PRISE ILLÉGALE D’INTÉRÊTS
L’affaire Pérol
Le dossier BPCE (Banques populaires Caisses d’épargne)offre un concentré de la méthode sarkozyste si expéditive. Ou comment, pour de louables raisons, celui qui régnait alors à l’Élysée a imposé, en 2009, son secrétaire général adjoint, François Pérol, à la tête d’un nouveau groupe bancaire, sans se soucier des règles. Ni de la loi ?
En ce samedi 21 février 2009, en plein milieu des vacances scolaires d’hiver, l’Élysée semble presque désert. À 11 h 45 très précisément, au premier étage du palais présidentiel, en face du grand escalier d’honneur, deux hommes impeccablement cravatés s’assoient délicatement sur un superbe canapé aux ornements dorés. Deux banquiers. La porte à double battant du petit salon attenant au bureau de Nicolas Sarkozy est encore fermée.
Philippe Dupont, président de la Banque fédérale des banques populaires (BFBP), et Bernard Comolet, président du directoire de la Caisse nationale des caisses d’épargne (CNCE), se toisent. Il y a de la fusion dans l’air, la crise financière l’exige, leur filiale commune Natixis prend l’eau et supporte trop de risques. Mais qui prendra le dessus sur l’autre, dans cette course au pouvoir ? Les rejoignent Claude Guéant, secrétaire général de l’Élysée, et son adjoint, chargé des affaires économiques et financières, François Pérol. Un personnage, ce Pérol. Brillant, 45 ans. major de l’ENA, inspecteur des Finances, ancien associé gérant chez Rothschild, pour qui il a d’ailleurs, tiens, tiens, supervisé la création de Natixis, en 2006.
Capable de discuter bilans, ratios, acquisitions, de surveiller la scolarité de ses six enfants, tout en échangeant des blagues avec Bernard Tapie. Il a aussi été directeur adjoint du cabinet de Francis Mer puis de Nicolas Sarkozy à Bercy, de 2002 à fin 2004.
Un cerveau.
Un mois plus tôt, dans une salle située à l’entresol de l’Élysée, ce même Pérol avait déjà organisé et animé une réunion sur ce thème qui lui tient tant à cœur : la fusion des deux organismes.
Ce 26 janvier 2009, il s’était même mis en colère, ordonnant à Comolet et Dupont, selon les mots de Xavier Musca, présent ce jour-là lui aussi au titre de directeur du Trésor, de présenter « un projet de fusion crédible » pour « rassurer le marché ». Comolet était paniqué : Natixis détient 60 milliards d’euros d’actifs dits à risque. « Les Caisses d’épargne vont sauter », avait-il balancé. Il faut bouger, oser. Réagir. « Nous étions inquiets de la lenteur avec laquelle avançaient les discussions », s’est rappelé M. Musca. Le message adressé par Pérol est clair : l’État va passer à l’action. Nulle surprise, donc, c’est bien ce qui se passe, un mois plus tard.
Nicolas Sarkozy sort enfin de son bureau, accueille tout le monde. Comme tous les week-ends, l’Élysée fonctionne au ralenti, seul le ballet des huissiers aux lourds colliers protocolaires trouble la quiétude ambiante. Les cinq hommes prennent place autour d’une table. Le Président s’exprime en premier, Pérol à ses côtés. D’abord, la fusion des deux organismes financiers est entérinée. Il manque des liquidités ? « Je sais que vous avez besoin de 5 milliards et on vous les prêtera », assure Nicolas Sarkozy. Qui en vient à l’essentiel, pour tous ces manitous du CAC 40 : la direction exécutive du nouveau groupe, la future BPCE, forte de 115 000 collaborateurs et de 36 millions de clients. « Vous connaissez François Pérol, lâche le Président. Je ne souhaite pas qu’il quitte ses fonctions auprès de moi, il n’est pas candidat, et pourtant, je pense qu’il est le meilleur pour occuper ces fonctions, et que sa candidature mérite d’être considérée très attentivement. »
« Cette annonce était sans appel et m’a été présentée comme une décision. »
Le nouvel organe ainsi créé comprendra en outre quatre administrateurs représentant l’État. Nicolas Sarkozy a tranché. Voilà. Aucune discussion possible. Pas de temps à perdre. « Cette annonce était sans appel et m’a été présentée comme une décision, le Président nous a demandé d’en mettre en œuvre les modalités », se rappelle un Comolet encore sonné. François Pérol a pris l’ascenseur professionnel, sans même le vouloir vraiment, prétendra-t-il plus tard. Peut-être même est-ce vrai.
