Première partie

(Antérieure à mars 1938)

׀156׀ Avec la témérité de celui qui n’a rien ou pas grand-chose à perdre, je me dispose à rompre pour la deuxième fois une résolution fondée sur de bonnes raisons et à faire suivre les deux études sur Moïse parues dans Imago (vol. XXIII, fascicules 1 et 3) de la partie finale que j’avais laissée en attente. J’avais conclu en assurant savoir que mes forces ne suffiraient pas, songeant par ces mots naturellement à l’affaiblissement des capacités créatrices qui va de pair avec le grand âge, mais je pensais également à un autre obstacleI.

Nous vivons une époque particulièrement étrange. Nous découvrons avec étonnement que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie. Dans la Russie soviétique, on a entrepris ׀157׀ d’élever environ 100 millions d’êtres humains maintenus de force dans l’oppression à de meilleures formes d’existence. On a eu la témérité de les sevrer de la « drogue » religieuse, et la sagesse de leur accorder une mesure raisonnable de liberté sexuelle, mais dans le même temps on les a soumis à la contrainte la plus cruelle et on leur a ravi toute possibilité de penser librement. Avec une violence comparable, le peuple italien est éduqué à l’ordre et au sens du devoir. On éprouve presque le sentiment d’être soulagé d’un souci oppressant quand on constate que dans le cas du peuple allemand la rechute dans une barbarie quasi préhistorique peut se produire sans même s’appuyer sur une quelconque idée progressiste. Il faut dire aussi que les choses sont maintenant configurées de telle manière que ce sont les démocraties conservatrices qui sont devenues aujourd’hui les gardiennes du progrès culturel, et que d’étrange façon c’est précisément l’institution de l’Église catholique qui oppose une vigoureuse défense à l’expansion de ce danger pour la civilisation. Elle qui jusqu’à présent était l’impitoyable ennemie de la liberté de penser et du progrès vers la connaissance de la vérité !

Nous vivons ici dans un pays catholique sous la protection de cette Église, incertains du temps que cette protection pourra durer. Mais aussi longtemps qu’elle existe, nous avons naturellement des scrupules à faire quoi que ce soit qui pourrait susciter l’hostilité de l’Église. Ce n’est pas de la lâcheté, mais de la prudence. L’ennemi nouveau que nous voulons nous garder de devoir servir, est plus dangereux que l’ancien, avec lequel nous avons déjà appris à nous arranger mutuellement. La recherche psychanalytique que nous pratiquons est, par ailleurs, déjà l’objet d’une attention méfiante de la part du catholicisme. Nous n’affirmerons pas que ce soit à tort. Quand par notre travail nous parvenons à un résultat qui réduit la religion au statut de névrose de l’humanité et qui éclaire les fondements de sa grandiose puissance de la même façon qu’il explique l’obsession névrotique chez les individus de notre clientèle, nous sommes sûrs de nous attirer le plus vif mécontentement des puissances qui détiennent le pouvoir dans notre pays. Ce n’est pas que nous ayons à dire quelque chose de neuf, que nous n’aurions pas dit avec assez de netteté voici un quart de siècle, mais depuis, cela a été oublié, ׀158׀ et il ne peut pas être, à la longue, inopérant de redire les choses aujourd’hui en prenant pour les expliquer un exemple décisif pour toutes les fondations de religion. Cela déboucherait vraisemblablement pour nous sur l’interdiction d’avoir des activités dans le cadre de la psychanalyse. Ces méthodes répressives violentes ne sont certes aucunement étrangères à l’Église ; celle-ci considère au contraire comme une intrusion indue dans ses privilèges que d’autres s’en servent aussi. Mais la psychanalyse, qui s’est diffusée partout au cours de ma longue existence, n’a toujours pas de patrie plus précieuse pour elle que précisément la ville où elle est née et a grandi peu à peu.

Je ne fais pas que croire, je sais qu’à cause de cet autre obstacle, à cause du danger extérieur, je me laisserai dissuader de publier la dernière partie de mon étude sur Moïse. J’ai encore tenté de me débarrasser de la difficulté en me disant qu’au fondement de cette peur il y avait une surestimation de mon importance personnelle. Que selon toute vraisemblance ce que je voulais écrire sur Moïse et l’origine des religions monothéistes, les instances décisives s’en moquaient parfaitement. Mais sur ce point je ne me sens pas vraiment sûr de mon jugement. Il me paraît bien plutôt possible que la méchanceté et l’envie de faire sensation compenseront ce qui me manque de valeur reconnue dans le jugement du monde autour de moi. Je ne ferai donc pas connaître ce travail, mais cela ne doit pas pour autant m’empêcher de l’écrire. Et notamment parce que je l’ai déjà couché une fois par écrit, il y a deux ans maintenant, en sorte que j’ai seulement à le remanier et à l’ajouter aux deux essais exposés préalablement. Il pourra alors demeurer discrètement à l’abri, jusqu’au jour où il pourrait se risquer sans danger à la lumière, ou en attendant que l’on puisse dire à quelqu’un qui se dit converti aux mêmes conclusions et aux mêmes avis, qu’en des temps plus obscurs il s’est trouvé jadis quelqu’un qui a pensé la même chose que toi.

