Préface

L’anecdote date du début de l’été 2014. Du mardi 24 juin, très précisément. Cela s’est passé en toute discrétion. L’ancien Premier ministre François Fillon, déjà en campagne pour l’élection présidentielle de 2017, convie ce jour-là à déjeuner Jean-Pierre Jouyet, le nouveau secrétaire général de l’Élysée. François Hollande, averti de cette invitation, donne son feu vert à une condition : que le repas n’ait pas lieu à l’Élysée. Jusque-là, rien de bien choquant. Après tout, Fillon et Jouyet s’apprécient. Surtout, le premier a été le chef du gouvernement auquel le second appartint, en qualité de secrétaire d’État aux Affaires européennes, de mai 2007 à décembre 2008.

Le déjeuner se déroule dans un petit restaurant de la rue Boissy-d’Anglas, à quelques encablures de l’Élysée. L’ambiance est décontractée. Ils sont trois à table, il y a là aussi un ami des deux hommes, qui a joué les intermédiaires. Au menu, évidemment, la situation de l’UMP, en plein scandale Bygmalion, et, surtout, l’avenir de Nicolas Sarkozy. Devant un Jean-Pierre Jouyet ébahi, François Fillon n’a pas de mots assez durs pour l’ex-chef de l’État. Il se montre particulièrement sévère s’agissant des pénalités remboursées par l’UMP en lieu et place de Nicolas Sarkozy, sanctionné pour avoir dépassé le plafond de ses dépenses de campagne en 2012. « Jean-Pierre, c’est de l’abus de bien social, c’est une faute personnelle, l’UMP n’avait pas à payer », lâche l’ancien Premier ministre (la justice qualifie les faits d’« abus de confiance »).

Mais de cette entrevue, le bras droit du président de la République, nommé au secrétariat général quelques semaines plus tôt, le 16 avril 2014, a surtout retenu une demande, à la fois insistante et déconcertante.

Ce jour-là, l’ancien « collaborateur » de Nicolas Sarkozy, comme ce dernier l’a un jour méchamment qualifié, a en effet une drôle d’interrogation à formuler : il veut tout bonnement savoir si l’Élysée va user de ses prérogatives pour accélérer le cours judiciaire des affaires visant Nicolas Sarkozy ! « Mais tapez vite, tapez vite ! Jean-Pierre, tu as bien conscience que si vous ne tapez pas vite, vous allez le laisser revenir. Alors agissez ! » exhorte l’ex-Premier ministre, à l’adresse du secrétaire général de l’Élysée.

Oui, ce 24 juin 2014, François Fillon a explicitement fait part au principal collaborateur de François Hollande de son souhait que soit « boostées » les procédures susceptibles de nuire à Nicolas Sarkozy, dont le retour dans l’arène politique était alors annoncé comme imminent. Après tout, pourquoi l’Élysée ne ferait-il pas pression sur la justice, comme au bon vieux temps de l’État… sarkozyste, afin d’écarter de la course présidentielle celui qui l’a certes fait Premier ministre, mais aussi tant maltraité ?

De retour à l’Élysée, encore sonné par ce qu’il venait d’entendre, Jean-Pierre Jouyet s’empressa de rendre compte de cette discussion à François Hollande. L’histoire a rapidement fait le tour du « Château », où l’on se délecte de ces haines recuites qui rythment l’histoire de la droite française… D’autant que Nicolas Sarkozy n’a pas laissé un souvenir impérissable, parmi le personnel de l’Élysée.

Stupéfiante, la démarche de François Fillon (qui n’a pas donné suite à nos sollicitations) nous a été confirmée en septembre 2014 par la présidence de la République, qui a assuré n’y avoir « évidemment » donné aucune suite. Instruit des expériences malheureuses de ses prédécesseurs, François Hollande n’a pour l’heure jamais été pris en flagrant délit d’immixtion dans les procédures judiciaires sensibles.

Mais l’essentiel est ailleurs, bien sûr. Car ce que révèle surtout cet épisode, c’est cette inégalable propension, chez Nicolas Sarkozy, à rendre fous ceux qu’il côtoie, à se créer des ennemis mortels, jusque dans sa propre famille politique, donc. Mais aussi plus généralement, cette faculté proprement fascinante à creuser sa propre tombe

Il ne faut pas chercher ailleurs que dans son propre comportement l’origine de ces multiples « affaires » qui le rattrapent aujourd’hui, et risquent de ruiner ses ambitions.

Car il est bien là, son principal souci. Les adversaires, les médiocres, les bassesses, les critiques, les trahisons… Il saura tout endurer, tout surmonter. Affaiblir, écraser si besoin.

