Chapitre 29

Fréquentations et mariage

Le samedi suivant, il arriva chez elle en lui apportant une sculpture qu’il avait jadis réalisée dans un cep de vigne. Elle représentait une jeune fille, panier sous le bras, occupée à cueillir des raisins. Tout au long des années, il l’avait précieusement conservée dans son coffre avec l’idée de l’offrir à celle avec qui il ferait sa vie. Quand il la lui remit, il vit se peindre une très vive émotion sur le visage de la jeune femme, qui semblait saisir toute la signification de son geste.

— Cette sculpture me suit, dit-il, depuis la première année où, simple compagnon charpentier, j’ai fait mon Tour de France. J’étais en Anjou. En apercevant ce cep qu’on venait de couper, je m’en suis emparé. J’y voyais déjà la forme que j’allais lui donner.

Elle s’approcha de lui et, soutenant son regard, dit:

— À partir de tout de suite, appelle-moi Agathe.

— J’ai hâte, murmura-t-il, d’entendre ta belle voix me dire Arnaud.

Ils sursautèrent tous les deux. Le négociant venait d’apparaître au milieu du hall, portant sur la tête un chapeau à plumes et dans la main une canne qu’il tenait comme une épée avec laquelle il combattait un ennemi invisible.

— Par les grands et les petits saints, je vous aurai, mes pourceaux, aussi vrai que saint Georges a vaincu le dragon!

Il allait s’en prendre à une potiche quand Agathe lui dit d’une voix douce:

— Allons, père, vous avez si bien combattu que vos ennemis ont tous pris la fuite.

— Tu en es sûre? Pourtant je croyais…

Il enleva son chapeau et repartit par où il était venu.

— Ne t’offusque surtout pas, Arnaud, de ses malen­contreuses interruptions. Songe plutôt qu’il est à l’origine de notre rencontre.

Elle ne manqua pas d’apercevoir la lueur de plaisir dans les yeux d’Arnaud.

La vie du charpentier avait été toute bouleversée par cette rencontre inespérée. Le seigneur Giffard ne manqua pas de s’en rendre compte.

— Que t’arrive-t-il, mon charpentier? Il me semble te voir moins attentif à ton travail.

Arnaud ne fit pas de détour pour lui avouer la vérité:

— Il y a quelqu’un dans ma vie.

— Vraiment? Dans ce cas, je peux te pardonner tes distractions. J’avais bien remarqué que Québec t’atti­rait de plus en plus. J’aurais dû y penser. Il n’y a pas que la foi qui transporte les montagnes, l’amour en fait bien autant.

Trois mois après cette rencontre, au moment où Arnaud terminait ses travaux au moulin du sieur Giffard, Agathe et lui décidèrent de se marier. Arnaud choisit comme témoins le seigneur Giffard et le sieur Noël Juchereau des Châtelets. Puisque Agathe ne tenait pas à ce que la cérémonie se tienne à Québec, ils demandèrent au sieur Giffard si le mariage pouvait avoir lieu dans son manoir de Beauport. Le seigneur accepta avec un vif plaisir.

Mais avant la noce, ils se devaient de passer un con­trat de mariage devant notaire. Pourquoi un contrat de mariage? Tout le monde le leur avait conseillé.

— Ce contrat, leur assura le sieur des Châtelets, tient lieu de testament. Vous savez sans doute qu’il n’y a ici que les célibataires qui peuvent faire un testament.

— Vraiment? s’étonna Arnaud.

— Absolument! De toute façon, tu n’auras pas à en faire, ton contrat de mariage assure ta succession.

— À quoi m’oblige-t-il?

— Ah! Tu n’auras qu’à le demander au notaire.

Ils se présentèrent quelques jours plus tard chez maître Guillaume Audouart. Arnaud était toujours impressionné de se retrouver dans l’étude d’un notaire. Il y avait partout des piles de documents, sur son bureau, sur toutes les chaises et dans tous les recoins de la pièce. Le notaire releva son nez du contrat qu’il rédigeait et les invita à s’asseoir:

— Prenez place, j’en ai juste pour un petit moment, histoire de ne pas perdre le fil de mes idées.

Mais où prendre place? Il n’y avait pas une seule chaise épargnée par les liasses de papier et Arnaud n’osait pas en libérer une. Au bout d’une minute, le notaire déposa ses lunettes sur son secrétaire. Il s’avisa alors qu’Arnaud et Agathe étaient toujours debout.

— Pardonnez le désordre! Pardonnez! dit-il en débarrassant deux chaises de leur chargement. Je suis à revoir tous les contrats passés depuis l’arrivée de Samuel de Champlain en ce pays, et Dieu seul sait à quel point il était temps de mettre de l’ordre dans toute cette paperasse. Quel bon vent vous amène?

— Nous désirons contracter mariage.

— Ah, misérables! dit-il, le plus sérieusement du monde. Vous allez faire la pire erreur de votre vie.

Devant l’air ahuri d’Arnaud et d’Agathe, il se mit à rire d’un gros rire qui le secouait comme un pommier dont on veut faire tomber les fruits. Pour se faire pardonner, il ajouta:

— Vous aurez compris, mes amis, que je suis bien heu­reux pour vous. Allons, je divague parfois comme ça, ce qui me permet de revenir sur terre après des heures dans les concessions, les obligations, les quit­tances et les marchés. Eh bien! Vous désirez vous marier? Vous faites bien. Dans un pays comme celui-ci, il ne fait pas bon d’être seul, car on ne sait que faire des bêtises.

Arnaud n’avait pu placer un mot. Il risqua:

— Nous comptons sur vous pour le contrat de mariage.

