Ces paroles de l’artiste sont devenues, ces derniers temps, une formule dont on se sert pour désigner tout un courant dans la peinture russe – et tout spécialement moscovite, – des années 1880-1890. On peut y classer avant tout le jeune Korovine ; la sensation optimiste et joyeuse de la nature est caractéristique pour les œuvres de Lévitan des années 1880 ; les premières toiles d’Arkhipov et d’Alexeï Stepanov, représentants typiques de l’école de Moscou, portent l’empreinte d’un doux lyrisme. Ces artistes écartaient de propos délibéré tout ce qui était préconçu, toute idée élaborée d’avance, toute façon analytique d’aborder la vie. Le poétique devenait la tendance principale de la peinture moscovite.
Quant à Serov, son programme du « réjouissant » exprimait cette tendance de la façon la plus suivie. Il va de soi qu’on ne saurait jamais expliquer l’apparition des remarquables toiles du jeune Serov uniquement par les tâches générales que s’imposaient les peintres de la nouvelle génération. Pour que ces œuvres parussent, il fallait des conditions absolument particulières. Or, Serov avait quitté l’Académie ; il se sentit libre de toutes entraves, règles et canons. Vivant à l’étranger, il avait connu la beauté impérissable de la peinture des vieux maîtres. Leur ascendant fut passionnant et impérieux.
À force d’étudier la peinture des grands Hollandais, Espagnols, Italiens, Serov eut le goût de créer des œuvres glorifiant la beauté humaine, œuvres toutes imbues d’un blême « savoir- faire », de cette haute maîtrise que les « vieux » possédaient à la perfection, prenaient aux yeux du jeune peintre une importance toujours plus grande. Venise avec sa magnifique architecture et ses canaux féeriques, l’enivra ; il se sentait plein de forces, il était entouré de ses amis et de ceux qui l’aimaient. Et puis, à Odessa en 1885, lorsqu’il avait travaillé à ses Bœufs, une étude en apparence insignifiante, il avait compris à quoi doit aspirer un artiste qui a éprouvé la satisfaction due à l’harmonie obtenue par la corrélation des couleurs.
L’humeur joyeuse de Serov venait en grande partie de son entourage, des contacts avec des amis, de l’ambiance artistique qui régnait à Abramtsevo, propriété du mécène Savva Mamontov. La magnifique maison, assise dans un endroit des plus pittoresques des environs de Moscou, et qui à la fin du XIXe siècle était un vrai centre de toutes les entreprises et innovations artistiques, était pour Serov comme une maison paternelle. Faisant depuis son enfance de longs séjours chez les Mamontov, c’est là qu’il avait trouvé le lieu où il sut manifester ses dons multiples et peu ordinaires. Ainsi, dans les spectacles d’amateurs, un des divertissements préférés à Abramtsevo, Serov avait magistralement joué des rôles très différents. Son talent de peintre s’y était épanoui, d’une part, sous la surveillance soutenue de ses aînés – Répine, Victor Vasnetsov, Vassili Polenov – et dans de vives discussions avec ceux de son âge – Vroubel, Korovine, Mikhaïl Nesterov – de l’autre. C’est encore là que naquit et s’affermit l’amour du peintre pour la nature de la Russie centrale, pour sa campagne et ses villages.