Mais on ne dit pas non à Nicolas Sarkozy.
« Qui décide ? Sous le quinquennat Sarkozy, la réponse est évidente », s’amusera Alain Minc, le conseiller de tous les instants, interrogé plus tard par la justice. Ce même Minc qui, si l’on en croit ses déclarations aux juges, avait pourtant déconseillé à Sarkozy de placer Pérol à la tête de BPCE. Réponse à l’époque du maître de l’Élysée : « Je veux montrer mon engagement direct pour sauver cette banque et calmer les inquiétudes. » Tout Sarkozy est résumé dans cette phrase : « engagement », « montrer », « sauver ». Le pire et le meilleur. Au diable les habitudes, les archaïsmes, les textes de loi… L’efficacité doit primer. Et le chef, décider.
Car c’est un fait, il faut rassurer le monde de la finance, passablement déboussolé. La CNCE vient d’ailleurs tout juste, à l’automne 2008, de se séparer de son patron emblématique, Charles Milhaud, pourtant proche de Sarkozy. Il a été débarqué en quelques jours, en raison des errements d’un trader maison – 600 millions d’euros de pertes – et d’un oukase présidentiel. Milhaud viré, on lui trouve une mission d’appoint, parce qu’on l’aime bien… L’« engagement » sarkozyste, c’est aussi cette façon de s’impliquer directement, sans fioriture. Et de propulser son bras droit à la tête d’un empire bancaire, quitte à s’asseoir sur les règles régissant le passage dans le secteur privé d’un agent public, lesquelles obligent pourtant le prétendant à laisser passer un délai de trois ans suivant la cessation de ses fonctions publiques.
Quitte à oublier aussi que François Pérol a passé sa vie professionnelle à gérer les tourments de la CNCE, et Dieu sait si ses deux années à l’Élysée l’ont vu s’immiscer dans les affaires mutualistes. Qu’à cela ne tienne, on s’en débrouillera, semble penser Sarkozy. L’intendance suivra, pour reprendre l’expression prêtée – à tort semble-t-il – au général de Gaulle. Il est le décideur, l’architecte suprême.
Sa décision est probablement justifiée, d’un point de vue strictement professionnel. Pérol était peut-être bien l’homme idoine, et d’ailleurs, sa gestion, aujourd’hui, est généralement saluée. Oui mais voilà, on ne peut tout simplement pas, sans respecter quelques procédures, s’imposer – ou plutôt être imposé – comme sauveur providentiel.
Cinq ans plus tard, le 8 février 2014, François Pérol est mis en examen par le juge Roger Le Loire pour « prise illégale d’intérêts ». Présumé innocent, il ne devrait pas échapper à un procès devant le tribunal correctionnel de Paris. Le prix de son ralliement aux méthodes de son mentor, Nicolas Sarkozy.
« Avoir le plus proche collaborateur de NS servira l’intérêt du groupe. »
Mais revenons à ce 21 février 2009, jour de la prise de pouvoir de François Pérol. Dix minutes après les annonces présidentielles, la réunion est terminée, elle se conclut par un bon déjeuner, rue Gay-Lussac, près du domicile du futur patron de ce qui va devenir le deuxième groupe bancaire français. Bernard Comolet se rappelle un « repas convivial », avec un « patron souriant ». Les trois hommes parlent gros chiffres, avenir, départs contraints, mais aussi du sel de la guerre financière : la communication. Comolet est démuni, en ce domaine. Pérol, lui, se félicite d’avoir recours aux services de la patronne d’Image 7, Anne Méaux, la prêtresse de la communication d’entreprise. Dupont, lui, bénéficie des conseils de Stéphane Fouks, le boss d’Euro-RSCG. On n’est rien, dans ces milieux très autorisés, si l’on ne fait pas partie de ces grosses écuries. Sans parler des précieuses recommandations prodiguées à Pérol par Alain Minc, René Ricol, ou Jean-Marie Messier, les amis du Roi.
