages constitue, de ce point de vue, à n’en pas douter une prise de choix pour le candidat UMP, apportée sur un plateau par Bernard Tapie. « M. Tapie avait fait état de ce que Bernard Kouchner serait sans doute tenté d’entrer au gouvernement », a confirmé Claude Guéant devant les policiers. Ce même Tapie qui multiplie, lors de cette campagne 2007, les déclarations incendiaires envers Ségolène Royal, et ne cache pas son choix citoyen : l’ancien ministre de François Mitterrand votera pour Nicolas Sarkozy.

Il ne faut pas sous-estimer le poids de Bernard Tapie. Si les jeunes générations ne le connaissent pas forcément très bien, il reste une figure emblématique, un tribun extrêmement efficace, un bateleur apprécié dans les milieux populaires, et ses prises de position peuvent influencer nombre d’électeurs. Du coup, à droite comme à gauche, difficile de le mépriser…

Patrick Ouart, encore lui, a décrit à merveille cette relation ambiguë : « Il vend aux hommes politiques une sorte d’“analyse politique populaire” et comme tous ces gens meurent de peur d’être isolés et d’être coupés des réalités du terrain, ils sont très attentifs à ce qu’il dit. M. Tapie se mêlait de tout, y compris d’être le conseiller politique de Mme Dati… »

Oui, Tapie sait y faire. Un savant mélange de rouerie, de flatteries, de coups de gueule, de déférence, d’irrévérence, d’omniprésence… Il peut être extrêmement chaleureux et sympathique, drôle et prévenant, fascinant et charismatique. Mais du jour où il a barre sur vous, les choses se compliquent. De persuasif il devient insistant, voire intrusif. Bref, on ne s’en défait pas facilement. Avec la réunion du 31 janvier 2007, et l’accord de Bernard Kouchner pour participer à un gouvernement d’ouverture, il tient son levier, pour faire éventuellement pression.

À l’évidence, cela a joué dans l’obtention si aisée de l’arbitrage, quand bien même Nicolas Sarkozy, dont on a dit la méfiance à l’endroit de l’autorité judiciaire, aurait déjà été convaincu de l’intérêt d’y recourir. « Le président de la République a été informé de l’évolution de ce dossier, il n’a pas donné d’instructions particulières », jure Claude Guéant. Bernard Tapie s’est pourtant vanté, bien avant la mise en route du processus, qu’il finirait par récupérer d’importantes sommes. Et puis, il n’a cessé, pour être agréable à Sarkozy, d’intervenir dans le cours de la campagne électorale 2007, au-delà de la « prise » Kouchner.

Les enquêteurs ont trouvé les traces de cet engagement souterrain. En effet, le secrétariat du candidat UMP a conservé les notes adressées à Sarkozy. Étonnant florilège. Le 6 février 2007, c’est Claude, une assistante du ministre de l’Intérieur candidat, qui rédige un mémo : « J’ai eu Bernard Tapie en ligne. À son initiative, un petit déjeuner était prévu vendredi avec Yannick Noah et Basile Boli. » Mais apparemment l’ancien tennisman reconverti avec succès dans la variété et engagé à gauche ne veut pas que cela se sache, d’autant plus qu’au même moment une autre icône « black » du sport français, l’ancien footballeur Lilian Thuram, multiplie les déclarations contre Sarkozy. Tapie, qui joue les rabatteurs et veut amener les votes de la communauté noire à son candidat, a une solution, résumée par la secrétaire du candidat de l’UMP : « Bernard Tapie suggère plutôt que vous privilégiiez un petit déjeuner seul avec Basile Boli, footballeur le plus populaire, qui partage vos convictions, et est tout à fait favorable à cette médiatisation… »

Une fois élu, Nicolas Sarkozy continue de voir très souvent Bernard Tapie. Celui-ci se met en quatre pour l’aider sur le plan politique. En témoigne cette note du 10 octobre 2008, rédigée par Sylvie, l’une des assistantes du chef de l’État : « Bernard Tapie vous informe qu’il participe à l’émission d’Arlette Chabot jeudi soir. Il aimerait faire le point avec vous avant cette émission afin de faire passer au mieux votre message. » Cela a le mérite d’être clair. De son côté, Nicolas Sarkozy s’intéresse au potentiel électoral de Bernard Tapie, on ne sait jamais…

À tel point, d’ailleurs, que son conseiller « opinion » à l’Élysée, Julien Vaulpré, lui fait part, le 15 octobre 2008, d’un sondage sur « l’image de R. Dati et de B. Tapie ».

46 % des Français ont « une bonne opinion » de l’ex-président de l’OM, explique M. Vaulpré, mais seuls « 7 % le voient comme un homme politique ». L’ancien ministre de la Ville (1992-1993) plaît en particulier aux chômeurs et aux ouvriers, de droite comme de gauche. Utile, donc. C’est ce terme, « utile », que reprend, le 7 mai 2009, Catherine, autre secrétaire particulière du président Sarkozy, dans une autre note : « En vue des européennes, et pour vous être utile, M. Bernard Tapie souhaiterait vous rencontrer un quart d’heure. »

Bref, les deux hommes se rendent mutuellement service. Parfois, Tapie n’hésite pas à quémander une petite faveur. Comme ce 12 mai 2010, ainsi que l’écrit la secrétaire de Nicolas Sarkozy : « Bernard Tapie a une petite faveur à vous demander qui ferait énormément plaisir à son épouse. Sa femme a aujourd’hui 60 ans et Bernard Tapie demande si vous pouviez lui souhaiter son anniversaire par téléphone. » Curieux tout de même pour deux hommes qui assurent ne pas entretenir de relations personnelles. D’autant que, c’est un fait établi depuis de longues années, Bernard Tapie ne fait jamais rien au hasard.