(juin 1938)

׀159׀ Les difficultés tout à fait particulières qui m’ont accablé pendant la rédaction de cette étude attachée à la personne de Moïse – scrupules internes ainsi qu’empêchements externes – ont fait que cette troisième étude conclusive est précédée de deux préfaces distinctes qui se contredisent, voire s’abolissent mutuellement. Dans le bref laps de temps en effet qui les sépare, les conditions concrètes qui sont celles du rédacteur se sont fondamentalement transformées. Je vivais à l’époque sous la protection de l’Église catholique, en proie à la peur de perdre cette protection du fait de cette publication et de provoquer en Autriche une interdiction de travail pour les adeptes et les disciples de la psychanalyse. C’est alors qu’est arrivée l’invasion allemande. Le catholicisme, pour dire les choses en termes bibliques, s’est avéré être « un roseau qui plie1 ». Dans la certitude d’être désormais persécuté non seulement en raison de mon mode de pensée, mais aussi en raison de ma « race », j’ai quitté avec un grand nombre d’amis la ville où depuis ma prime enfance, pendant soixante-dix-huit ans, je m’étais senti chez moi2.

J’ai trouvé le plus amical des accueils dans la belle, la libre, la magnanime Angleterre. C’est là que je vis désormais, en hôte invité qu’on a plaisir à rencontrer, je respire, soulagé qu’on m’ait libéré de cette pression et d’être de nouveau autorisé à parler et écrire – j’ai failli dire : à penser comme je veux ou comme je dois. J’ose maintenant livrer au public la dernière pièce de mon travail.

Plus d’empêchements extérieurs, ou en tout cas, plus de ceux qui peuvent vous faire peur. Dans le petit nombre de semaines déjà passées ici, j’ai reçu un nombre considérable de signes de bienvenue de la part d’amis heureux de ma présence, d’inconnus, voire de gens non concernés qui voulaient simplement exprimer leur contentement que j’aie trouvé ici liberté et sécurité. ׀160׀ À quoi sont venus s’ajouter, dans des proportions surprenantes pour un étranger, des post-scriptums d’une autre nature, qui se souciaient du salut de mon âme, qui voulaient me montrer les voies du Christ et m’éclairer sur l’avenir d’Israël.

Les braves gens qui m’ont ainsi écrit ne savaient certainement pas grand chose de moi. Mais je m’attends à ce qu’une fois ce travail sur Moïse connu de mes nouveaux compatriotes par la voie d’une traduction je perde aussi chez un certain nombre d’autres encore le lot de sympathies dont je bénéficie aujourd’hui de leur part.

Pour ce qui est des difficultés de nature interne, le bouleversement politique et le changement de résidence ne peuvent rien y changer. Je continue de me sentir plein d’incertitude face à mon propre travail, à y déplorer l’absence du sentiment d’unité et de cohérence qui devrait caractériser le rapport de l’auteur à son œuvre. Non que je sois dépourvu de la conviction que les résultats acquis sont justes. Je me la suis acquise voici déjà un quart de siècle, quand j’ai écrit le livre sur Totem et Tabou, en 1912, et elle n’a fait depuis que se renforcer. Je n’ai plus jamais douté, depuis, que les phénomènes religieux ne peuvent se comprendre que sur le modèle des symptômes névrotiques qui nous sont familiers chez l’individu, comme des retours d’événements3 importants oubliés depuis longtemps dans l’histoire archaïque de la famille humaine, qu’ils doivent leur caractère contraignant précisément à cette origine et agissent donc sur les humains grâce à leur teneur en vérité historique. Mon incertitude commence seulement quand je me demande si je suis parvenu à démontrer ces thèses dans le cas de l’exemple ici choisi du monothéisme juif. Face à mon regard critique, ce travail qui part de l’homme Moïse fait l’effet d’une danseuse se balançant sur la pointe d’un seul pied. Si je ne pouvais m’appuyer sur l’une des interprétations analytiques du mythe de l’exposition puis, partant de là, déborder progressivement vers l’hypothèse de Sellin sur la fin de Moïse, tout cela aurait dû rester non-écrit. Mais enfin, tant pis, risquons la chose. ׀161׀