Pérol est heureux. Mais se pose tout de même quelques questions. L’homme est avisé, prudent. A-t-il le droit de prendre en main le groupe BPCE, qu’il a quasiment créé d’un strict point de vue politique ? L’article 432-13 du Code pénal n’interdit-il pas à un agent public de rejoindre une entreprise privée lorsque ses fonctions l’ont conduit soit à assurer la surveillance ou le contrôle de cette société, soit à proposer des décisions relatives à des opérations réalisées par cette entreprise ? Les enquêteurs trouveront dans le coffre de son bureau, en perquisition, quelques éléments intéressants. Comme ces notes, datées du 22 février 2009 – soit le lendemain du rendez-vous élyséen –, griffonnées d’une écriture quasi indéchiffrable et couchées sur un simple cahier : « Suis-je un fonctionnaire agent public ? », ou encore : « Mes fonctions antérieures ont pu influencer ma nomination. »
Pérol s’interroge. Et il a raison. Car il n’a cessé, ces dernières années, de veiller aux destinées des caisses d’épargne.
D’ailleurs, Charles Milhaud, dès le 23 février 2009, reçoit un mail pour le moins alarmiste. Il émane de son conseil et ami, l’avocat François Sureau, l’avertissant, à propos de l’opération pantouflage de Pérol, qu’il y a « un risque très important ». Bon, Me Sureau se frotte les mains, tout de même, car avec Pérol dans la boucle hiérarchique, les obstacles se lèvent : « Je trouve que c’est une excellente idée, écrit-il, parce que avoir le plus proche collaborateur de NS [Nicolas Sarkozy] servira l’intérêt du groupe, notamment par rapport aux banquiers commerciaux. » Juste un souci : outre le risque de prise illégale d’intérêts, Pérol, insiste Me Sureau, « ne connaît pas la banque de détail ». Mais après tout, n’est-ce pas précisément un… détail ?
Le juge Le Loire, saisi dès avril 2009 d’une plainte avec constitution de partie civile déposée par l’association Anticor, a pu, on le verra plus loin, aisément démonter le système, emblématique à plus d’un titre. Anticor aura eu du mérite, d’ailleurs, car le parquet de Paris, à deux reprises, dira que la mission de François Pérol « a consisté à informer et donner un avis au président de la République ». Il était dans un simple rôle de conseiller, sans pouvoir décisionnaire : le délit n’est pas constitué, circulez, on classe sans suite. Et pour dissuader les éventuels procéduriers, le vice-procureur Jean-Michel Aldebert écrira même cette phrase, adressée à Anticor, en ces temps de reprise en main musclée de la justice : « J’attire votre attention » sur le fait que plusieurs articles de loi prévoient « la sanction des constitutions de partie civile abusives ».
En d’autres termes, Anticor est réprimandée pour son activisme citoyen. Et menacée de représailles judiciaires si elle insiste…
Mais Anticor ne se laisse pas faire. L’association dispose d’un atout maître : l’arrêt de la Cour de cassation, obtenu le 9 novembre 2010 par l’avocat William Bourdon, qui permet aux militants anti-corruption d’actionner la justice. Et, finalement, après moult péripéties juridiques, le juge Le Loire hérite du dossier. L’expérimenté magistrat, ancien policier au profil atypique, en a instruit des plus complexes.
Il lui suffit de quelques perquisitions et auditions pour considérer qu’il existe des présomptions graves et concordantes de « prise illégale d’intérêts ». Protégé par son immunité présidentielle, Nicolas Sarkozy, lui, ne semble pas pouvoir être poursuivi, car il a manifestement agi dans le cadre de ses fonctions. C’est donc François Pérol qui va payer le prix de l’interventionnisme du souverain.
