Lorsqu’on analyse les créations d’un grand artiste et que l’on se pose ces questions : sa grandeur, en quoi consiste-t-elle ? Où est son mérite principal ? Les réponses peuvent être des plus différentes. Il y a des peintres qui découvrent de nouveaux aspects de la vie, restés jusque-là inaccessibles à l’art ; il y en a qui revisitent les différents systèmes de la peinture pour trouver une voie vers de nouveaux procédés picturaux ; il y en a enfin qui, par l’importance de leur œuvre, semblent mettre le dernier jalon à tout un courant dans l’histoire de l’art. Pour ce qui est de Serov – qui occupe une place toute particulière dans la peinture russe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle – il a accompli à lui seul de grandes réformes, tracé de nouvelles voies et rattaché l’une à l’autre deux périodes de la peinture russe.

 

Ainsi, quand dans les années 1880, Serov en était à ses débuts, l’activité créatrice des peintres réalistes membres de la Société des Expositions Ambulantes (les « Ambulants » ; en russe Peredvizhniki), était à son apogée. Or, les premiers tableaux exposés par Serov qui eurent du succès, la Jeune Fille aux pêches et la Jeune Fille éclairée par le soleil, datent de 1887-1888. Quelques années auparavant, son maître, Ilia Répine, membre actif de la Société des Expositions Ambulantes, avait exposé la Procession religieuse dans le gouvernement de Koursk, On ne lattendait pas et Ivan le Terrible et son fils le tsarévitch Ivan. Vassili Sourikov, le plus grand peintre du genre historique, achève la Boyarine Morozova, son œuvre maîtresse, la même année où Serov crée sa Jeune Fille aux pêches. Mais lorsque Serov en était à ses derniers chefs-d’œuvre tels que l’Enlèvement dEurope ou bien Ulysse et Nausicaa, les artistes russes ne cherchaient plus à reproduire des scènes de la vie réelle, mais bien à interpréter la vie à leur façon pour donner à l’image une certaine réalité artistique indépendante, une valeur en soi. À cette époque, ils étaient moins soucieux d’analyser les rapports complexes qui existent entre l’individu et la société, que de rechercher des symboles du temps présent, d’une nouvelle mythologie, d’une nouvelle poésie.

 

C’est à la limite des deux siècles que s’accomplit cette réforme et qu’on vit triompher de nouveaux principes artistiques, ceux-là mêmes qui devinrent ensuite la base de l’art du XXe siècle. Et c’est à Serov qu’incomba la tâche de réaliser dans son œuvre ce revirement dans la peinture russe. On peut dire sans exagération que la voie que celle-ci parcourut depuis les années 1880 jusqu’aux années 1910 n’est nulle autre que celle qui va de la Jeune Fille aux pêches au Portrait dIda Rubinstein.

 

Sans rompre avec les traditions de ses maîtres, le jeune Serov instaura une nouvelle méthode qui dut ensuite être reprise par la plupart des peintres de sa génération et se développer dans leur œuvre. Sur cette voie, il y en avait qui allaient du même pas que lui, mais d’aucuns le dépassaient. Ces derniers faisaient l’objet de l’attention soutenue de Serov, ainsi que de sa critique, toujours impartiale, parfois sceptique. Mais le scepticisme passé, restait un sentiment impérieux d’aller toujours de l’avant, de ne pas se laisser distancer par le temps. Serov ne voulait contrecarrer personne ; il se faisait une haute idée du devoir envers la peinture russe, envers son école, ses maîtres et ses élèves. Il ne voulait pas de ces privilèges que l’on accorde à un « maître ». Il n’était pas un « maître », mais un travailleur, mieux que ça : dans une certaine mesure, un élève. Et c’est au prix de grands efforts qu’il arrivait à assumer le rôle de chef de file. Son grand talent, il sut le multiplier par une assiduité sans exemple.