Comme il l’a toujours fait.

Mais tout cela, il le sait, ne suffira pas à l’extirper de la nasse judiciaire.

Ces « affaires », il les traîne comme autant de boulets l’emportant vers le fond. Alors Nicolas Sarkozy se débat. Comme de coutume, pour se prémunir, déminer, à l’approche des prochaines échéances électorales, il s’est entouré d’une garde très rapprochée, composée d’intimes, entièrement dévoués à la cause sarkozyste. Souvent d’anciens policiers. À ses côtés, il dispose ainsi de trois ex-directeurs généraux de la police nationale : Claude Guéant, Michel Gaudin, et désormais Frédéric Péchenard, désigné pour diriger sa campagne en vue de reconquérir l’UMP, fin novembre 2014, puis, surtout, lui permettre d’assouvir sa soif de revanche en récupérant son trône à l’Élysée, en 2017.

Tout sauf un hasard.

Comme le démontre ce livre, Nicolas Sarkozy va en effet avoir besoin d’un cordon sanitaire efficace, susceptible de le protéger des attaques et, peut-être davantage encore, de ses propres démons.

En ce sens, Sarko s’est tuer est beaucoup plus que la simple suite – et fin ? – de Sarko m’a tuer, publié le 31 août 2011 (Stock) ; il en est le prolongement naturel, inéluctable serait-on tenté d’écrire. Le revers de la médaille sarkozyste, en quelque sorte. Comme si le sarkozysme, qui n’est pas une idéologie mais un système, fondé sur la transgression permanente et un hyperinterventionnisme tous azimuts, portait les germes de sa propre disparition, voué à s’autodétruire après s’être attaché à l’anéantissement de ses ennemis, adversaires ou rivaux…

Quand Sarko m’a tuer dressait le catalogue – non exhaustif – des cibles favorites du sarkozysme, Sarko s’est tuer chronique le sabordage puis la chute, au moins morale et judiciaire, de sa victime ultime : Nicolas Sarkozy lui-même.

Vous allez découvrir dans cet ouvrage, sur la base de documents et de témoignages inédits, comment, et surtout pourquoi, l’homme qui a construit sa carrière sur une image de « Monsieur Propre », épargné par les scandales, se trouve aujourd’hui menacé par une quantité astronomique d’« affaires ».

Onze au total !

Jamais sous la Ve République un responsable politique de si haut rang – et a fortiori un candidat à la présidence – n’aura été cité dans un si grand nombre d’enquêtes politico-financières. Bien entendu, aucune n’a encore fait l’objet d’un jugement, et l’intéressé se défend de toute irrégularité. Mais tout de même… Corruption, trafic d’influence, abus de biens sociaux, prise illégale d’intérêts, blanchiment… À croire que toutes les infractions réprimées par le Code pénal y passent, comme chacun des chapitres de cet ouvrage l’illustre. Quel cruel paradoxe pour celui qui se gaussait des déboires judiciaires de son premier mentor, Jacques Chirac…

Si Nicolas Sarkozy est cité dans de si nombreuses procédures, toutes cependant ne présentent pas le même degré de dangerosité. Les plus anciennes portent sur des faits antérieurs à son accession à l’Élysée, en mai 2007, beaucoup sont liées à son quinquennat, les plus récentes étant postérieures à sa défaite, au mois de mai 2012. Nous débuterons ce livre par celles-ci, car ce sont aussi, pour l’essentiel, les plus menaçantes pour l’ex-chef de l’État.

À commencer par cette affaire de trafic d’influence à la Cour de cassation – enquête suspendue à l’heure où ce livre était imprimé – qui lui vaut une triple mise en examen depuis juillet 2014, faisant planer le spectre d’un procès correctionnel et, surtout, d’une éventuelle condamnation à une peine d’inéligibilité. Plusieurs dossiers liés au financement de sa campagne présidentielle de 2012 font également peser une lourde hypothèque sur l’avenir politique de Sarkozy. Il y a bien sûr l’affaire Bygmalion : pas moins de trois juges d’instruction enquêtent sur les fausses factures acceptées par l’UMP lors de la campagne présidentielle malheureuse de Nicolas Sarkozy afin de couvrir l’explosion des dépenses du président-candidat. Dans le même registre, l’information judiciaire ouverte en octobre 2014 pour « abus de confiance » et surtout « recel » de ce délit, concernant la prise en charge par l’UMP du remboursement des pénalités infligées au candidat par la Commission des comptes de campagne, est extrêmement préoccupante pour l’ancien chef de l’État. Ses rivaux (notamment, on l’a vu, François Fillon) ne sont d’ailleurs pas loin de considérer cette affaire comme la plus embarrassante pour Nicolas Sarkozy.