Les enquêteurs vont s’attacher à documenter deux aspects. D’abord, prouver que la Commission de déontologie, qui aurait dû être saisie, ne l’a pas été formellement. Ensuite, s’il est acquis que ladite Commission aurait dû se prononcer, c’est donc bien qu’il y avait des éléments concrets montrant que Pérol a joué un rôle actif et non simplement consultatif dans la création de BPCE…
Mais d’abord, la saisine de la Commission de déontologie. Un grand moment, digne d’entrer dans la légende de l’administration française, et tellement emblématique de la gouvernance sarkozyste… À sa tête, un haut fonctionnaire, Olivier Fouquet, conseiller d’État.
Pour lui, pas de doute. Interrogé par les policiers le 17 décembre 2013, il assure : « La saisine est obligatoire dans l’hypothèse où il y a un risque de prise illégale d’intérêts […] l’urgence n’est absolument pas un motif qui permet d’exclure la saisine de la Commission. » Tel n’était pas l’avis des hautes autorités sarkozystes, en cet hiver 2009. Il fallait aller vite, toujours plus vite. « J’ai considéré que la saisine de la Commission était facultative, j’ai pris mes responsabilités », dira ainsi Pérol au juge, le 8 février 2014. Reste qu’il fallut « habiller » cette prise de pouvoir. C’est le dévoué Claude Guéant qui s’attela à cette tâche, avec son efficacité coutumière. « L’urgence s’imposait, les assemblées statutaires des banques devaient se réunir quelques jours plus tard », expliquera Guéant au juge Le Loire, en janvier 2014.
Un vendredi soir de février 2009, le secrétaire général de l’Élysée décroche sa ligne sécurisée et contacte directement Olivier Fouquet. « Il me dit que M. Pérol va être nommé à la tête de la BPCE la semaine prochaine, il faut réunir la Commission de déontologie d’ici là », se souvient Fouquet.
Ce dernier est surpris : « M. Guéant ignorait tout du fonctionnement de la Commission, il découvrait la question, n’y comprenait pas grand-chose. » Impossible de réunir les membres de la Commission de déontologie en si peu de temps, les deux hommes s’accordent donc sur un processus : M. Fouquet va rédiger une lettre se contentant de rappeler la jurisprudence en vigueur : « Le lundi soir, M. Guéant m’a rappelé chez moi pour me dire qu’il avait un besoin urgent de la lettre. »
Le mardi matin, le document est porté à l’Élysée. Il n’y a pas grand-chose dans cette lettre, rédigée en pur langage administratif précautionneux. Ne « donnant qu’une opinion personnelle qui n’engage pas la Commission », M. Fouquet se borne à rappeler que « si le secrétaire général adjoint a exercé les fonctions qui lui étaient confiées dans les conditions habituelles d’exercice de leurs fonctions par les membres des cabinets ministériels, la jurisprudence traditionnelle de la Commission lui est applicable ». Bref, c’est prudent, pesé, et on ne peut rien en conclure ! M. Fouquet se croit tiré d’affaire. Las ! Le mardi 24 février 2009, en marge d’une visite en Italie, Sarkozy emprunte l’un de ses chemins de traverse favoris : la Commission de déontologie, à l’en croire, ne voit aucune difficulté juridique dans la nomination de Pérol. « La commission a donné son point de vue, et son point de vue a été communiqué aux deux banques. Il sera rendu public », affirme-t-il, assurant qu’on « verr[ait] bientôt la différence entre une polémique et un problème ». Il ne croyait pas si bien dire.
En janvier 2014, M. Guéant, interrogé par le juge, fera cet aveu : « C’était de sa part [Nicolas Sarkozy] un raccourci. »
Car M. Fouquet n’est pas content, mais alors pas du tout. Ne jamais fâcher un conseiller d’État, surtout en déformant ses avis patiemment élaborés. En pleine présidence d’une session du Conseil d’État, ce mardi après-midi, Fouquet est pris d’assaut par une trentaine de journalistes, qui le bombardent de coups de fil. « Je n’étais pas content, j’ai appelé M. Guéant à l’Élysée, qui m’a dit : “Ne vous inquiétez pas, je vais rectifier le tir.” Mercredi matin, à 8 h 30, M. Guéant m’appelle et me dit : “J’ai dit que vous aviez donné un avis favorable, à titre personnel.” J’étais furieux et je lui ai dit : “Vous savez bien que ce n’est pas un avis favorable.” Je me suis toujours demandé pourquoi la nomination de M. Pérol était aussi urgente… »
La crise éclate au Conseil d’État.
