L’historicité de Serov est pourtant authentique. La Russie du XVIIIe siècle restituée par l’artiste, on la reconnaît d’après les signes trouvés avec une vive intuition. Souvent le caractère convaincant des œuvres de Serov est le fruit de sa maîtrise pareille à celle d’un joaillier. Dans ces petites œuvres, la surface peinte est précieuse : une tache de couleur mise sur la toile constitue un élément très précieux en soi, mais cela ne rompt nullement l’harmonie picturale générale, maintenue par le peintre d’une façon suivie et rigoureuse. Les lignes se tordent, s’enlacent, cela forme, d’un côté, la base linéaire et rythmique du tableau – indice typique du « moderne » – et souligne le mouvement dicté par le sujet, de l’autre. Les illustrations pour la chasse du tsar ne sont, au fond, qu’un épisode dans l’œuvre de Serov. Dans le domaine de la peinture historique, l’artiste n’acquiert son originalité et une vraie profondeur qu’après 1905, lorsque, avec système et méthode qui lui sont propres, il se plonge pour de bon dans l’époque de Pierre Ier, époque des grandes réformes en Russie, époque grandiose, mais contradictoire, et qui est, sous certains rapports, chère à l’artiste. Cette époque a aidé Serov à analyser ses impressions des événements dont il venait d’être témoin, à exprimer dans l’art ses pensées sur la destinée de sa patrie qui a vécu en 1905 une sanglante épopée révolutionnaire.
Selon Serov, Pierre Ier est l’incarnation même de la nécessité historique de transformer la Russie, incarnation du principe créateur et révolutionnaire de la vie russe. Implacablement cruel, despotique, mais beau et grand dans son ardent enthousiasme de réformateur, Pierre a engagé la Russie dans l’unique voie qui soit juste, quoique épineuse. Dans l’œuvre de Serov cette pensée trouve une réalisation concrète dans le personnage de Pierre Ier, personnalité complexe, contradictoire qui ravit et épouvante en même temps.
La nouvelle conception de Serov s’est exprimée de la manière la plus évidente et exhaustive dans son tableau Pierre Ier (1907) fait sur une commande de Knebel, qui avait l’intention d’entreprendre une édition scolaire de tableaux illustrant l’histoire russe. L’éditeur a proposé à Serov de représenter Pierre à une époque où Saint-Pétersbourg était en construction, sujet qui intéressait vivement l’artiste. Dans l’image faite par Serov, pleine d’authenticité et de vie, on ne voit pas qu’un grand homme d’État, on y voit également l’essence même de toute une époque de l’histoire russe. Le voilà qui marche le long de la Neva, impétueux, majestueux et terrible, tel qu’il était en réalité : démesurément long, avec ses jambes « en échalas » et sa petite tête orgueilleusement rejetée en arrière. Le peintre condense dans l’image de Pierre, ceux de ses traits qui le caractérisent comme le fanatique et génial transformateur de la Russie.