Le présupposé historique

L’arrière-plan historique des événements qui ont captivé notre intérêt est donc le suivant : grâce aux conquêtes de la 18e dynastie, l’Égypte est devenue un empire mondial. Le nouvel impérialisme se reflète dans le développement des idées religieuses, sinon dans celles de la totalité de la population, du moins dans celles de la couche supérieure dominante et intellectuellement dynamique. Sous l’influence des prêtres du dieu soleil d’On (Heliopolis), renforcée peut-être par des incitations venues d’Asie, a surgi l’idée d’un dieu universel Aton, auquel ne s’attache plus la notion de limitation à un seul pays et à un seul peuple. Avec le jeune Amenhotep IV arrive au pouvoir suprême un pharaon qui ne connaît pas d’intérêt plus élevé que le développement de cette idée de dieu. Il élève la religion d’Aton au rang de religion d’État et c’est lui qui fait que le dieu universel devient le dieu Unique ; tout ce qu’on raconte au sujet d’autres dieux est mensonge et tromperie. Avec une grandiose et impitoyable pugnacité, il résiste à toutes les tentations de la pensée magique ׀162׀, rejette l’illusion d’une vie après la mort, si chère notamment aux Égyptiens. Dans le pressentiment étonnant d’une approche scientifique ultérieure il identifie dans l’énergie du rayonnement solaire la source de toute vie sur la terre et la vénère comme le symbole de la puissance de son dieu. Il vante la joie que lui procurent la Création et sa vie en Maat (dans la vérité et la justice).

C’est le premier cas et sans doute le cas le plus pur d’une religion monothéiste dans l’histoire de l’humanité. Un regard plus approfondi dans les conditions historiques et psychologiques de sa genèse aurait une valeur inestimable. Mais on a veillé à ce qu’il ne puisse pas nous parvenir trop d’informations sur la religion d’Aton. Dès le règne des inconsistants successeurs d’Akhenaton tout ce qu’il avait réalisé s’est effondré. La vengeance des prêtres qu’il avait opprimés s’est alors déchaînée contre sa mémoire, la religion d’Aton a été abolie, la résidence du pharaon marqué au fer de l’hérésie a été détruite et pillée. Vers 1350 avant J.-C. la 18e dynastie s’est éteinte ; après une période d’anarchie, le chef de guerre Haremhab, qui a régné jusqu’en 1315, rétablit l’ordre. La réforme d’Akhenaton semblait être un épisode accessoire, destiné à l’oubli.

Voilà pour ce qui est historiquement constaté, et c’est là que commence notre continuation hypothétique. Parmi les personnes proches d’Akhenaton, il s’est trouvé un homme, qui s’appelait peut-être Thotmes, comme bien d’autres à l’époqueII – le nom n’a pas beaucoup d’importance, à ceci près que son deuxième composant devait être -mose. Il occupait un poste important, c’était un adepte convaincu de la religion d’Aton, mais à l’inverse du roi perdu dans ses ruminations intérieures, c’était aussi une personne énergique et passionnée. Le départ d’Akhenaton et l’abolition de sa religion furent pour cet homme la fin de tous ses espoirs. Il ne pouvait continuer à vivre en Égypte que comme proscrit ou comme renégat. ׀163׀ Peut-être était-il gouverneur d’une province-frontière, en contact avec une souche ethnique sémitique qui avait immigré là plusieurs générations auparavant. Dans la détresse de la déception et de l’isolement grandissant, il se tourna vers ces étrangers et chercha auprès d’eux à se dédommager de ses pertes. Il les choisit pour peuple et tenta de réaliser chez eux ses propres idéaux. Après avoir quitté l’Égypte avec eux, en compagnie des gens de sa suite, il les sacralisa par le signe de la circoncision, leur donna des lois, les introduisit dans les doctrines de la religion d’Aton, que les Égyptiens venaient de repousser. Il se peut que les préceptes que cet homme Moïse donna à ses Juifs aient été plus durs que ceux de son maître et éducateur Akhenaton, il se peut qu’il ait abandonné l’étayage sur le dieu soleil d’On, auquel ce dernier était encore resté attaché.

Pour situer la sortie d’Égypte nous devons retenir l’époque de l’interrègne après 1350. Les périodes suivantes, jusqu’à la prise de possession concrète d’un territoire dans le pays de Canaan, sont particulièrement opaques. Dans l’obscurité que le récit biblique a laissée, ou plutôt a créée ici, la recherche historique actuelle a pu extraire deux faits objectifs. Le premier, mis au jour par E. Sellin, est que les Juifs, qui, y compris d’après ce que déclare la Bible, maugréaient et se montraient récalcitrants à l’égard de leur législateur et guide, se révoltèrent un jour contre lui, l’assassinèrent et rejetèrent, comme l’avaient fait antérieurement les Égyptiens, la religion d’Aton qu’on leur avait imposée de force. L’autre, démontré par Ed. Meyer, est que ces Juifs revenus d’Égypte s’unirent par la suite à d’autres tribus fortement apparentées, dans le territoire situé entre la Palestine, la presqu’île du Sinaï et l’Arabie, et qu’ils adoptèrent là, dans un lieu riche en eau nommé Qadès, sous l’influence des Madianites arabes, une nouvelle religion, l’adoration du dieu volcanique Jahvé. Peu après ils étaient prêts à faire irruption en conquérants dans le pays de Canaan.