Ce dernier semble moins redouter les développements des procédures portant sur des faits commis alors qu’il était président de la République. En effet, il est protégé par l’immunité attachée au statut du chef de l’État même si, en théorie, il peut être mis en cause judiciairement (il faut pour cela que les actes litigieux soient considérés comme « détachables » de la fonction présidentielle). Il en est ainsi des affaires Lagarde-Tapie, Pérol-BPCE, ou encore de celle des sondages de l’Élysée. Sans compter cette trouble histoire de rétrocommissions versées dans le cadre de juteux marchés passés avec le Kazakhstan, potentiellement ravageuse pour l’ancien chef de l’État.

S’agissant des enquêtes portant sur des faits anciens, comme l’affaire de Karachi, ou en tout cas antérieurs à son élection, à l’instar du dossier libyen, une mise en cause judiciaire de Nicolas Sarkozy paraît, pour l’heure, incertaine, tant les indices semblent ténus. Quant à l’affaire Bettencourt, s’il s’en est extirpé, non sans mal (il a obtenu un non-lieu le 7 octobre 2013, six mois après avoir été mis en examen), il n’est pas à l’abri de révélations susceptibles d’éclater lors des deux procès qui seront audiencés au tribunal de Bordeaux début 2015.

Mais l’issue de ces multiples procédures importe peu, finalement. C’est d’abord sur un plan moral et éthique qu’il faut se situer. Dans la droite ligne du sociologue allemand Max Weber qui a, le premier, fait état d’une « éthique de responsabilité ». Suivi par Raymond Aron, et son fameux précepte : « Nul n’a le droit de se désintéresser des conséquences de ses actes. »

C’est à cette aune qu’il est permis d’émettre un avis quasi définitif.

Dans de nombreuses démocraties matures, un homme politique empêtré dans tant de scandales, dont les plus fidèles collaborateurs ou soutiens politiques sont aux prises avec la justice dans des proportions là encore sans doute jamais atteintes, ne pourrait pas prétendre exercer à nouveau la fonction suprême. À défaut de l’être pénalement, Nicolas Sarkozy s’est en quelque sorte rendu moralement inéligible.

Un responsable politique a un évident devoir d’exemplarité, lequel s’étend aussi à son entourage, dont il est nécessairement comptable.

Cette inédite plongée au cœur des nombreuses affaires dans lesquelles figure le nom de Nicolas Sarkozy est édifiante. On y décèle un modus operandi similaire, des pratiques récurrentes…

Une brutalité évidente, aussi.

Autre constante : à chaque fois ou presque, on voit à l’œuvre des serviteurs zélés, prêts à tout, y compris à franchir la ligne jaune, pour satisfaire les désirs ou caprices de leur maître, allant parfois jusqu’à les précéder, au risque de mettre en danger celui qu’ils pensent protéger…

Ils côtoient les « fusibles » et parfois se confondent avec eux, ces collaborateurs sans états d’âme, prêts à braver le danger et la loi pour sauver leur patron, quitte à être rattrapés par la justice.

Sacrifiés sur l’autel du sarkozysme.

Un mécanisme extrêmement efficace. Parfois cependant, le fusible ne joue pas le rôle attendu, et c’est le court-circuit. Tout disjoncte – y compris le principal intéressé ! Cela donne l’affaire de trafic d’influence à la Cour de cassation, la seule dans laquelle Nicolas Sarkozy soit pour l’heure encore poursuivi.

Les faits se sont donc déroulés alors qu’il n’était plus président de la République, et c’est tout sauf une coïncidence : après son départ de l’Élysée, il a commis l’erreur de croire qu’il pourrait toujours fonctionner de la même manière, bousculer les conformismes, mais aussi continuer à tout contrôler. Il l’a tellement fait… Déplacer les hauts fonctionnaires hostiles, promouvoir les policiers sûrs, récompenser les magistrats amis, surveiller les procédures menaçantes, alimenter les journalistes « fiables » en informations croustillantes… Comme au bon vieux temps, lorsqu’il était au faîte de son pouvoir, Deus ex machina tirant les ficelles, « hyperprésident » assumé, accélérant ou brisant les carrières depuis son palais de l’Élysée.

Mais Nicolas Sarkozy en a trop fait, décidément.