Emmanuelle Mignon, l’ancienne directrice du cabinet de Nicolas Sarkozy, redevenue simple conseillère d’État pour cause de désaccords prononcés avec la cour sarkozyste, appelle même Fouquet : « J’ai été protester contre la façon honteuse dont M. Guéant vous avait traité », lui dit-elle. Mme Mignon n’a jamais goûté les méthodes expéditives de la Sarkozie. Et particulièrement celles de M. Guéant. La Commission de déontologie implose, elle aussi. Une partie des membres, se souvient Fouquet, « a demandé à ce que nous démissionnions collectivement pour dénoncer l’absence de saisine ». Finalement, seul l’un des hauts fonctionnaires de l’instance, membre de la Cour des comptes, quittera ses fonctions.
Reste une question : pourquoi avoir voulu tordre le bras de la Commission de déontologie ? C’est Fouquet qui a la réponse : saisie officiellement, la Commission aurait évidemment « examiné si M. Pérol était intervenu en fait en exerçant une influence sur la création de la BPCE ». Si tel avait été le cas, son avis aurait été négatif. Pérol serait resté à l’Élysée. Sarkozy aurait été désavoué. Inaceptable à ses yeux.
C’est qu’à force de creuser, le juge Le Loire a pu étayer son argumentation. Ce magistrat, passé par l’antiterrorisme, est du genre curieux, fouineur. Ancien flic de la « Mondaine », bon vivant, parfois sous-estimé – à tort – par certains de ses collègues, il est du genre pragmatique. Et quand il s’implique à fond dans un dossier, il fait la différence. Accessoirement, il ne craint pas de s’attaquer au pouvoir. À tous les pouvoirs. En l’occurrence, il lui faut prouver que François Pérol a été plus qu’un simple donneur d’avis, du printemps 2007 au début de l’année 2009, période durant laquelle il fut détaché au palais présidentiel, avant de prendre les rênes du groupe BPCE, le 26 février 2009. Pour cela, une solution, toute simple.
Obtenir les archives de l’époque Sarkozy à l’Élysée.
« Le fonds d’archives papier de Claude Guéant n’a pas été versé aux Archives nationales et il n’en a pas été trouvé trace dans les locaux de la présidence de la République. »
Normalement, tout est conservé, stocké aux Archives nationales. Le 2 mai 2013, Roger Le Loire prend sa plume et écrit à Pierre-René Lemas, alors secrétaire général de l’Élysée auprès de François Hollande. Le juge lui réclame tout document intéressant son enquête, de même que les courriers électroniques reçus et envoyés par Claude Guéant et François Pérol.
Le 22 mai 2013, M. Lemas se fait un plaisir de répondre au juge. Et lâche une petite bombe au passage : « Le fonds d’archives papier de Claude Guéant n’a pas été versé aux Archives nationales et il n’en a pas été trouvé trace dans les locaux de la présidence de la République. » Par ailleurs, « les boîtes aux lettres électroniques ont été effacées après le départ des utilisateurs ». Manifestement, la broyeuse a fonctionné, au secrétariat général, certains se sont affranchis des règles édictées par Christian Frémont, le directeur du cabinet de Nicolas Sarkozy. Le 3 avril 2012, ce préfet – décédé en août 2014 –, en prévision de l’alternance politique, avait adressé un courrier à tous les collaborateurs de l’Élysée, rappelant que « l’ensemble des données présentes sur les systèmes d’information sont la propriété de la République ».
Le juge Le Loire n’est pas découragé. Il a d’autres munitions.
Par exemple le registre des visites à l’Élysée.