Les rapports chronologiques qu’entretiennent, à la fois entre eux et avec la sortie d’Égypte, ces deux événements sont très incertains. Le plus proche repère historique est ׀164׀ fourni par une stèle du pharaon Merneptah (jusque 1215), qui dans le récit qu’elle fait de campagnes de guerre en Syrie et en Palestine cite « Israël » parmi les vaincus. Si l’on prend la date de cette stèle comme terminus ad quem, il reste pour tout ce qui se déroule à partir de l’Exode environ un siècle (depuis après 1350 à avant 1215). Mais il est possible que le nom d’Israël ne se rapporte pas encore aux tribus dont nous suivons les destinées, et qu’en réalité nous disposions d’un laps de temps plus long. L’établissement du peuple juif ultérieur dans le pays de Canaan ne fut certainement pas une conquête d’exécution rapide, mais un processus s’accomplissant par à-coups et s’étendant sur des périodes assez longues. Si nous nous affranchissons du bornage temporel par la stèle de Merneptah, nous n’en pouvons que plus aisément considérer la durée d’une génération comme définissant l’époque mosaïque (trente ans)III, puis faire s’écouler au moins deux générations et sans doute plus pour aller jusqu’à l’unification à QadèsIV. L’intervalle entre Qadès et le départ vers Canaan n’a pas besoin d’être bien long. Comme nous l’avons montré dans l’étude précédente, la tradition juive avait de bonnes raisons de raccourcir l’intervalle entre l’Exode et la fondation de la religion à Qadès. C’est le contraire qui est intéressant pour notre exposé.

Mais tout cela est encore de l’histoire, une tentative de boucher les trous de nos connaissances historiques, et en partie une répétition de notre deuxième étude parue dans Imago. Notre intérêt porte sur le sort de Moïse et de ses enseignements, auxquels le soulèvement des Juifs n’avait mis fin qu’en apparence. Dans le récit du Jahviste4, consigné autour de l’an 1000, mais qui s’appuyait certainement sur des choses fixées antérieurement, nous avons compris que l’unification et la fondation de la religion à Qadès allaient de pair avec un compromis, dans lequel on peut encore assez bien distinguer les deux parties. À l’un des deux partenaires, il importait seulement de dénier le caractère nouveau et étranger du dieu Jahvé et d’accentuer sa demande que le peuple se voue à lui, ׀165׀ l’autre ne voulait pas lui abandonner les chers souvenirs de la libération du joug égyptien et de la grandiose figure du guide Moïse, et il parvint aussi à héberger les faits autant que l’homme dans la nouvelle présentation de la préhistoire, en tout cas à conserver au moins le signe extérieur de la religion mosaïque, la circoncision, et à imposer peut-être certaines restrictions dans l’usage du nouveau nom de Dieu. Nous avons dit que les porteurs de ces demandes étaient les descendants des gens de Moïse, les Lévites, qu’un petit nombre de générations seulement séparaient des contemporains et compatriotes de Moïse et qui étaient encore liés à sa mémoire par un souvenir vivant. Les présentations riches en ornementations poétiques que nous attribuons au Jahviste et à son concurrent ultérieur, l’Élohiste, furent comme les monuments funéraires sous lesquels le véritable savoir sur ces choses premières, sur la nature de la religion mosaïque et sur l’élimination violente du grand homme, retiré aux générations ultérieures, était censé trouver son repos éternel. Et si nous avons correctement deviné ce qui s’est passé, il n’y a là plus rien d’énigmatique ; mais cela pourrait parfaitement avoir signifié la fin définitive de l’épisode Moïse dans l’histoire du peuple juif.

Or ce qui est remarquable c’est qu’il n’en aille pas ainsi, que les effets les plus forts de cet épisode vécu par le peuple aient dû ne devenir visibles que plus tard, ne s’imposer que progressivement dans la réalité au cours de nombreux siècles ultérieurs. Il n’est pas vraisemblable que Jahvé, pour ce qui est du caractère, se soit beaucoup distingué des dieux des peuples et tribus environnants. Il luttait certes avec eux, tout comme ces peuples se battaient eux-mêmes entre eux, mais on peut supposer qu’il venait aussi peu à l’idée d’un adorateur de Jahvé, en ces temps-là, de nier l’existence des dieux de Canaan, de Moab, d’Amalek, etc., que de nier l’existence des peuples qui y croyaient.

L’idée monothéiste, qui avait soudain brillé comme un éclair avec Akhenaton, était redevenue obscure et devait rester longtemps encore dans l’obscurité. ׀166׀ Certaines découvertes faites sur l’île Éléphantine5, juste avant la première cataracte du Nil, ont livré l’information surprenante qu’il avait existé là continûment une colonie militaire juive installée là depuis des siècles, dans le temple de laquelle, à côté du dieu principal Jahu, on adorait deux divinités féminines, dont l’une était nommée Anat-Jahu. Certes ces Juifs étaient coupés de la mère-patrie, là où ils étaient, ils n’avaient pas connu avec les autres la même évolution religieuse ; c’est le gouvernement impérial perse (Ve siècle) qui leur transmit le savoir des nouvelles prescriptions cultuelles de JérusalemV. Remontant à des temps plus anciens, nous pouvons dire que le dieu Jahvé n’avait certainement aucune ressemblance avec le dieu mosaïque. Aton avait été pacifiste, comme son représentant sur la terre, à proprement parler son modèle, le pharaon Akhenaton, qui ne fit que regarder se décomposer l’empire conquis par ses ancêtres sans rien faire. Pour un peuple qui se préparait à la prise de possession violente de nouveaux lieux de séjour, Jahvé était certainement mieux indiqué. Et tout ce qui semblait digne de vénération chez le dieu mosaïque échappait d’une manière générale à l’entendement fruste de la masse primitive.