Il s’est attiré tant d’inimitiés…

C’est sans doute sa principale erreur, celle dont il n’a pas fini de payer le prix. Hauts fonctionnaires, juges d’instruction, journalistes, dirigeants politiques… Ils sont si nombreux à avoir, à un moment ou à un autre, à tort ou à raison, subi ses foudres, à s’être sentis blessés. Alors, même si ce n’est pas forcément à leur honneur, dès qu’ils ont vu l’animal politique affaibli, ils se sont rués sur lui, bien décidés à lui présenter la facture. Trop d’affronts, de vexations…

Parmi ces « martyrs du sarkozysme », une profession bien particulière : la magistrature. Un milieu très corporatiste, où l’on a la rancune tenace. Nicolas Sarkozy n’a jamais porté les magistrats dans son cœur, et il l’a fait savoir à maintes reprises. On se souvient que, chef de l’État, il les compara à des « petits pois ». Au sein de cette corporation qu’il méprise se trouve une caste qu’il abhorre plus particulièrement : celle des juges d’instruction. Et ils le lui rendent bien.

Ils se souviennent que, depuis l’Élysée, Nicolas Sarkozy tenta d’imposer une réforme de la justice dont l’objet principal était la suppression pure et simple… du juge d’instruction – projet auquel il n’a pas renoncé. La levée de boucliers fut telle, y compris au sein de sa majorité, qu’il fut contraint de faire machine arrière.

Mais les juges n’ont rien oublié…

Oui, il faut l’écrire ici, l’ex-chef de l’État ne se trompe sans doute pas totalement lorsqu’il laisse entendre qu’il est victime d’une forme d’acharnement de la part de certains juges : nombre de magistrats de ce pays rêvent de « faire tomber Sarko », quitte parfois, peut-être, à prendre des libertés avec le Code de procédure pénale.

Pour autant, crier au complot n’a guère de sens. Des juges d’instruction affectés dans différents tribunaux du territoire ne se retrouvent pas à intervalles réguliers dans un lieu secret pour ourdir on ne sait quelle conspiration contre l’ancien chef de l’État… Ils ne s’autosaisissent pas non plus des enquêtes : elles sont ouvertes par les procureurs, et les magistrats instructeurs sont désignés par les présidents de tribunaux.

L’ex-président s’appuie sur une observation certes étayée : si son nom est cité dans de nombreux dossiers, il est rarement mis en cause pénalement. Mais, de la même manière qu’un mis en examen ou un prévenu ne sont pas forcément coupables, ne pas être poursuivi dans une affaire ne signifie pas pour autant automatiquement que l’on n’a rien à se reprocher. Il ne s’agit pas ici de déterminer l’éventuelle culpabilité de Nicolas Sarkozy dans toutes ces affaires, mais sa responsabilité.

La nuance est d’importance. En effet, et c’est tout l’enjeu de cet ouvrage, les journalistes ne sauraient être des juges d’instruction – encore moins des procureurs… Ils n’ont ni les compétences ni la légitimité pour décréter coupable ou innocent qui que ce soit. Ils ont leurs critères propres, leurs obligations, aussi. La doxa journalistique leur commande de publier des informations d’intérêt public. Celles concernant les enquêtes judiciaires visant Nicolas Sarkozy le sont.

Indiscutablement.

Le livre que vous avez entre les mains n’est donc pas un réquisitoire, mais le produit d’une enquête journalistique, basé sur des faits et non des rumeurs, des déclarations assumées plutôt que des citations anonymes.

Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, eut cette formule, un jour : « Le journalisme, c’est le contact et la distance. » Ce même Beuve-Méry qui plaçait la morale au pinacle de ses valeurs et estimait que l’argent menait la politique à sa perte… Alors, pour préparer cet ouvrage, nous avons sollicité nos contacts, afin bien sûr d’obtenir des informations exclusives, mais surtout essayé de prendre de la distance, et d’analyser les faits sans a priori.

Des années d’investigations extrêmement poussées sur les multiples dossiers mettant en cause l’ancien président de la République nous ont simplement conduits au constat suivant : cet homme n’est pas impliqué par hasard dans toutes ces affaires. À défaut de le faire devant la justice, sachant qu’il doit bénéficier de la présomption d’innocence comme n’importe quel justiciable, il n’est pas illogique de devoir en répondre devant ses concitoyens, a fortiori lorsque l’on brigue leurs suffrages…

Au moment où Nicolas Sarkozy revient sur le devant de la scène politique et clame sa volonté d’accéder, une seconde fois, aux plus hautes fonctions de l’État – où il sera à nouveau hors d’atteinte de la justice –, les Français ont le droit, et même le devoir, de savoir.

Ceux qui auront lu ce livre, en tout cas, ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas.