Le style, c’est le type de l’art, et dans le cadre d’un seul type de l’art on trouve souvent réunis non seulement des tempéraments différents, mais aussi des intérêts humains différents qui ne peuvent pas être soumis aux exigences des styles. Des peintres très différents se tendent parfois la main les uns aux autres à travers des siècles. Rouault, ce martyr du XXe siècle, peut rappeler par quelque chose le grand Rembrandt. Le magnifique Ingres voulait se voir sous l’aspect de Raphaël. Certains s’unissent par leur bonté, d’autres par leur âme extatique. Serov, parmi ses contemporains, est l’un des rares qui puisse être considéré en dehors du style. Il réunit en lui la bonté et la haine. Il peut être extraordinairement bon et partager les pensées amères et les sentiments pénibles de son modèle. Il peut comprendre un enfant dans son immédiat mouvement de l’âme. Il peut admirer ce qu’il y a de théâtral dans un acteur brûlant du feu sacré. Et en même temps, il pénètre de son froid regard d’analyste dans le fin fond d’un modèle.

 

Mais Serov peut être d’une méchanceté implacable lorsqu’il s’agit de la trivialité humaine, de prétentions injustifiées, d’esprits obtus, de richesses parasitiques et inutiles, de fainéants. Mais quels que soient ses sentiments, l’artiste les traduit toujours par des catégories esthétiques. Jamais il ne fait une caricature d’un portrait. Il cherche des formules artistiques. C’est dans la même mesure qu’il métamorphose, qu’il refait les traits du caractère d’une Iermolova ou d’une Orlova en supprimant tout ce qui est fortuit et en renforçant le trait caractéristique foncier du modèle. Les sentiments s’en trouvent comme refondus ; le principal, c’est de savoir « élever à une puissance », si l’on s’exprime en termes de mathématiques. Cette perspicacité est, peut-être, la qualité « artistico-humaine » de Serov qui, justement, le rend dissemblable d’un Vroubel et d’un Korovine, d’un Benois et d’un Doboujinski, et fait évoquer des artistes si différents que sont Holbein et Goya.

 

Il va de soi que les comparaisons que nous venons de nous permettre ne sont pas de celles qui veuillent établir la qualité absolue ou le rôle joué dans l’histoire universelle des arts. On ne saurait jamais comparer les grands maîtres du passé avec les artistes de ce siècle. Mais tant qu’il s’agit de l’évolution artistique réelle qui a eu lieu en Russie à la limite du XIXe et du XXe siècle, on ne saurait remplacer Serov par personne. Il est un grand maître qui par ses activités créatrices et par son expérience a déblayé le chemin aux autres. Il est celui qui a joué le rôle qui lui avait été prédestiné par l’Histoire elle-même : faire entrer la peinture russe dans le XXe siècle.