« Il a pu être chargé de missions de contacts », reconnaît du bout des lèvres Claude Guéant. En fait, le vibrionnant homme d’affaires est très présent au chevet de la présidence Sarkozy. « Les relations entre M. Tapie et M. Sarkozy faisaient que M. Tapie avait auprès de son entourage et par conséquent auprès de moi-même un accès facile. Je ne refusais pas de le prendre au téléphone », admet M. Guéant.

Donc, Bernard Tapie apporte à Nicolas Sarkozy son réseau, son poids dans l’opinion publique, ses analyses, et surtout une très belle prise de guerre, Bernard Kouchner. En échange, il obtient un accès privilégié à l’Élysée et, estiment les enquêteurs, la mise en œuvre rapide de l’arbitrage. Comme le concède devant les enquêteurs Bernard Tapie à propos de Nicolas Sarkozy, « croire que l’arbitrage peut se faire dans son dos ou sans son accord est idiot », même si le propriétaire de La Provence jure ses grands dieux ne pas avoir parlé de cette procédure à l’ex-chef de l’État. « Je respecte un certain nombre de principes », s’amuse même Tapie.

Placé en garde à vue en mai 2014, Claude Guéant n’était pas, au moment où cet ouvrage était imprimé, poursuivi dans cette affaire – François Pérol non plus. Mais la mise en examen à la fin de l’été 2014 de Christine Lagarde – pour simple négligence, rappelons-le – dans la procédure instruite par la CJR fait désormais peser une très pressante menace sur l’ancien secrétaire général de l’Élysée, dans le volet non-ministériel cette fois.

Reste le cas de Nicolas Sarkozy : il n’a été entendu ni par les policiers ni par les juges, qu’il s’agisse de ceux du pôle financier ou des magistrats de la CJR. Il est vrai qu’une bonne partie des faits s’est déroulée durant son mandat, et qu’il bénéficie d’une totale immunité pour les actes non détachables de ses fonctions. Sauf à établir que les faits en cause n’avaient rien à voir avec ses activités de chef de l’État. Mais le 1er juillet 2014, placé en garde à vue dans le dossier Azibert (voir chapitre « Trafic d’influence »), Sarkozy a d’ores et déjà mis en garde la justice, au cas où : « Prenez l’affaire Tapie, dit-il aux policiers. Au moment de l’arbitrage, je suis président de la République. Si l’arbitrage est bon, ou s’il est pas bon, de toute manière, c’est en tant que président de la République que je dois en rendre compte, donc on ne peut pas m’entendre en tant que justiciable normal […]. Un président de la République ès qualités ne peut pas rendre compte devant un juge d’instruction. »

Autre possibilité pour les enquêteurs : démontrer que Nicolas Sarkozy scella un accord secret avec Bernard Tapie, pour régler le litige opposant son ami au Lyonnais, bien avant son accession à l’Élysée, lorsqu’il était ministre de l’Intérieur (mai 2002-mars 2004 puis juin 2005-mars 2007) et/ou de l’Économie (avril 2004-novembre 2004). Auquel cas se poserait alors la question d’une éventuelle saisine de la CJR…

On le voit, l’implication judiciaire de l’ex-chef de l’État reste incertaine. Mais, pour lui aussi, la mise en examen signifiée par la Cour de justice de la République à son ancienne ministre de l’Économie, dont chacun sait qu’elle lui était dévouée corps et âme, résonne comme un bien mauvais augure.

Dans tous les cas, le statut protecteur dont bénéficient les présidents de la République et l’existence de deux enquêtes judiciaires distinctes n’ont pas empêché le développement d’investigations extrêmement complètes et rigoureuses, dont les conclusions paraissent accablantes. Elles pourraient être synthétisées par l’affirmation des juges Tournaire, Daïeff et Thépaut pour qui cet arbitrage aura été un « simulacre ». Les acteurs majeurs du processus sont poursuivis pour « escroquerie en bande organisée » et risquent d’être renvoyés devant le tribunal correctionnel. Au-delà de son statut pénal, la question qui se pose donc, à propos de Nicolas Sarkozy, est d’abord bien celle-ci : savait-il que le tribunal arbitral qu’il appelait de ses vœux allait mettre en œuvre un « simulacre » ? Rien, aujourd’hui, ne permet de répondre par l’affirmative. Ni par la négative.

Par ailleurs, très curieusement, de Christine Lagarde à Bernard Tapie en passant par Claude Guéant, personne ne se souvient d’avoir parlé de l’arbitrage avec le président Sarkozy. Il est permis d’en douter. En revanche, il a bien favorisé, fût-ce en toute bonne foi, la mise en œuvre du processus, contraignant ses collaborateurs à aller de l’avant. En écartant la justice ordinaire, et en permettant indirectement au principal bénéficiaire de l’arbitrage, Bernard Tapie, d’obtenir 405 millions d’euros, alors que l’homme d’affaires lui avait rendu service sur le plan politique.

Pas forcément illégal d’un point de vue juridique, mais très contestable, à tout le moins, sur le plan de l’éthique et de la morale.