Chapitre 2

La Rochelle

«Huguenots nous sommes, huguenots nous res­terons!»

Maître Jehan prononça fièrement ces paroles avant de monter dans la barque qui devait les mener à La Rochelle. Arnaud ne tenait plus en place depuis l’aube. Il s’était réveillé au chant du coq. Ce matin de sep­tembre 1627 serait pour lui à marquer d’une pierre blanche. Il allait, pour la première fois de sa vie, monter dans une barque à voile pour un voyage de quelques heures. C’était son baptême de mer. Il s’ima­ginait à la proue du navire lorgnant la côte pour y découvrir les tours de La Rochelle. Il se demandait aussi s’il aurait le pied marin.

Ce fut la tête haute et d’un pas assuré, celui qu’il empruntait dès qu’il quittait la maison et s’éloignait de grand-mère Jahel, qu’il suivit maître Jehan jusqu’au quai d’embarquement. Le marinier, un courtaud tout en nerfs, les sourcils fournis comme une toison, les pressa de monter à bord.

— Faites vite, si nous voulons profiter de la marée!

Malgré les courants contraires au sortir de la Seudre, l’embarcation légère longea la côte comme un berger dans ses sentes. Le batelier connaissait son affaire et dirigeait sa barque d’une main sûre. Arnaud observait son maître. Il se disait: «Il peut construire des embarcations cinq fois plus grandes que celle où nous nous trouvons, mais il ne pourrait pas nous guider sur l’eau qu’il craint plus que la peste. Il doit puis­samment haïr notre pasteur pour prendre le risque de se rendre par mer à La Rochelle.»

Comme pour confirmer les pensées d’Arnaud, maître Jehan se tenait coi ainsi que le font ceux qui craignent l’eau plus que tout. Arnaud savait qu’il ne souhaitait qu’une chose, remettre les pieds sur la terre ferme au plus tôt. Curieusement, le marinier chan­­tonnait à la manière de quelqu’un qui s’en va faire une simple balade au bout de la rue. Arnaud se disait: «Chacun son métier. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes quand chacun y prend sa place comme tenon en mortaise.»

Il était heureux de constater que la mer ne lui faisait pas peur mais, pour une tout autre raison, il s’inquié­tait de son sort. Les jours et les mois à venir allaient lui prouver qu’il avait parfaitement raison.

Il fut émerveillé par la cité de La Rochelle, ses murailles, son havre, ses tours et ses places fortes. Par­tout, on travaillait à des fortifications. Au temple, le pasteur Le Noblet leur fit bon accueil. Il se laissa toutefois tirer l’oreille quand il apprit qu’ils venaient de La Tremblade.

— Pourquoi ne pas faire baptiser à votre temple? demanda-t-il, visiblement agacé par leur visite.

— Parce que le pasteur n’est pas digne d’adminis­trer le baptême, répondit maître Jehan d’un ton sec qu’Arnaud ne lui connaissait pas.

Son interlocuteur fronça les sourcils mais reprit doucement:

— Vous ne l’aimez pas, vous avez sans doute vos raisons, mais est-ce suffisant pour venir faire bapti­ser votre enfant dans une ville qui se prépare à la guerre?

— Je n’ai que faire de la guerre, reprit le charpen­tier. Elle ne dure qu’un temps. Le baptême, par contre, est éternel, ajouta-t-il en hochant la tête d’une façon convaincue.

L’argument porta. Le pasteur réfléchit un court moment. Il enchaîna:

— Vous êtes un sage, mon brave, soyez sans crainte, votre fille rejoindra bientôt la grande famille des réfor­més. Venez après-demain, à midi je la baptiserai.

Il les guida vers la sortie du temple.

— Un moment! fit maître Jehan. Je veux que cet enfant voie de ses yeux ce qu’est une charpente qui sort de l’ordinaire. Je lui avais promis une surprise, la voilà!

Ils étaient au milieu du temple. En levant la tête, ils pouvaient suivre du regard les courbes parfaites for­mées par chacune des poutres qui soutenaient le toit de l’édifice. L’immense charpente n’était supportée par aucun pilier, mais soutenue par deux clefs de bois comme Arnaud n’en avait jamais vues.

— Observe bien, conseilla son maître, c’est le seul endroit où tu verras pareil ouvrage. Ces poutres courent d’un seul jet jusqu’au faîte. Elles soutiennent tout, en étant elles-mêmes à peine supportées. Elles prennent leur force du fait qu’elles s’imbriquent l’une dans l’autre au sommet.

Arnaud se figea, émerveillé. Le pasteur se racla la gorge avant de dire:

— Je ne veux pas vous presser, mais je suis attendu.

Maître Jehan entraîna Arnaud à travers les venelles de la ville jusqu’à une auberge où pendait l’en­seigne Au Bol d’Or. Quand ils y pénétrèrent, ils virent quelques hommes qui jouaient au lansquenet, assis à une table posée près de la porte. Ils levèrent la tête en les voyant entrer. Maître Jehan salua, puis demanda:

— Jorian est-il visible?

Les hommes se regardèrent du coin de l’œil. Un des joueurs répondit:

— Morbleu! Faut crécher bien loin d’ici pour igno­rer qu’il est en prison.

— Comment? dit maître Jehan. Que diantre a-t-il fait?

Les hommes pouffèrent et l’un d’eux expliqua:

— Il a mouché un filou jusque dans l’éternité.

— Autant dire que je ne serai jamais payé, conclut maître Jehan.

Les hommes hochèrent la tête de manière entendue.

Il avisa une table. Enjambant une chaise, il y prit place pendant qu’Arnaud se faufilait sur le banc d’en face. Ils mangèrent un bouillon de poisson accom­pagné de pain qu’ils trempaient dans leur écuelle pour en ramollir la croûte. Ils avaient tout leur temps. Le mari­nier Jarousseau ne retournait à la Tremblade qu’en fin d’après-midi. Après le repas, ils flânèrent dans les rues de la ville aux abords du port. Ils admi­rèrent les tours de La Chaîne et de Saint-Nicolas, sans oublier de s’émerveiller devant celle de La Lanterne. Arnaud n’avait pas assez de ses deux yeux pour tout voir. Le retour à La Tremblade lui parut court. Il n’avait qu’à fermer les yeux pour voir défiler dans sa tête toutes les merveilles de ce jour. Il pensait avoir rêvé.