Moïse : un Égyptien
׀103׀ Signifier à un peuple que ne relève pas de son identité l’homme qu’il célèbre comme le plus grand de tous ses fils n’est pas quelque chose qu’on entreprendra de bon cœur ou à la légère, a fortiori quand on fait soi-même partie du peuple en question. Mais on ne se laissera inciter par aucun exemple à faire passer la vérité à l’arrière-plan au bénéfice de supposés intérêts nationaux, et l’on peut par ailleurs espérer de la clarification d’une donnée concrète un bénéfice pour notre propre intelligence générale des choses.
L’homme Moïse, qui fut pour le peuple juif libérateur, législateur et fondateur de religion, appartient à des temps si reculés qu’on ne peut contourner la question préalable de savoir s’il est une personne historique ou une création de la légende. S’il a réellement vécu, ce fut au XIIIe, peut-être aussi au XIVe siècle avant notre ère. Nous ne possédons pas d’autre source d’information à son sujet que les livres saints et les traditions que les Juifs ont consignées par écrit. Mais bien que la décision sur ce point ne soit pas soutenue par une absolue certitude, la majorité des historiens s’est malgré tout prononcée en faveur de la thèse de l’existence réelle de Moïse et du fait que la sortie d’Égypte, qu’on associe à sa personne, a effectivement eu lieu. ׀104׀ On prétend à juste titre que l’histoire ultérieure du peuple d’Israël serait incompréhensible si l’on n’admettait pas cette hypothèse. Il est vrai que la science actuelle est devenue plus prudente et procède avec bien plus d’égard face à des traditions que ce ne fut le cas au tout début de la critique historique.
La première chose qui sollicite notre intérêt chez la personne de Moïse, c’est son nom en hébreu : Mosché. Il n’est pas interdit de demander : d’où vient ce nom ? Que signifie-t-il ? On sait que le récit qui est fait dans l’Exode, au chapitre 2, fournit une première réponse. On y raconte que la princesse égyptienne qui sauva le petit garçon exposé dans les eaux du Nil lui aurait donné ce nom avec la justification étymologique suivante : car je l’ai tiré des eaux. Simplement, cette explication est manifestement insuffisante. « L’interprétation biblique du nom “tiré des eaux”, si l’on suit ce qu’en dit un auteur du Jüdisches LexikonI, est une étymologie populaire avec laquelle la forme hébraïque active (“Mosché” peut au maximum signifier “celui qui extrait de”) ne peut pas coïncider. » On peut étayer ce refus de deux autres raisons, savoir, premièrement, qu’il est absurde d’imputer à une princesse égyptienne la dérivation du nom à partir de l’hébreu, et deuxièmement, que les eaux d’où l’on tira l’enfant ne sont très vraisemblablement pas celles du Nil.
En revanche on a émis depuis longtemps, et de plusieurs côtés différents, l’hypothèse que le nom de Moïse viendrait du lexique égyptien. Et plutôt que de citer tous les auteurs qui se sont exprimés en ce sens, j’insère ici en traduction le passage correspondant de l’ouvrage très récent de J. H. BreastedII, dont l’History of Egypt (1906) est considérée comme faisant autorité. « Il est remarquable ׀105׀ que son nom (celui de ce chef), Moses, était un nom égyptien. Il s’agit tout simplement du mot “mose”, qui signifie “l’enfant” et qui est l’abréviation de formes de noms plus complètes, tels Amen-mose, qui veut dire “enfant d’Amon”, ou Ptah-mose, enfant de Ptah, lesquels sont eux-mêmes à leur tour des abréviations de propositions plus longues : Amon (a fait cadeau d’un) enfant, ou Ptah (a fait cadeau d’un) enfant. Le nom “enfant” est rapidement un ersatz commode du nom complet dans toute sa longueur, et il n’est pas rare de rencontrer la forme “Mose” sur des monuments égyptiens. Le père de ou du Mose avait certainement donné à son fils un nom composé avec Ptah ou Amon, et peu à peu, dans la vie quotidienne, le nom du dieu avait sauté, jusqu’à ce que finalement le jeune garçon ne fût plus appelé que “Mose” (le “s” à la fin du nom Moses vient de la traduction grecque de l’Ancien Testament. Il ne renvoie pas non plus à l’hébreu, où ce nom est “Mosché”). » J’ai reproduit à la lettre tout le passage et ne suis nullement disposé à en assumer la responsabilité dans tous les détails. Je m’étonne d’ailleurs un peu que dans son énumération Breasted ait précisément sauté les noms théophores analogues qu’on trouve déjà dans la liste des rois égyptiens, tel Ah-mose, Thut-mose (Thotmes) et Ra-mose (Ramsès).