Charles Milhaud, ancien président des Caisses d’épargne, a ainsi rencontré Pérol à cinq reprises depuis l’été 2007, notamment le 16 janvier et le 9 février 2009. Philippe Dupont, le patron des Banques populaires, s’est pour sa part déplacé treize fois en moins de deux ans pour rencontrer le secrétaire général adjoint. Pas de doute, l’Élysée s’est penché sur l’avenir des caisses d’épargne. Pour autant, le pouvoir n’est-il pas dans son rôle en suscitant des idées, des schémas, en organisant la riposte à la crise financière ? D’autant que, c’est un fait, les deux organismes traînent des pieds. La fusion ne va pas de soi, il y a un besoin de recapitalisation – l’État apportera 5 milliards d’euros dans la corbeille –, des structures opérationnelles à créer, des appétits personnels à contenter…
Pérol, à l’Élysée, ne dispose que de huit fonctionnaires pour gérer une crise financière mondiale. Le 8 avril 2009, devant les policiers, dans le cadre de l’enquête préliminaire qui fut classée sans suite, il aura ces mots, teintés d’amertume : « Je n’avais aucun pouvoir. »
S’est-il donc contenté d’accompagner un processus, d’un pur point de vue politique ? Manifestement, et l’enquête l’établit aujourd’hui, il a été bien plus actif que cela. C’est l’avocat François Sureau – expert ès réseaux, proche des Caisses d’épargne, à la manœuvre dans ce dossier de fusion – qui est le plus précis. « La question de la fusion des deux banques était, pour ce que j’en ai vu, traitée par François Pérol, qui était seul compétent en matière d’affaires économiques et financières […]. Le principal collaborateur économique du Président en période de crise disposait d’une influence réelle », explique l’avocat.
Cette « influence » est clairement opérationnelle, si l’on se fie aux échanges de courriels saisis par la justice. Ainsi, Me Sureau, très proche de Charles Milhaud, adresse le 29 mai 2007 ce mail à celui qui est encore président des Caisses d’épargne : « J’ai passé à peu près deux heures avec Pérol […]. Il faudra que nous allions le voir, je le trouve bien disposé […] désireux de favoriser une belle opération stratégique. »
Pérol, effectivement, est « bien disposé ». Et bien informé. Également très actif. Le 6 octobre 2008, il écrit à Nicolas Sarkozy une lettre intitulée : « Discussions entre Caisses d’épargne et Banques populaires. » « J’ai parlé du projet avec Christian Noyer [gouverneur de la Banque de France] qui pense que ce rapprochement serait une bonne chose », affirme-t-il.
Le 14 octobre 2008, François Pérol adresse une nouvelle note à Nicolas Sarkozy, en prévision de son entretien avec Philippe Dupont : « La fusion doit être l’occasion de renforcer les deux banques […]. La condition c’est de ne rien cacher sous le tapis […]. Il faut renforcer le management de l’ensemble. »
Dernier courrier, le 28 octobre 2008, toujours pour Nicolas Sarkozy, avant son rendez-vous avec les nouveaux dirigeants des Caisses d’épargne : « Le rapprochement avec le groupe des Banques populaires doit être la priorité, il faut nettoyer sans états d’âme les comptes des deux groupes […]. Nous devrons définir avec eux les nouvelles règles de gouvernance. »
Autant dire que le travail en amont a bien été effectué par M. Pérol. Nicolas Sarkozy est incité à agir avec efficacité et célérité. En parallèle, M. Pérol orchestre nombre de séminaires à l’Élysée, toujours sur le sujet BPCE. « J’ai été amené à trois reprises à organiser à l’Élysée des réunions que, bien entendu, j’animais », a convenu le secrétaire général adjoint.
Le principe du changement de gouvernance acquis, encore faut-il dénicher l’oiseau rare capable de piloter le nouvel ensemble.
