Chapitre 52

La traite

Forts du fruit de leurs chasses, ils revinrent à Michil­limakinac pour en repartir cette fois en traînant des ballots de marchandises qu’ils allaient troquer aux Indiens des tribus voisines contre des peaux de castor.

Timothée avait bien expliqué à Arnaud comment il fallait procéder avec les Indiens.

— Avec eux, il faut s’armer de patience. Ils ne sont pas pressés et, surtout, ils aiment palabrer. Ils ne t’échangent rien sans avoir jasé pendant des heures en te laissant entendre qu’ils ont mis des heures et des heures à piéger les bêtes dont ils t’offrent les peaux.

— Il me semble que c’est facile de voir si une peau est bonne ou non, et qu’ils ne devraient pas avoir à en parler pendant des heures.

— C’est ce que tu crois, Arnaud, parce que tu rai­sonnes comme un Blanc. Eux, ils ne raisonnent pas de la même façon. Palabrer pendant des heures, ça fait partie de leur plaisir. C’est comme si, avant de se dépar­tir du fruit de leurs chasses, ils ressassaient tous les moyens qu’ils ont pris pour l’obtenir.

Ainsi renseigné, Arnaud se dit prêt à les suivre. Ils marchèrent plusieurs jours sans voir âme qui vive, puis ils finirent par tomber sur un village indien composé de longues huttes. Ce n’était pas la première fois que Timothée y venait. Le chef le reconnut tout de suite. Timothée, qui connaissait un peu leur langage, salua le chef dans sa langue. Invités à entrer dans la hutte, les trois hommes déposèrent leurs ballots de mar­chandises au milieu de la place, mais comme l’avait recom­mandé Timothée, sans toutefois se départir de leur fusil chargé à l’avance.

— Avec eux, tu ne sais jamais, avait prévenu Timothée. Ils sont imprévisibles comme des chiens peureux. Ils peuvent mordre au moment où tu t’y attends le moins. Si l’idée leur prend de s’approprier ta marchandise sans rien donner en retour, ils sont capables de le faire.

Les négociations se déroulèrent néanmoins dans l’ordre. Le chef alluma un calumet qu’il fit circuler. Timothée fouilla dans son ballot de marchandises et offrit au chef une couverture de laine pour son épouse. Le chef lui dit que depuis leur dernière rencontre, il avait une deuxième épouse. Timothée fut contraint de donner une autre couverture. Le chef parut satisfait et les vraies négociations commencèrent.

Sortant d’abord une hache d’un des ballots, Timothée demanda au chef combien de peaux il en donnait. Ce dernier hésita, puis montra deux doigts. Timothée lui donna la hache. Il fit aussitôt apporter deux peaux de castor que Timothée examina attenti­vement. Elles étaient parfaites. Il offrit ensuite au chef un couteau. Le chef fit mine de ne pas en vouloir puis se ravisa en offrant une peau. Timothée s’en montra satisfait. Quand il tira un fusil d’un des ballots, le chef fit la moue comme s’il n’était pas intéressé.

Timothée dit à Arnaud et Tancrède:

— Soyez sur vos gardes, je n’aime pas son attitude. Il le veut plus que tout. Nous risquons de nous le faire arracher des mains.

Arnaud serra davantage la main sur son propre fusil. Mais le chef se ravisa et offrit dix peaux de castor. Timothée reprit l’arme et la remit dans son ballot. Le chef prit le temps d’allumer son calumet et fuma un long moment avant de décider d’offrir douze peaux. Avant de lui remettre le fusil, Timothée voulut voir les peaux. Il prit tout le temps qu’il fallait pour les examiner, puis tendit l’arme au chef. Pendant quelques heures encore, il négocia de la sorte, offrant des colliers de fausses perles, des couvertures de laine et diffé­rentes babioles telles que des aiguilles, des bou­tons et du fil de couleur.

Le chef décida de la fin de cette première série d’échanges. Il fit venir trois femmes et laissa entendre à Timothée qu’il les mettait à leur disposition pour la nuit. Les femmes les conduisirent dans une hutte préparée à leur intention. Timothée, qui ne faisait pas confiance au chef et à sa bande, insista pour porter le reste des marchandises dans leur hutte. Les peaux restèrent dans celle du chef.

— Quatre-vingt-quinze, il y a, dit Tancrède.

— Nous verrons si elles y seront toutes demain matin.

Arnaud s’informa:

— Combien de peaux y a-t-il par ballot?

— Soixante-dix. On les comprime deux par deux, les poils en dehors, et on les enveloppe dans une ou deux peaux de moindre qualité. Nous devrions en avoir deux ballots demain.

La journée avait été longue. Les squaws leur appor­tèrent un plat de sagamité, cette bouillie de farine de maïs qu’Arnaud ne prisait guère, mais qu’il dut avaler sans faire la grimace.

Les trois hommes s’étendirent ensuite pour la nuit. Seul Timothée accepta de partager sa couche avec une Indienne qui s’occupait de lui. Arnaud dit:

— Je suis marié.

— Quelle différence? lança Timothée. Pourquoi ne pas profiter de leur hospitalité? Demain, ton refus fera tout un drame. Et toi, Tancrède, tu ne t’en prives pas d’habitude…

— Squaw trop laide, puante, grogna-t-il.