J’ai déjà dit – et me suis volontiers réclamé, ce disant, de l’accord sur ce point avec d’autres – que ce qui avait été central dans le développement de la religion juive était le fait que le dieu Jahvé ait perdu au cours des temps ses caractères propres et acquis toujours plus de ressemblance avec l’ancien dieu de Moïse, Aton. Il subsista certes des différences, qu’à première vue on serait tenté d’estimer importantes, mais celles-ci s’expliquent aisément. Aton avait commencé à régner en Égypte dans une période faste de possessions assurées, et même lorsque l’empire se mit à vaciller, ses adorateurs avaient pu se mettre à l’écart du trouble et ils continuèrent à vanter les louanges de ses créations et à en profiter.

Le destin infligea au peuple juif une série de lourdes épreuves et d’expériences douloureuses, son dieu devint dur et sévère, comme ombrageux. Il conserva son caractère de dieu universel, régissant le sort de tous les pays et de tous les peuples, mais le fait ׀167׀ que sa vénération était passée des Égyptiens aux Juifs trouva son expression dans l’ajout précisant que les Juifs étaient son peuple élu et que les obligations particulières de ce peuple trouveraient à la fin leur récompense particulière. Il n’a sans doute pas été facile de mettre ensemble la sollicitude préférentielle de son dieu tout-puissant et les tristes expériences de sa malheureuse destinée. Mais on ne se laissa pas détourner, on accentua le sentiment de sa propre faute pour étouffer les doutes qu’on avait quant à ce dieu, et peut-être s’en est-on remis en fin de compte à « l’insondable sagesse de Dieu », comme les Juifs pieux le font encore aujourd’hui. Si l’on voulait s’étonner qu’il fasse toujours entrer en scène de nouveaux agresseurs cruels, Assyriens, Babyloniens, Perses, par qui on était mis en esclavage et maltraités, on reconnaissait pourtant sa puissance dans le fait que tous ces méchants ennemis connaissaient à leur tour la défaite et que leurs empires disparaissaient.

Sur trois points importants le dieu des Juifs ultérieur a fini par s’identifier à l’ancien dieu mosaïque. Le premier, qui est un point décisif, est qu’il fut véritablement reconnu comme le dieu unique, à côté de qui aucun autre dieu n’était pensable. Le monothéisme d’Akhenaton fut pris au sérieux par tout un peuple, mieux, ce peuple s’accrocha tellement à cette idée qu’elle devint le contenu principal de sa vie spirituelle et qu’il ne subsista pas chez lui d’intérêt pour autre chose. Le peuple et la prêtrise devenue dominante en son sein étaient d’accord sur ce point, mais tandis que les prêtres épuisaient toute leur activité à développer toujours davantage l’édifice du cérémonial de son adoration, ils entraient en opposition avec des courants intenses au sein du peuple, qui tentaient de faire revivre deux autres des enseignements de Moïse sur son dieu. La voix des prophètes n’eut de cesse de faire savoir que ce dieu méprisait le cérémoniel et le service sacrificiel et qu’il exigeait seulement qu’on croie en lui et qu’on mène une existence dans la vérité et la justice. Et quand ils faisaient l’éloge de la simplicité et de la sainteté de la vie au désert, ils étaient là encore certainement sous l’influence des idéaux mosaïques.

׀168׀ Il est temps maintenant de poser la question de savoir s’il est tout simplement nécessaire de solliciter l’influence de Moïse sur la configuration finale de la représentation juive de Dieu, ou si l’on ne peut pas se contenter de faire l’hypothèse d’un développement spontané vers une spiritualité supérieure tout au long d’une vie culturelle s’étendant sur des siècles. Sur cette dernière possibilité d’expliquer les choses, qui mettrait un point final à tout notre effort pour venir à bout de l’énigme, il y a deux remarques à faire. La première est qu’elle n’explique rien. Chez le peuple grec, dont le talent était assurément très grand, la même situation concrète n’a pas mené au monothéisme, mais à la dislocation de la religion polythéiste et au début de la pensée philosophique. En Égypte, pour autant que nous comprenions les choses, le monothéisme avait grandi comme un effet annexe de l’impérialisme. Dieu était le reflet du pharaon régnant sans restriction sur un vaste empire mondial. Chez les Juifs, les conditions politiques étaient extrêmement défavorables à la poursuite du développement de l’idée d’un dieu populaire exclusif vers celle du maître universel du monde, et de même : d’où venait à cette nation minuscule et impuissante l’audace de se faire passer pour l’enfant favori, le préféré du grand Seigneur et maître ? La question de la genèse du monothéisme chez les Juifs resterait ainsi sans réponse, ou alors on se contenterait de la réponse courante : que c’était là précisément l’expression du génie religieux spécifique de ce peuple. Le génie, comme on sait, est inconcevable et irresponsable, et c’est pourquoi on devrait ne pas le convoquer pour expliquer les choses avant que toutes les autres solutions aient échouéVI.