On s’attendrait donc à ce que l’une quelconque des nombreuses personnes qui ont identifié le nom de Moïse comme un nom égyptien en ait tiré la conclusion ou ait à tout le moins envisagé la possibilité que le porteur du nom égyptien ait lui-même été égyptien. S’agissant de périodes modernes nous nous autorisons ce genre de conclusion sans problème, même si de nos jours une personne ne porte pas un seul nom mais deux, nom de famille et prénom, et si les changements de noms et les assimilations, quand les conditions ont changé, ne sont pas exclus. Et du coup nous ne sommes nullement surpris de trouver attesté le fait que l’écrivain Chamisso1 soit d’origine française, Napoléon Bonaparte d’origine italienne, et que Benjamin Disraeli2 soit réellement, comme son nom le laisse supposer, un Juif italien. Et s’agissant de périodes de l’antiquité ou des premiers temps de l’histoire, on devrait estimer que ce genre de conclusion tirée du nom quant à l’appartenance d’une personne à tel ou tel peuple ne peut être que bien plus fiable encore et doit même à dire vrai sembler s’imposer. ׀106׀ Et pourtant, que je sache, dans le cas de Moïse, aucun historien n’a tiré cette conclusion, y compris parmi ceux qui, précisément et de nouveau comme Breasted, sont disposés à admettre que « Moïse était familier de la sagesse des Égyptiens »III.
On ne peut deviner avec certitude ce qui, en l’espèce, a fait obstacle. Il se peut que le respect de la tradition biblique ait été insurmontable. Ou qu’on ait trouvé si monstrueuse l’idée que l’homme Moïse ait dû être autre chose qu’un Hébreu. En tout cas il apparaît bien que le fait de reconnaître le nom égyptien n’a pas été considéré comme décisif pour juger de l’origine de Moïse, qu’on n’en a tiré aucune autre déduction. Si l’on tient la question de la nationalité de ce grand homme pour importante, il serait sans doute souhaitable qu’on apporte des matériaux nouveaux pour y répondre.
C’est ce que j’entreprends de faire dans cette petite étude. Sa prétention à trouver place dans la revue Imago3 s’appuie sur le fait que sa contribution a pour contenu une application de la psychanalyse. L’argument ainsi trouvé ne fera sans doute impression que sur la minorité de lecteurs qui sont familiers de la pensée analytique et savent apprécier ses résultats. Mais pour eux en tout cas j’espère qu’il paraîtra important.
En 1909, O. Rank, qui à l’époque était encore sous mon influence, a publié à mon instigation un travail intitulé « Le mythe de la naissance des héros »IV. Il traite le fait constaté que « presque tous les peuples civilisés importants ont célébré très tôt dans des poèmes et des légendes leurs héros, rois et princes légendaires, fondateurs de religions, de dynasties, de royaumes, de villes, bref leurs héros nationaux. » ׀107׀ « Ils ont en particulier muni le récit de la naissance et de la jeunesse de ces personnes de caractères fantastiques dont la ressemblance stupéfiante, voire partiellement la correspondance littérale chez des peuples différents, parfois séparés par de grandes distances et totalement indépendants les uns des autres, sont connues depuis longtemps et ont frappé de nombreux chercheurs. » Si selon la procédure adoptée par Rank, disons avec la technique de Galton4 on construit une « légende moyenne » qui fait ressortir les caractères essentiels de toutes ces histoires, on obtient l’image suivante :
« Le héros est l’enfant de parents très distingués, le plus souvent un fils de roi.
Sa venue au monde a été précédée de difficultés, tels l’abstinence, une longue stérilité ou des rapports seulement secrets entre les parents, dus à des interdits ou à des obstacles extérieurs. Pendant la grossesse, ou déjà avant celle-ci, intervient une annonce mettant en garde contre sa naissance (rêve, oracle), qui le plus souvent menace le père d’un danger.
À la suite de cela le nouveau-né est le plus souvent destiné, à l’instigation du père ou de la personne qui le représente, à être tué ou exposé ; en règle générale il est abandonné au fil des eaux dans un petit coffret.
Il est alors sauvé par des animaux ou des gens de basse condition (pâtres) et allaité par un animal femelle ou par une femme de basse condition.
Quand il a grandi, il retrouve par des voies très changeantes ses parents de haute lignée, se venge du père d’une part, et d’autre part est reconnu et accède à la grandeur et à la gloire. »
Parmi les personnalités historiques auxquelles cette naissance mythique fut associée, la plus ancienne est Sargon d’Agade, le fondateur de Babylone (vers 2800 avant J.-C.). Pour ce qui nous occupe, il n’est certainement pas sans intérêt de reproduire ici le récit qui lui est attribué :
« Je suis Sargon le puissant roi, le Roi d’Agade. Ma mère était une vestale. Je n’ai pas connu mon père, alors que le frère de mon père, lui, habitait la montagne. ׀108׀ Dans ma ville d’Azupirani, qui est sur la rive de l’Euphrate, ma mère, la vestale, est devenue enceinte de moi. Elle m’a mis au monde en se cachant. Elle m’a couché dans un récipient de roseau, a condamné mon ouverture avec de la poix, et m’a déposé dans le fleuve, qui ne m’a pas noyé. Le fleuve m’a conduit à Akki, le puiseur d’eau. Akki le puiseur d’eau dans la grande bonté de son cœur m’a tiré du fleuve. Akki le puiseur d’eau m’a élevé comme son propre fils. Akki le puiseur5 d’eau, il a fait de moi son jardinier. C’est dans cet office de jardinier où j’étais qu’Ishtar6 s’est prise d’amour pour moi, je suis devenu roi et pendant quarante-cinq ans j’ai exercé la royauté. »
Les noms les plus familiers pour nous dans la série qui commence avec Sargon d’Agade sont Moïse, Cyrus et Romulus. Outre ces trois noms, Rank a établi la liste d’un grand nombre de figures héroïques dans la littérature et dans la légende à propos desquels on raconte la même jeunesse, soit dans sa totalité soit dans des segments partiels de leur histoire bien identifiables, tels que : Œdipe, Karna, Pâris, Téléphos, Persée, Héraclès, Gilgamesh, Amphion et Zéthos, entre autres.
Ce sont les recherches de Rank qui nous ont fait connaître la source et la visée de ce mythe. Je n’y ferai référence par conséquent que par brèves allusions. Est un héros celui qui s’est insurgé avec courage contre son père et a fini par l’emporter victorieusement sur lui. Notre mythe poursuit cette lutte jusque dans les temps archaïques de la vie de l’individu, en faisant naître l’enfant contre la volonté du père et en le sauvant des intentions mauvaises que celui-ci nourrissait. L’exposition dans le coffret7 est une figuration symbolique indéniable de la naissance, le coffret est le ventre maternel, l’eau est celle des eaux perdues à la naissance8. Dans d’innombrables rêves le rapport parents-enfant est figuré par une opération où l’on tire hors de l’eau, ou encore où l’on sauve quelqu’un qui y disparaissait. Quand l’imaginaire populaire affecte le mythe de la naissance ici traité à une personnalité éminente, il entend par là reconnaître à la personne concernée la qualité de héros, il veut faire savoir qu’il a satisfait au schéma de l’existence héroïque. ׀109׀ Mais la source de toute cette littérature, c’est ce qu’on appelle le « roman familial9 » de l’enfant, dans lequel le fils réagit à la modification de sa relation affective aux parents, en particulier à son père. Les premières années de l’enfance sont dominées par une surestimation colossale du père, conformément à laquelle le roi ou la reine, selon les cas, ne signifient jamais personne d’autre, dans le rêve et dans le conte, que les parents, tandis que par la suite, sous l’influence de la rivalité et de la déception réelle on assiste à la mise en place du détachement dans le rapport aux parents et d’une position critique à l’égard du père. Les deux familles du mythe, en conséquence, la famille de rang élevé comme celle de basse condition, sont toutes deux des reflets de la famille propre, telle qu’elle apparaît à l’enfant dans des périodes successives de la vie.
On peut avancer qu’avec ces explications tant l’extension que l’identité qualitative du mythe de la naissance du héros deviennent entièrement compréhensibles. Nous n’en sommes que plus autorisés à nous intéresser au fait que la légende de la naissance et de l’exposition de Moïse occupe une place à part, voire contredit les autres légendes sur un point essentiel.
Nous partons des deux familles entre lesquelles selon la légende se joue le destin de l’enfant. Nous savons que dans l’interprétation analytique elles coïncident, qu’elles ne se dissocient que du point de vue temporel. Dans la forme typique de la légende, la première famille, celle dans laquelle l’enfant naît, est la famille de rang élevé, le plus souvent un milieu royal ; la seconde famille, celle dans laquelle l’enfant grandit, est la famille modeste ou rabaissée, ainsi au demeurant que les choses se passent dans les situations10 auxquelles l’interprétation fait retour. Il n’y a que dans la légende d’Œdipe que cette différence est brouillée. L’enfant exposé issu d’une famille royale est accueilli par un autre couple royal. On se dit que c’est à peine un hasard si précisément dans cet exemple l’identité originelle des deux familles transparaît également dans la légende. Le contraste social entre les deux familles ouvre au mythe, censé comme nous le savons souligner la nature héroïque du grand homme, une deuxième fonction qui, surtout pour les personnalités historiques, devient particulièrement significative. Il peut également être utilisé à produire pour le héros ׀110׀ des lettres de noblesse, à l’élever sur le plan social. Cyrus pour les Mèdes est un conquérant étranger, mais par la voie de la légende de l’abandon il devient le petit-fils du roi des Mèdes. Même chose avec Romulus ; s’il a existé une personne réelle lui correspondant, c’était un aventurier sans feu ni lieu, un parvenu ; la légende en fait un descendant et héritier de la maison royale d’Alba Longa11.
Il en va tout autrement dans le cas de Moïse. Ici, la première famille, celle qui autrement est de rang élevé, est assez modeste. Il est l’enfant de Lévites12 juifs. Tandis que la deuxième, la famille de basse condition, dans laquelle ordinairement le héros grandit, est remplacée par la maison royale d’Égypte. La princesse l’élève en le considérant comme son fils. Cet écart par rapport au type en a dérouté beaucoup. Ed. Meyer13, et d’autres après lui, ont fait l’hypothèse qu’au départ la légende était formulée autrement : que le pharaon avait été averti par un rêve prophétiqueV qu’un fils de sa fille allait créer un danger pour lui-même et pour le royaume. Il fait donc exposer l’enfant dans le Nil après sa naissance. Mais l’enfant est sauvé par des Juifs et ces gens l’élèvent en le considérant comme leur enfant. C’est à la suite de « motifs nationaux » comme dit RankVI que la légende aurait connu un remaniement aboutissant à la forme que nous connaissons.
Mais la première réflexion qui vient à l’esprit, c’est qu’une légende mosaïque originelle de ce type, ne s’écartant plus des autres, ne peut pas avoir existé. Car la légende est d’origine soit égyptienne, soit juive. Le premier cas s’exclut de lui-même : des Égyptiens n’avaient aucun motif qui les poussait à glorifier Moïse, il n’était pas un héros pour eux. Et donc la légende a dû être créée dans le peuple juif, c’est-à-dire rattachée dans la forme qu’on connaît à la personne du chef14. Simplement, elle était tout à fait inappropriée à cela : quel profit pouvait bien tirer le peuple d’une légende qui faisait de son grand homme un individu étranger à ce peuple ?
Dans la forme de la légende mosaïque, telle que nous la connaissons aujourd’hui, la légende – et c’est très remarquable – demeure très en deçà de ses intentions secrètes. ׀111׀ Si Moïse n’est pas un rejeton royal, la légende ne peut pas le qualifier de héros ; s’il demeure un enfant juif, elle n’a rien fait pour l’élever. Seul un élément minime de la totalité du mythe demeure efficient, l’assurance donnée que l’enfant s’est maintenu en vie malgré la puissance des forces extérieures affrontées, et c’est ce trait qu’a répété par la suite l’histoire de l’enfance de Jésus, dans laquelle Hérode reprend le rôle de Pharaon. Nous sommes alors vraiment libres de faire l’hypothèse qu’un quelconque rédacteur malhabile travaillant tardivement le matériau légendaire s’est vu incité à héberger chez son héros Moïse quelque chose qui ressemblait à la légende de l’exposition classique, distinctive du héros, ce qui du fait des données particulières de ce cas précis ne pouvait pas lui convenir.