— Prends celle d’Arnaud.

— Pas à moi.

Le lendemain matin, quand commencèrent les négociations avec le chef, il se montra on ne peut plus maussade.

— Je vous l’avais dit, leur reprocha Timothée. On ne doit pas refuser leur hospitalité. Le chef est offensé.

Pour l’amadouer, Timothée lui offrit une autre couverture.

— Six peaux de castor de moins à cause de vous, leur dit-il.

Pour s’assurer que le nombre de peaux vendues la veille n’avait pas diminué sur le tas, Tancrède en fit un premier ballot. Il en restait bien vingt-cinq. Ils en obtinrent encore une cinquantaine. Le chef se faisait de plus en plus exigeant, ne voulant pas donner plus d’une peau pour une hache, et exigeant deux couteaux plutôt qu’un pour une seule peau. Timothée jugea alors qu’ils en avaient assez. Ils firent un deuxième ballot, récupérèrent en un seul les marchandises res­tantes et, à l’aide de lacets de cuir, ficelèrent le tout sur les traînes et firent leurs adieux au chef. Pendant tout le temps des négociations, ils étaient bien cons­cients que tous les hommes de la tribu surveillaient chacun de leurs mouvements. Quand les trois compa­gnons furent suffisamment éloignés du village pour ne pas être entendus, Timothée y alla de cette mise en garde:

— Ayez votre fusil chargé suspendu à l’épaule. On ne sait jamais ce qui se passe dans la tête de ces Indiens. N’oublions pas que nous ne sommes que trois et à des lieues du fort. Nous ne serions pas les premiers qu’ils feraient disparaître pour récupérer leurs peaux et les revendre par la suite.

— Tu veux dire que notre vie est en jeu depuis notre arrivée ici?

— Absolument!

— Pourquoi nous avoir fait courir tant de dangers?

— Pour des fourrures de qualité, pardi! Nous serons une vingtaine à négocier les peaux quand, avec la fonte des neiges, les Indiens vont se présenter à Michillimakinac.

— Et alors?

— Nous n’obtiendrons rien de très bon, et encore: en liquidant toutes nos marchandises à rabais.

Arnaud se tut. Il avait de la difficulté à se rentrer dans la tête qu’il faille autant risquer pour gagner sa vie. Timothée semblait songer à la même chose, car il dit:

— Arnaud, tu sais, qui ne risque rien n’a rien!

Ils furent sur leur garde tout le reste du trajet, le jour, surveillant constamment leurs arrières, et la nuit, se partageant les heures de garde. Arnaud ne put enfin respirer à son aise que lorsqu’ils eurent mis les pieds dans le fort.

— Il n’y a pas que les Indiens qui s’intéressent aux fourrures, prévint Timothée. Ici aussi nous devrons surveiller nos biens.

— Il n’y a pas un endroit dans le fort où nous pouvons les ranger en toute sécurité?

— Bien sûr! Mais encore faut-il voir à ce qu’elles n’en disparaissent pas.

Ils étaient à peine arrivés que Tancrède se mit en frais de défaire les ballots. Arnaud s’en étonna.

— Pourquoi les déballes-tu? Ils n’étaient pas bien compressés?

— Marquer, il faut.

Timothée avait déjà tiré des bagages un fer qu’il mit à chauffer au feu du grand foyer.

— C’est notre marque, dit-il. Nous allons l’appli­quer à chacune des peaux qui nous appartiennent.

Quand le fer fut suffisamment chaud, Tancrède se mit à l’ouvrage. Il gravait leur marque au revers de chaque peau, deux T imbriqués l’un dans l’autre, un à l’endroit et l’autre à l’envers. Chaque fois qu’il appli­quait le fer, de la fumée et une odeur de cuir brûlé se dégageaient de la peau marquée.

— C’est la seule façon que nous ayons de ne pas risquer de nous les faire dérober, dit Timothée. Quoiqu’il arrive que des peaux marquées soient volées et traversent la mer vers la France. C’est comme ça. Il n’y a pas d’or ici comme dans l’Amérique du Sud, mais ces peaux sont la plus grande richesse qu’on peut tirer de ce pays.

— Tout cela, en conclut Arnaud, parce qu’en France on aime bien porter des chapeaux et des manteaux de castor!

Le voyage de retour se fit sans anicroche, en un peu moins d’un mois. Arnaud toucha une part de soixante-quinze livres pour ce périple qui, à ses yeux, devait tout lui apprendre sur la façon d’atteindre les Iroquois et qui lui démontra, sans le moindre doute, que son idée de poursuivre seul son bourreau ne tenait pas debout. Les obstacles s’avéraient beaucoup plus nom­breux qu’il ne le croyait et, de plus, c’était folie de se risquer seul dans pareille immensité.

Malgré tout, il n’en démordait pas: il voulait à tout prix retrouver Agathe. Il ne manquait pas de s’informer à gauche et à droite si une expédition quelconque allait gagner le Richelieu, pour de la chasse ou pour toute autre raison. Il voulait en être. Il ne cessait de se dire: «Je retrouverai ce Doigts coupés et je lui réglerai son cas.»

De retour à Québec, il attendit avec impatience l’occasion propice pour se rendre au Richelieu.