On est par ailleurs confronté à cette donnée de fait que les chroniqueurs et historiographes juifs nous indiquent eux-mêmes la voie en affirmant de manière très résolue, et cette fois sans se contredire, que l’idée d’un dieu unique a été apportée au peuple par Moïse. S’il existe une objection contre la crédibilité de cette information donnée pour sûre c’est le fait que le remaniement par les prêtres du texte que nous avons sous les yeux ramène manifestement beaucoup trop de choses à Moïse. ׀169׀ Certaines institutions aussi bien que certaines prescriptions rituelles, qui ressortissent manifestement à des époques ultérieures, sont présentées comme des commandements mosaïques, dans l’intention claire et nette de leur faire gagner en autorité. C’est assurément pour nous une raison de suspicion, mais cela ne suffit pas à un rejet de l’explication. Car le motif profond de ce genre d’exagération crève les yeux. La présentation sacerdotale veut construire un continuum entre son actualité présente et l’époque primitive mosaïque, elle veut précisément nier ce que nous avons désigné comme la réalité objective la plus flagrante de l’histoire religieuse juive, savoir, qu’entre la législation de Moïse et la religion juive ultérieure il y a une faille béante, qui fut d’abord comblée par le culte de Jahvé, puis, ultérieurement, et seulement alors, lentement gommée. Elle conteste cette évolution par tous les moyens, bien que son caractère historiquement exact ne fasse absolument aucun doute, dès lors que malgré le traitement spécifique que le texte biblique a subi, il est resté des informations plus qu’abondantes qui la mettent en évidence. L’intervention des prêtres dans la rédaction a ici tenté la même chose que la tendance défiguratrice évoquée ci-dessus, qui faisait du nouveau dieu Jahvé le dieu des patriarches. Si nous prenons en compte cette motivation du codex sacerdotal, il devient difficile pour nous de refuser toute crédibilité à l’affirmation que c’est vraiment Moïse lui-même qui a donné à ses Juifs l’idée monothéiste. Notre accord avec cette thèse devrait être d’autant plus facile que nous savons dire d’où cette idée est venue à Moïse, ce qu’assurément les prêtres juifs ne savaient plus.

Quelqu’un pourrait ici poser la question : qu’est-ce que ça nous apporte de dériver le monothéisme juif du monothéisme égyptien ? Ce qui ne fait que repousser un peu le problème. Cela ne nous apprend rien de plus sur la genèse de l’idée monothéiste. La réponse à cela est que ce n’est pas une question de gain, mais de recherche. Et peut-être apprendrons-nous quelque chose sur ce point, en découvrant ce que fut le cheminement réel.

Temps de latence et tradition

׀170׀ Nous nous réclamons donc de la conviction que l’idée d’un dieu unique ainsi que le rejet du cérémoniel opérant par la magie et l’insistance sur la requête éthique formulée en son nom étaient effectivement des enseignements mosaïques, qui dans un premier temps n’ont trouvé l’oreille de personne, mais qui après que se fut écoulée une longue période intermédiaire ont fini par exercer une action et par s’imposer dans la durée. Comment expliquer cette action retardée et où rencontre-t-on des phénomènes comparables ?

La première idée qui vient à l’esprit, c’est qu’il n’est pas rare de les rencontrer dans des domaines très divers et qu’ils se produisent vraisemblablement de multiples manières, de façon plus ou moins facilement compréhensible. Prenons par exemple le destin d’une théorie scientifique nouvelle, comme la théorie de l’évolution de Darwin. Elle rencontre dans un premier temps un refus virulent, est vigoureusement débattue pendant des décennies, mais il ne faut pas plus d’une génération pour qu’on reconnaisse en elle un grand progrès en direction de la vérité. Darwin lui-même a eu droit à l’honneur d’un tombeau ou d’un cénotaphe à Westminster. Ce genre de cas ne nous laisse pas beaucoup de mystères à lever. La nouvelle vérité a suscité des résistances effectives, celles-ci se font représenter dans des arguments par lesquels on peut contester les preuves qui parlent en faveur de la doctrine qui déplaît, le combat des opinions réclame un certain temps, dès le départ il y a des partisans et des adversaires, le nombre ainsi que le poids des premiers augmente toujours, jusqu’à ce qu’ils finissent par l’emporter. Pendant toute la durée du combat on n’a jamais oublié de quoi il s’agissait. Nous nous étonnons à peine que tout ce déroulement ait requis un temps assez long, et nous ne nous intéressons sans doute pas assez au fait que nous avons affaire à un processus relevant de la psychologie des masses.