Notre enquête devrait ainsi se contenter de ce résultat insatisfaisant et de surcroît incertain et n’aurait par ailleurs contribué en rien à fournir une réponse à la question de savoir si Moïse était un Égyptien. Mais il existe encore un autre accès, peut-être plus prometteur, à la prise en considération de la légende de l’exposition.
Revenons aux deux familles du mythe. Nous savons qu’au niveau de l’interprétation analytique elles sont identiques, qu’au niveau mythique elles se différencient en famille de haut rang et famille de basse condition. Mais s’il s’agit d’une personne historique, à laquelle le mythe est rattaché, il existe alors un troisième niveau, qui est celui de la réalité. L’une des familles est la famille réelle, dans laquelle la personne en question, le grand homme, est vraiment née et a vraiment grandi ; l’autre est fictive, inventée par le mythe dans le cadre de la poursuite de ses intentions propres. En règle générale, la famille réelle coïncide avec la famille de basse condition, la famille inventée avec la famille de haut rang. Dans le cas de Moïse il semble qu’il y ait eu quelque chose d’autre. Et en l’espèce la nouvelle perspective amène peut-être à cette explication que la première famille, celle dont l’enfant est exposé, est, dans tous les cas qu’on peut exploiter, la famille inventée, tandis que la seconde famille, celle dans laquelle il est accueilli et grandit, est la famille véritable. Si nous avons le courage de reconnaître cette proposition comme une proposition universelle à laquelle nous soumettons aussi la légende mosaïque, ׀112׀ nous parvenons alors d’un coup et clairement à la conviction que Moïse est un Égyptien – vraisemblablement issu d’une famille de haut rang – dont on veut faire un Juif par la légende. Et tel serait notre résultat ! L’exposition dans les eaux était bien là où elle devait être ; pour s’intégrer dans le nouveau cours des choses, ce que cet abandon visait devait – non sans quelque violence – être tordu dans l’autre sens ; ce qui était un abandon est devenu un moyen du salut.
L’écart de la légende mosaïque par rapport à toutes les autres légendes de la même espèce a pu cependant être ramené à une seule particularité de l’histoire de Moïse. Alors qu’ordinairement, au cours de son existence, un héros s’élève au-dessus du bas niveau de ses débuts, la vie héroïque de l’homme Moïse a commencé par le faire descendre des hauteurs où il se trouvait, pour condescendre à rejoindre tout en bas les enfants d’Israël.
Nous avons entrepris cette petite enquête dans l’espoir d’y puiser un deuxième et nouvel argument en faveur de l’hypothèse que Moïse était un Égyptien. Nous avons constaté que chez beaucoup le premier argument, celui qui est tiré du nom, n’a pas fait une impression décisiveVII. Il faut s’attendre à ce que ce nouvel argument, tiré de l’analyse de la légende de l’abandon, ne connaisse pas un sort meilleur. Les objections consisteront sans doute à dire que les facteurs et conditions régissant la formation et la reconfiguration des légendes sont quand même trop opaques pour justifier une conclusion telle que la nôtre, et que les traditions relatives à la figure héroïque de Moïse, avec toutes leurs confusions, leurs contradictions, et les signes indéniables de réélaboration et d’apports successifs tendancieux, poursuivis pendant des siècles, ne peuvent que condamner à l’échec toutes les démarches s’efforçant de mettre en lumière le noyau de vérité historique caché derrière tout cela. ׀113׀ Pour ce qui me concerne, je ne partage pas cette position négative, mais je ne suis pas non plus en mesure de la réfuter.