— Contrat de mariage, contrat de mariage…

Le notaire répétait la même phrase tout en cher­chant parmi les liasses. Il finit par mettre la main sur un grand feuillet parcheminé dont il lut l’intitulé.

— Voilà, c’est bien ça.

Il s’assit à son secrétaire, saisit une plume d’oie, la trempa dans un encrier d’argent devant lui et demanda:

— Vos noms et qualités?

Arnaud parla le premier:

— Arnaud Perré, maître charpentier de moulin.

Comme s’il revenait sur terre, le notaire dit:

— Arnaud Perré? Mais je vous connais, jeune homme! N’avez-vous pas, il y a déjà un an ou deux, contracté devant moi pour un moulin?

— En effet, pour le moulin des jésuites.

— Ah voilà! Et vous êtes le fils de qui?

— D’Arnaud Perré.

— Ah, ça! Vous portez le même prénom que votre père. Et votre mère se nomme?

— Se nommait, reprit Arnaud, Rachel Madry. Mes parents sont tous les deux morts.

— Donc fils majeur de défunt et défunte… Vous êtes bien majeur? Vous avez plus de vingt-cinq ans?

Arnaud acquiesça.

— Fils majeur de défunt Arnaud Perré et de défunte Rachel Madry. De quel endroit?

— De Marennes.

— De Marennes, répéta le notaire. Marennes, c’est bien en Saintonge?

— En effet!

«De Marennes en Saintonge», inscrivit le notaire.

— Et vous, mademoiselle? Vous êtes…?

— Agathe Meunier, fille mineure de Charles Meunier et de feue Jeanne Bibaud.

— De quel endroit?

— D’Angers.

Le notaire s’appliqua à écrire les renseignements communiqués par Agathe.

— Et voilà, dit-il, le contrat de mariage est prêt. Il ne restera plus qu’à y ajouter les noms de vos invités et des témoins, et le tour sera joué.

Intrigué, Arnaud demanda:

— Comment ce contrat peut-il être prêt?

— Ils sont tous faits pareils. Je les rédige d’avance en laissant les blancs pour inscrire les noms des futurs et ceux de leurs invités.

— Ça ne nous dit pas ce qu’il y a dedans.

— Dedans? Ah! Fort bien, je vous explique vos obligations en deux mots. C’est tout simple: il y a la dot, le douaire et le préciput. La dot, vous le savez, est ce qu’apporte la future au mariage. Mademoiselle, vous avez bien une dot?

— Je suis fille unique et j’apporte en dot tout ce que j’ai, de même que la maison de mon père dont je suis l’unique héritière.

— Eh bien! Pour une dot, c’est une belle dot! J’ins­crirai le tout au contrat, voyez: juste là où j’ai laissé des blancs, montra-t-il sur le parchemin qu’il avait en main. Quant au douaire, c’est ce que le futur donne en priorité à sa future.

S’adressant à Arnaud, il demanda:

— Vous vous contenterez du douaire habituel, je présume?

— Qui est de?

— Trois cents livres.

— Ça me va, dit Arnaud.

— Ces trois cents livres seront prises en priorité sur vos biens par votre veuve si vous mourez avant elle, vous comprenez?

— Fort bien. Et le préciput?

— Le préciput? Attendez un moment!

Dans les espaces laissés en blanc à cet effet, le notaire inscrivit tout de suite trois cents livres.

— Le préciput, expliqua-t-il, c’est la part qui vous reviendra à vous advenant que votre épouse meure avant vous, ou bien à elle si vous mourez le premier. C’est une somme à prendre en priorité sur les biens avant inventaire. Vous désirez un préciput de…?

Arnaud consulta Agathe.

— Trois cents, ça te va?

Elle acquiesça.

— De la même valeur que le douaire, dit Arnaud.

— Une valeur de trois cents livres à prendre sur le plus clair des biens avant partage, dit le notaire. Vous avez bien compris?

— Nous comprenons, dit Arnaud.

— Eh bien alors, ce sera tout, ajouta le notaire. Il faudra m’aviser quand et où vous désirez réunir vos invités pour finaliser le contrat.

— Nous vous le ferons savoir bientôt, promit Arnaud, dans un jour ou deux.

Deux jours plus tard, en présence du seigneur Robert Giffard, de Noël Juchereau des Châtelets, de Zacharie Cloutier, Jean Guyon, Noël Langlois, François Bélanger et quelques autres habitants de Beauport, Arnaud et Agathe signaient leur contrat de mariage au manoir du seigneur Giffard.

Une semaine passa et l’abbé Jean Lesueur, mission­naire des côtes de Beauport et de Beaupré, présida au mariage dans la chapelle du manoir en présence du seigneur Giffard et de sa famille, de Noël Juchereau, sieur des Châtelets, et de nombreux habitants de la côte de Beauport, dont ceux qui étaient présents au con­trat de mariage, ainsi que les amis d’Arnaud: Guillaume Letang et Jacques Bruneau. La célébration fut suivie d’un repas de noces copieux pendant lequel, à la demande générale, Bruneau y alla de ce poème impro­visé qui les enchanta et les mit tous en joie:

À l’ami Arnaud, de son métier

De moulins maître charpentier,

Et à celle qu’il appelle sa mie,

Je souhaite sans compromis

Que sous leur toit se trouvent,

Sans que pour autant ils les couvent,

Des enfants sages, souhait étrange,

Aussi beaux que des anges.

Et si jamais, pour une raison

Qui échappe à l’imagination,

Maître Arnaud ne peut les faire,

Qu’il sache que pour lui plaire,

Et je le lui dis bien en face,

Je m’offre, s’il n’est pas jaloux,

Il me semble que ça me serait doux,

De les faire bonnement à sa place.