׀171׀ Il n’y a aucune difficulté à trouver dans la vie psychique d’un individu une analogie parfaitement correspondante à ce processus. Ce serait le cas où quelqu’un apprend quelque chose de nouveau, qu’il est censé reconnaître comme vérité sur la base de certaines démonstrations, mais contredisant un certain nombre de ses désirs et offensant certaines des convictions auxquelles il tient. Il hésitera alors, cherchera des raisons lui permettant de mettre en doute la nouveauté et pendant un moment sera en conflit avec lui-même, jusqu’à ce qu’il finisse par s’avouer : bien, c’est comme ça, même si j’ai du mal à l’admettre, même s’il m’est pénible d’être bien obligé d’y croire. Ceci nous apprend seulement qu’il faut du temps jusqu’à ce que le travail de l’entendement du Moi6ait dépassé les objections tenues par de forts investissements affectifs. La similitude entre ce cas et celui que nous nous efforçons de comprendre n’est pas très grande.

L’autre exemple vers lequel nous nous tournons ensuite a semble-t-il encore moins de choses en commun avec notre problème. Il arrive qu’un homme quitte, apparemment sans avoir subi de dommage, le lieu où il a vécu un accident épouvantable, par exemple une collision dans les chemins de fer. Mais au cours des semaines suivantes il développe une série de symptômes psychiques et moteurs sévères, que l’on ne peut dériver que de son choc, de cet ébranlement ou de ce qui a pu à l’époque produire des effets. Il a maintenant une « névrose traumatique ». C’est une donnée objective entièrement incompréhensible, et donc nouvelle. Au temps qui s’est écoulé entre l’accident et la première survenue des symptômes on donne le nom de « temps d’incubation », par allusion transparente à la pathologie des maladies infectieuses. Après coup, nous ne pouvons qu’être frappés par le fait que malgré la diversité fondamentale des deux cas, malgré la différence entre le problème de la névrose traumatique et celui du monothéisme juif, il existe cependant une concordance sur un point. Savoir, dans la dimension caractéristique à laquelle on pourrait donner le nom de latence. Selon l’hypothèse que nous faisons et avons vérifiée, il y a de fait dans l’histoire de la religion juive une longue période postérieure au reniement de la religion de Moïse, pendant laquelle on ne perçoit plus rien de l’idée monothéiste, de la condamnation méprisante du cérémoniel et ׀172׀ de la suraccentuation de la dimension éthique. Et ainsi nous sommes préparés à la possibilité que la solution de notre problème doive être recherchée dans une situation psychologique particulière.

Nous avons déjà exposé à plusieurs reprises ce qui s’est passé à Qadès quand les deux composantes du peuple juif ultérieur se sont rassemblées pour l’adoption d’une nouvelle religion. Du côté de ceux qui avaient été en Égypte, les souvenirs de l’Exode et du personnage de Moïse étaient encore si forts et si vivants qu’ils exigeaient impérativement d’être accueillis dans un récit des temps antérieurs. Ces gens-là étaient peut-être les petits-enfants de personnes qui avaient connu Moïse en chair et en os, certains d’entre eux se sentaient encore égyptiens et portaient des noms égyptiens. Mais ils avaient des motifs sérieux de refouler le souvenir du sort qui avait été fait à leur guide et législateur. Pour les autres, ce qui était décisif, c’était l’intention de magnifier le nouveau dieu et de contester son caractère étranger. Les deux parties avaient le même intérêt à dénier qu’il y avait eu chez eux une religion antérieure, ainsi que ce qui avait été son contenu. Ainsi se réalisa ce premier compromis, qui fut sans doute bientôt fixé par écrit ; les gens d’Égypte avaient amené avec eux l’écriture et l’envie d’écrire l’histoire, mais il fallut encore longtemps pour que l’historiographie reconnaisse qu’elle avait une obligation de véracité impitoyable. Dans un premier temps elle ne se fit pas un cas de conscience de configurer ses récits en fonction de ses besoins et intentions, comme si la notion de falsification n’avait pas encore vu le jour. Du fait de cette situation il a pu se développer une opposition entre la fixation écrite et la transmission orale de la même matière, de la tradition. Ce qui avait été laissé à l’écart ou modifié dans la rédaction pouvait fort bien être resté indemne dans la tradition7. La tradition était à la fois le complément ajouté et la contradiction apportée à l’histoire écrite. Elle était moins soumise à l’influence des tendances à défigurer les choses, peut-être même sur certains points y échappait-elle complètement, ׀173׀ et pour cette raison, elle pouvait être plus authentique que le récit fixé par écrit. Mais sa fiabilité souffrait de ce qu’elle était moins constante et moins précise que la chose écrite, sujette à de multiples modifications et déformations, quand elle était transmise d’une génération à l’autre par communication orale. Pareille tradition a pu connaître des sorts variés. Ce à quoi nous pourrions le plus nous attendre serait qu’elle soit irrémédiablement mise à mal par la consignation écrite, qu’elle ne puisse rivaliser avec elle, devienne de plus en plus fantomatique et pour finir tombe dans l’oubli. Mais elle a pu connaître aussi d’autres sorts, l’un d’eux étant que la tradition orale elle-même aboutisse à une fixation écrite, et nous aurons à traiter par la suite d’autres possibilités encore.