Si l’on ne pouvait parvenir à plus de certitude, pourquoi donc ai-je rendu publique cette recherche ? Je regrette que ma justification elle aussi ne puisse dépasser le niveau des simples suggestions. Quand, en effet, on se laisse entraîner par les deux arguments mentionnés ici, et tente de prendre au sérieux l’hypothèse que Moïse était un Égyptien de niveau social élevé, on voit surgir des perspectives très intéressantes et de longue portée. En recourant à certaines hypothèses peu éloignées de celles-là, on croit comprendre les motifs qui ont guidé Moïse dans ce pas inhabituel qu’il franchit, et en lien étroit avec cela on saisit le fondement possible de nombreuses caractéristiques et particularités de la législation et de la religion qu’il a données au peuple juif. On est même incité à développer des points de vue importants sur la genèse des religions monothéistes en général. Simplement, on ne peut pas fonder sur des vraisemblances psychologiques des thèses d’une espèce aussi importante. Si l’on pose comme valable, comme l’un des points d’ancrage historique, la thèse de l’égyptianité de Moïse, il faut alors au moins un autre repère solide encore pour mettre la masse des possibilités qui surgissent à l’abri d’une critique qui y verrait un produit de l’imagination et les trouverait trop éloignées de la réalité. Un renvoi objectif à l’époque exacte où se déroulent la vie de Moïse et avec elle la sortie d’Égypte aurait suffi à répondre à ce besoin. Mais on n’en a pas trouvé, et du coup il vaut sans doute mieux renoncer à faire état de toutes les autres conclusions tirées de l’idée que Moïse était un Égyptien.
Jüdisches Lexikon, éd. Herlitz et Kirschner, t. IV, Berlin, Jüdischer Verlag, 1930.
The Dawn of Conscience, Londres, 1934, p. 350.
Ibid., p. 334. Et cela bien que l’hypothèse que Moïse était égyptien ait été souvent exprimée depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’époque présente sans qu’on se réclame de son nom. [Note de 1939.]
Cinquième fascicule des Schriften zur angewandten Seelenkunde, Vienne, Fr. Deuticke. Loin de moi l’idée de minorer la valeur des contributions spécifiques de Rank à ce travail.
Également évoqué dans le récit de Flavius Josèphe.
Ibid., p. 80, note.
Ed. Meyer par exemple (in Les Légendes mosaïques et les Lévites, séances de l’Académie de Berlin, 1905) dit ceci : « Le nom Moïse est vraisemblablement, et le nom Pinchas dans la lignée des prêtres de Silo est sans aucun doute d’origine égyptienne. Ce qui ne signifie naturellement pas que ces lignées étaient d’origine égyptienne, mais sans doute qu’elles avaient des relations avec l’Égypte (p. 651). On peut à vrai dire poser la question du genre de relations auxquelles on est censé songer ici. [Pinchas est le nom de deux Lévites, et Silo un lieu situé au nord de Jérusalem.]
Adalbert von Chamisso (Louis Charles Adélaïde, dit), natif de Champagne (1781-1838), auteur d’un célèbre poème sur son château natal de Boncourt.
Benjamin Disraeli (1804-1881), descendant d’immigrants italiens et ministre.
Imago, revue de psychanalyse fondée en 1912, dans laquelle parurent un certain nombre de textes d’« application » importants de Freud (et d’autres). Elle a donné son nom à la maison d’édition anglaise qui a publié les œuvres de Freud après sa mort.
Technique de superposition de négatifs pour obtenir la photographie « moyenne » d’une famille. Voir L’Interprétation du rêve, Paris, Seuil, 2010, p. 335.
En allemand (et en hébreu) le verbe « créer » (schöpfen) est à l’origine synonyme de « puiser ». La mystique juive et les kabbalistes se sont emparés de cette synonymie. Mais ici c’est le sens de puiser qui prévaut.
Ishtar, déesse de la fécondité.
Kästchen – chez Luther (Exode 2,3) Kästlein… Les traducteurs de la Bible en allemand imaginent une sorte de boîte.
Geburtswasser.
Voir S. Freud, « Le roman familial des névrosés », 1909, d’abord paru dans l’ouvrage de Rank.
Celles du « roman familial ».
Albe-la-Longue, cité fondée par Ascagne, fils d’Énée, peut-être sur le site de Castel Gandolfo, localisée entre le lac Albain et le mont Albain à la fin du XIXe siècle.
Freud prend ici « Lévite » dans son sens de fonction sacerdotale, d’où l’ajout de l’épithète. « Levi » en hébreux signifie « celui qui accompagne ».
Eduard Meyer, Die Israeliten und ihre Nachbarstämme, Halle, Niemeyer, 1906.
Outre ses connotations historiques contemporaines, le mot Führer associe dans un seul signifiant le fait d’être le chef d’un groupe mais aussi celui qui le conduit (führen) quelque part, en un sens moins péjoratif que « meneur ».