On peut également citer parmi les meilleures œuvres de Serov le Portrait de Maria Iermolova (1905). La figure de la célèbre tragédienne russe, à la tête fière et noble se dresse en une silhouette majestueuse. Le modelé de son visage où brûle un feu créateur discret, mais inextinguible, est rendu par le peintre avec un soin minutieux. Ses profonds yeux bruns regardent au loin, les narines sont dilatées. Une ombre tragique à peine perceptible vient ajouter une note inspirée à son visage expressif.

 

Dans ce portrait, comme ailleurs, Serov a su montrer l’essence de l’individualité de la grande artiste et donner en même temps une sorte de formule exprimant les normes de la beauté éthique et spirituelle. Toute la tonalité picturale du portrait est déterminée par le désir de représenter une grande personnalité de la scène russe dont l’activité créatrice prenait aux yeux de ses contemporains l’importance d’un grand fait social. D’après ses problèmes de composition, ses dimensions et son envergure, le Portrait de Maria Iermolova est proche de celui de Morozov dont nous avons déjà parlé. Les deux tableaux peuvent être comparés : tous les deux sont étroits, plutôt hauts que larges, presque de la même hauteur, presque avec la même corrélation d’échelle entre la figure et la surface peinte de la toile, tous les deux d’un coloris sobre, peints principalement dans des demi-tons gris. Et cependant, il y a entre ces deux œuvres comme une ligne de démarcation définitive : le portrait d’Iermolova appartient à un autre style. Au lieu du volume, c’est la tache de couleur qui y domine. Tout élément fortuit en est éliminé ; les contours de la figure sont appuyés, ce qui la sépare du fond ; la silhouette aux lignes tantôt brisées, tantôt comme fluides, s’inscrit dans un réseau de lignes droites qui lui servent d’une sorte de monture. Les principes de style servant de base au portrait d’Iermolova et à d’autres portraits qui lui sont contemporains, deviennent vers cette époque pour Serov, universels, et se retrouvent dans les différentes formes des activités artistiques. Ces principes qui ont fini par s’appeler « style modeme », il n’y avait pas que Serov qui en subit l’emprise, mais aussi beaucoup d’autres artistes russes.

 

Apparu à la limite des deux siècles dans différentes écoles nationales, différemment nommé – Art nouveau en France et en Belgique, Secessionstil en Autriche, Jugendstil en Allemagne –, ce style, que nous appellerons par la suite à la russe « moderne » tout court, a trouvé dans l’architecture son expression la plus conséquente. Les traits caractéristiques de l’architecture du « moderne » sont en premier lieu : une nouvelle conception de la surface du mur dont on cherche à tirer le maximum de possibilités décoratives, un intérêt pour une tache de couleur sur cette surface, des lignes tourmentées, des ornements entrelacés constitués de différents éléments du monde végétal, et une tendance à rendre esthétiques les constructions architecturales. Ces mêmes traits, transformés selon le cas, pénètrent dans la peinture, l’art graphique et la sculpture. Le « moderne » a posé le problème de la synthèse des arts. Serov s’essaya dans la peinture murale, le théâtre l’a également attiré.

 

Mais, c’est sans doute dans ses peintures de chevalet que l’on trouve les plus évidentes manifestations du « moderne ». Tache de couleur contournée d’une ligne tourmentée et inégale, surface de la toile comprise en tant que valeur en soi, absence de problèmes de plein air, absence de toute interprétation réelle de l’espace dans lequel se trouve l’objet représenté, voisinage de lignes énergiques et de lignes veules entrelacées dans un rythme savant – sont autant de signes du « moderne » présents dans plusieurs œuvres.