« Je ne sais pas comment mon nom est arrivé et par qui il a été avancé. C’est au cours d’une conversation avec le président de la République que le sujet a été évoqué avec moi. »
Le 14 octobre 2008, François Pérol se fend d’une note à Nicolas Sarkozy, pour lui indiquer que ses interlocuteurs lui ont proposé la présidence de Natixis. Un parfait cadeau empoisonné. Il refuse, bien sûr. Philippe Dupont voudrait récupérer la présidence du futur établissement BPCE, mais les Caisses d’épargne s’y opposent. Quant à Bernard Comolet, on le verra, il a été barré par Alain Minc. Seule solution, donc : dénicher un nom extérieur, une personnalité qualifiée, hors du contexte houleux. « Je ne sais pas comment mon nom est arrivé et par qui il a été avancé, a dit Pérol aux enquêteurs. C’est au cours d’une conversation avec le président de la République que le sujet a été évoqué avec moi. Je n’étais pas candidat à ces fonctions. » Cela se passe, selon ses souvenirs, peu avant le 21 février 2009.
Clairement, c’est donc Nicolas Sarkozy qui impulse le mouvement, propulse son bras droit. Même si ce dernier manie à merveille la litote devant le juge Le Loire : « Ce n’est pas le président de la République qui me désigne. Il pense que, au fond, je suis le meilleur candidat possible. À l’issue de cette conversation, le président de la République me dit : “Invitez-les à venir me voir.” »
En clair, le chef de l’État demande à son secrétaire général adjoint de convoquer MM. Dupont et Comolet pour leur annoncer que leurs candidatures ne seront pas retenues… « J’ai pris cela comme une mission », dixit Pérol. Nicolas Sarkozy est tendu. Selon Pérol, il fait montre d’« exaspération » et d’« inquiétude ».
D’autres noms circulaient, comme ceux de Stéphane Richard, directeur du cabinet de Christine Lagarde à Bercy, ou de Philippe Wahl, ancien dirigeant des Caisses d’épargne. Ils sont récusés. Tout devant être annoncé ou finalisé le 21 février 2009, lors de la réunion tenue en présence de Sarkozy, Pérol écrit encore et toujours au Président. Deux notes, exhumées des Archives nationales, et datées des 19 et 21 février 2009.
Que disent-elles ? « Il est essentiel que dès le 26 février, le futur directeur général prenne la direction exécutive. » Il est aussi question de la « nomination le 25 février d’une personnalité extérieure aux deux groupes à la présidence du directoire de la CNCE »… Le secrétaire général adjoint peut-il encore prétendre sérieusement n’avoir joué qu’un simple rôle consultatif, sans aucun pouvoir ? Difficile à croire. Tout comme Nicolas Sarkozy ne pouvait raisonnablement soutenir qu’il n’y a aucun « problème » juridique, mais juste une « polémique » politicienne.
Et s’il n’y avait que cette gestion de la fusion.
Les échanges de mails saisis par la justice attestent que Pérol s’est aussi intéressé de près à d’autres opérations impliquant la CNCE. Les 25 juin et 23 septembre 2007, on voit déjà apparaître l’éternel banquier d’affaires Jean-Marie Messier dans l’équation. Il adresse une note, dont le destinataire final semble être François Pérol, relative à « un projet de création d’un groupe multimédia autour de CNCE ». Il a rendez-vous le 27 septembre 2007 avec Pérol, « avant de mettre Nicolas [Sarkozy] dans la boucle », explique-t-il dans un mail envoyé à Charles Milhaud, le patron de CNCE…
Dans l’ombre, deux proches de Nicolas Sarkozy ont aussi joué un rôle non négligeable dans le processus de désignation de François Pérol. Il s’agit de René Ricol, médiateur du crédit, et de l’incontournable Alain Minc, conseiller tous azimuts. Alain Lemaire, directeur général des Caisses d’épargne, se rappelle bien cette époque. « Nous avons su par ce que nous ont soufflé M. Ricol et M. Alain Minc, qui nous avait été présenté par M. Ricol, que le futur dirigeant viendrait de l’extérieur. Deux noms émergeaient nettement : François Pérol et Stéphane Richard. »
Pour Alain Lemaire, le doute n’est guère permis. C’est M. Pérol qui tient la corde. La « coordination était pilotée par l’Élysée […]. Je me souviens de plusieurs échanges houleux et notamment un où M. Pérol nous a mis la pression en nous disant que nous n’aurions jamais l’accord des pouvoirs publics […]. On ne pouvait que suivre les orientations qui nous étaient données par l’État ».
