Vers cette époque, l’art graphique commence à jouer dans les œuvres de Serov un plus grand rôle qu’autrefois. L’artiste a profondément connu le caractère spécifique des techniques graphiques, et maintenant il lui vient de différents projets. En 1899 et 1900, Serov exécute une série de portraits lithographiés de personnalités éminentes du monde artistique. Dans cette série, parue en une édition spéciale, se font voir les nouveaux principes de traitement du portrait. Les meilleurs de la série sont les portraits du compositeur Alexandre Glazounov et du critique musical Alfred Nourok (tous les deux de 1899). Le peintre fait tout pour y souligner le caractère spontané de l’interprétation. Il y a comme un contact direct entre le modèle et le peintre ; le sujet même y contribue : on dirait que Glazounov laisse pour un moment son travail et, encore tout absorbé par ses pensées, tourne son regard vers le peintre ; quant à Nourok, il est représenté prenant part à une conversation où le peintre est son interlocuteur.

 

Ce choix du moment permet de voir le modèle dans le temps, en mouvement, ce qui découvre ses émotions intérieures, rend évidents certains traits du caractère. La manière graphique, la spontanéité de la composition concourent à présenter le caractère comme condensé.

 

La ligne chez Serov devient de plus en plus expressive, acquiert flexibilité et précision ; tout en marquant les limites des objets, elle est en même temps un élément constructif du volume, fait sentir la masse. À cette époque, l’art graphique de Serov atteint une véritable maîtrise artistique. Et cela est juste, non seulement pour le dessin fait au crayon ou la lithographie, mais aussi bien pour l’aquarelle. Le portrait de Loukomskaïa peut servir d’exemple ; on peut en citer un autre représentant, Pouchkine sur un banc de jardin (1899). Si l’on veut, Serov y a trouvé la plus difficile, mais en même temps la plus avantageuse solution pour créer l’image de Pouchkine. Le poète est représenté dans un parc par un jour d’automne. On dirait qu’il prête l’oreille à des mélodies poétiques qui n’ont pas encore pris forme pour devenir images. Dans son âme vibre un écho à la « musique » de la nature. Avec une noblesse véritablement pouchkinienne et une suprême simplicité, Serov a su représenter sous une forme plastique l’état de l’inspiration créatrice. Le paysage, qu’on dirait fuyant, peint avec un pinceau libre, tout en légers mouvements de lignes, est pareil à celui qu’on voit sur une photo quelque peu floue. Quant au poète, son attention est ailleurs. Il est au-dessus de la vie quotidienne, il se replie sur lui-même, ses yeux fixés au loin regardent sans voir. Serov rend avec perfection l’état de l’inspiration du poète, inspiration sereine et naturelle comme la nature elle-même.

 

Cette aquarelle nous introduit dans l’univers des paysages de Serov. Ceux des années 1880 ne sont que le début des recherches dans ce domaine. Les années 1890 voient le paysage de Serov s’enrichir d’éléments de genre ; maintenant, les motifs de la vie campagnarde intéressent le peintre. Le principal biographe de l’artiste, Igor Grabar, a appelé ce Serov-là, le « Serov paysan ».

 

Plusieurs peintres moscovites de la génération de Serov s’étaient faits, déjà à la fin des années quatre-vingts, « peintres paysans ». Arkhipov, Nesterov, Ivanov, Riabouchkine, Stepanov, tous ont commencé par le genre « campagnard », et chez tous ces artistes la peinture de genre a reçu, en les comparant avec leurs prédécesseurs, de nouveaux traits. Ainsi, ils ne faisaient que de petits tableaux, et ne cherchaient pas à représenter sur leurs toiles de grandes foules, évitaient les sujets développés et compliqués, de même que les sujets à conflit. C’est vers ce genre-là que Serov tourne son attention. À la campagne, il trouvait les plus modestes côtés de la vie, mais il savait leur donner une interprétation très profonde.

 

Le plus souvent l’artiste représentait la campagne en automne, parfois en hiver ; il avait une prédilection pour la nature russe dans sa plus simple variante : il aimait la grisaille du temps, un ciel couvert, les tons gris des champs et des petits bois, de tristes arbres rabougris, des isbas et des granges à foin penchées, des meules ébouriffées par le vent, des animaux hirsutes, de tristes gens repliés sur eux-mêmes. On ne saurait même pas appeler les thèmes de Serov des motifs ; au fond, il n’y en a pas. Pour modeste que fût Lévitan dans ses paysages, ce contemporain et ami de Serov ne dédaignait pas les beaux motifs, voire les motifs à effet : un automne doré, un clair de lune, des fleuves en crue. Serov, lui, n’a jamais peint de pareils motifs.

 

Le thème « paysan » chez Serov est celui d’Octobre à Domotkanovo (1895), de la Paysanne dans une charrette (1896), la Paysanne au cheval (1898), du Rinçage du linge. Sur la rivière (1901). Dans Octobre à Domotkanovo tout rappelle une étude faite d’après nature. Il est vrai que, d’autre part, cette étude peut être considérée dans une certaine mesure, comme un tableau : il y a des lignes diagonales se croisant dans la partie centrale de la composition qui se referme, à gauche et à droite par les figures des vaches et des moutons ; au cœur de la composition, se trouve la figure assise d’un petit berger – autant d’éléments d’un tableau. Mais ces procédés d’équilibre sont à peine perceptibles : on ne les découvre pas du premier coup. Ce qu’on y voit avant tout, c’est un fragment de la vie réelle qu’on ne saurait ni composer ni inventer. Tout y porte l’empreinte d’une observation directe, de la contemplation de la nature sans idées préconçues. Chaque personnage, ou plutôt élément de la scène, vit sa propre vie et cela indépendamment des autres ; aucun d’entre eux ne « pose » devant un peintre, qu’on le peigne ou qu’on le dessine. Chacun vaque à ses affaires : le garçon taille une baguette ou bien répare son fouet ; les chevaux broutent les herbes jaunes d’automne s’avançant doucement sur le chaume. Au loin, quelques arbres mus par le vent, les toits de chaume des granges ébouriffés, au-dessus des toits une envolée de corneilles, et puis des lointains gris, immenses, infinis, dans lesquels se fond la Russie monotone.