Pourtant, les sentiments complexes que fait naître chez le spectateur le tableau de Serov ne sont pas que tristesse et mélancolie, car il se dégage de cette œuvre quelque chose de beau, d’élevé et de profondément intime à la fois, ce quelque chose qui est cher et inhérent au cœur russe. Serov ne mettait pas dans cette image d’idées sociales ou accusatrices ; il n’entrait pas dans ses desseins de représenter un village pauvre afin de compatir aux misères des paysans. En effet, son petit berger n’a pas besoin de compassion, il est bien dans son élément et n’éprouve nulle gêne. D’autre part, Serov n’est pas tout à fait étranger aux traditions du paysage tel qu’il s’est formé tant dans la peinture que dans la littérature russes déjà à l’époque de Pouchkine et qui visait à critiquer.

 

Tout au long du XIXe siècle, il existait une notion assez stable du paysage campagnard typiquement russe, notion qu’on peut interpréter de façons différentes, soit comme prétexte de compassion, soit comme une chose de charme ineffable. Serov s’en tient justement à cette deuxième interprétation. La Paysanne dans une charrette a les mêmes traits qu’Octobre à Domotkanovo. Il est difficile de se figurer quelque chose de plus laconique que cette scène : un cheval, une charrette avec une paysanne ; au deuxième plan, un étroit cours d’eau et le début d’un bois sur l’autre rive. Un charme sûr se dégage du calme de la situation et de l’uniformité du mouvement. Toute la peinture est dominée par un silence tout-puissant, dans lequel le temps disparaît.

 

Dans le tableau Rinçage du linge. Sur la rivière, nous observons de nouveau un cheval au côté duquel se trouvent des femmes courbées au-dessus d’un ruisseau se frayant un chemin à travers la neige dégelée. Serov n’élève pas ce motif à un quelconque « niveau esthétique », il n’accentue pas la variété des couleurs ou l’animation des vêtements, au contraire, tout est dépeint dans des tons gris, empreints de calme et de tranquillité.

 

Cependant ses paysages d’hiver ont parfois l’air frais et vivant. Un petit cheval gris attaché devant un traîneau surgit de derrière l’angle d’une maison. Ou encore, à travers une fenêtre à l’étage d’un manoir s’ouvre un panorama rempli d’arbres, de clôtures ou de charrettes roulant. Sur le dessin au pastel Dans un Village. Paysanne avec un cheval, on aperçoit une belle femme portant une écharpe rouge. Avec son large visage russe et ses dents blanches, elle rit en se tenant à coté d’un cheval villeux et non étrillé. Des taches rousses apparaissent de manière lumineuse peu commune sur la neige. Le coloris des pastels dans Poulains à un point deau (1904) est encore plus poétique. Serov dépeint un moment d’un de ces soirs de printemps dans lequel, après une journée ensoleillée, le froid glacial interrompt de son crépuscule la marche victorieuse du printemps. Sur la neige granuleuse et immobile, des ombres bleu lilas apparaissent. Le ciel est encore éclairé de la lueur jaune orangée du soleil couchant. Serov parvient à appréhender le contraste si typique des débuts de printemps entre la chaude lumière du soleil et le bleu froid des soirs qui arrivent.