Alain Minc joue les intermédiaires. Comme d’habitude. « M. Minc prodiguait ses conseils à M. Nicolas Sarkozy, se souvient Stéphane Richard. M. Minc a toujours été très actif sur toutes les nominations nécessitant un accord de l’État. » Minc et Pérol ont un lien indéfectible : ils appartiennent au corps de l’inspection des Finances. Une sorte de fratrie à travers les âges. Minc, donc, se flatte d’avoir quatre ou cinq fois par semaine Nicolas Sarkozy au téléphone. C’est ainsi qu’il lui conseille de remplacer Charles Milhaud à la tête des Caisses d’épargne, après la perte de trading de l’automne 2008.
Le duo Comolet-Lemaire, sans en avoir une forte envie, va devoir sacrifier au rituel obligatoire, s’il souhaite s’épanouir : rendre visite au conseiller du roi. « Ils étaient venus, se souvient Minc, dans le cadre de leur tournée du système public, à cause de mes liens avec Nicolas Sarkozy. Ils étaient venus avec René Ricol, qui est un ami de trente ans et auquel ils avaient demandé d’ouvrir ma porte. Le but était qu’ils voulaient me prouver qu’ils étaient de bons gestionnaires, et sans doute que je me fasse l’écho de cette “bonne impression” auprès de Nicolas Sarkozy. Opération ratée : j’ai pensé l’inverse. Comolet, je suis sorti convaincu, après sa visite, qu’il n’avait pas le niveau requis pour diriger dans la tourmente un bateau déjà échoué… »
Donc, exit Bernard Comolet, disqualifié par un oukase de l’influent conseiller, Philippe Dupont étant quant à lui écarté pour sa gestion controversée de Natixis. Bernard Comolet n’a pas beaucoup aimé ce rendez-vous chez le faiseur de rois sans doute le plus détesté de la place de Paris – et pas seulement parce qu’il s’est souvent trompé. « M. Minc nous a indiqué que nous serions bien inspirés de nous choisir maintenant un inspecteur des Finances pour nous aider, qu’aujourd’hui on avait certainement encore le choix du nom, mais que dans quelques mois le nom s’imposerait… », a rapporté Comolet. Bref, dans ses souvenirs, Minc a essayé de s’imposer comme l’intermédiaire indispensable pour quiconque entendait briguer quelque responsabilité.
Minc s’inscrit en faux : « Je ne pouvais pas travailler pour eux. J’avais en tête une idée qui n’était pas François Pérol, mais l’ancien président du Crédit commercial de France [CCF], Charles-Henri Filippi […]. J’avais déconseillé à François Pérol de prendre ce poste, je lui avais dit qu’une fois sorti de la crise l’épouvantable système de pouvoir mutualiste essaierait de lui faire la peau. »
Minc a eu tort. Ce n’est pas le système mutualiste qui en veut à François Pérol, aujourd’hui. Mais l’institution judiciaire. Avec de solides arguments. Même si Pérol campe sur ses positions, lorsqu’il est interrogé par le magistrat, en février 2014 : « J’ai pris mes responsabilités. J’ai considéré que la saisine de la Commission [de déontologie] était facultative, ce dont disposait explicitement la loi à l’époque. J’ai accepté de candidater comme on accepte une mission. Les intérêts de l’État ont été protégés et défendus au mieux. Les conseils des deux groupes, qui à l’époque ont choisi de me nommer, ne regrettent – je crois – pas ce choix, puisque le conseil de surveillance du groupe BPCE m’a renouvelé sa confiance en novembre 2012 pour un nouveau mandat de quatre années. »
Le réquisitoire du parquet devait être transmis au juge Le Loire à l’automne 2014. Le magistrat instructeur pourra alors clore son dossier. Et, s’il s’en tient à sa thèse, renvoyer devant le tribunal correctionnel François Pérol pour « prise illégale d’intérêts ». Ce serait alors, aussi, le procès d’une méthode, celle d’un Nicolas Sarkozy exaspéré et avide d’efficacité managériale, mal conseillé aussi, qui aura propulsé son principal conseiller à la tête du deuxième groupe bancaire de l’Hexagone. Au mépris des convenances.
Sans se soucier de la loi.