Pour le phénomène de latence qui nous occupe dans l’histoire religieuse juive se présente maintenant l’explication que les réalités et les contenus intentionnellement déniés par l’historiographie « officielle » n’ont en réalité jamais été perdus. Le savoir de ceux-ci continuait de vivre dans des traditions qui se conservèrent dans le peuple. D’après ce qu’affirme Sellin, il existait même concernant la fin de Moïse une tradition qui contredisait radicalement la présentation officielle et s’approchait davantage de la vérité. On peut faire l’hypothèse que le même phénomène touchait aussi d’autres points, qui apparemment avaient périclité en même temps que Moïse, concernant certains contenus de la religion mosaïque jugés inacceptables aux yeux de la très grande majorité des contemporains de Moïse.

Mais le fait étonnant que nous rencontrons ici est que ces traditions, au lieu de s’affaiblir au fil du temps, soient devenues de plus en plus puissantes au cours des siècles, qu’elles aient pénétré dans les remaniements ultérieurs de la chronique officielle, et qu’elles se soient avérées, pour finir, assez fortes pour influencer de manière décisive la pensée et les actes du peuple. Quant à savoir les conditions qui ont rendu cette issue possible, cela échappe cependant pour l’instant à nos connaissances.

Ce fait est si remarquable que nous nous sentons en droit de le mettre encore une fois sous nos yeux8. ׀174׀ C’est lui qui clôt et enclôt notre problème. Le peuple juif avait abandonné la religion d’Aton que Moïse lui avait apportée et s’était tourné vers l’adoration d’un autre dieu, assez peu différent des Baalim9 des peuples voisins. Les efforts répétés des interventions ultérieures ne parvinrent pas à masquer ce fait objectif honteux. Mais la religion de Moïse n’avait pas fait naufrage sans laisser de traces, il en était resté une sorte de souvenir, une tradition peut-être obscurcie et défigurée. Et c’est cette tradition d’un grand passé qui continua à agir comme depuis l’arrière-plan, gagna peu à peu de plus en plus de pouvoir sur les esprits, et parvint finalement à métamorphoser le dieu Jahvé en dieu mosaïque et à ramener à la vie la religion de Moïse instaurée de longs siècles auparavant, et ensuite abandonnée. Qu’une tradition disparue puisse exercer une action aussi forte sur la vie psychique d’un peuple est une idée qui ne nous est guère familière. Nous sommes là sur un territoire de la psychologie des masses où nous ne nous sentons pas chez nous. Nous traquons des analogies, des faits de nature au moins similaire, bien que relevant d’autres domaines. Et nous pensons qu’on peut en trouver.

Dans les temps où se préparait chez les Juifs le retour de la religion de Moïse, le peuple grec était en possession d’un trésor extraordinairement riche de légendes dynastiques et de mythes héroïques. On pense que les deux épopées homériques, qui puisaient leur matière dans cette sphère légendaire, ont vu le jour au IXe ou au VIIIe siècle. Riches de nos vues psychologiques actuelles on aurait pu longtemps avant Schliemann10 et Evans11 poser la question : d’où les Grecs ont-ils tiré tout le matériau légendaire qu’Homère et les grands dramaturges de l’Attique ont retravaillé dans leurs chefs-d’œuvre ? La réponse aurait dû être : ce peuple a vraisemblablement vécu dans sa préhistoire une époque de gloire extérieure et de floraison culturelle qui a périclité dans une catastrophe historique et dont une obscure tradition s’est longtemps conservée dans ces légendes. ׀175׀ La recherche archéologique contemporaine a ensuite confirmé cette hypothèse, qui à l’époque aurait certainement été déclarée trop risquée. Elle a mis au jour les vestiges témoignant de la grandiose civilisation minoé-mycénienne, qui vraisemblablement était déjà parvenue à son terme sur le continent grec avant 1250 av. J.-C. Chez les historiens grecs de l’époque ultérieure on ne trouve pratiquement aucune référence à cette civilisation. On trouve simplement, une fois, la remarque signalant qu’il y eut une époque où les Crétois avaient la maîtrise des mers, le nom du roi Minos et de son palais, celui du labyrinthe ; c’est tout, il n’en est sinon rien resté que les traditions dont les poètes se sont emparé.

Chez d’autres peuples encore, chez les Allemands, les Indiens des Indes, les Finnois, des épopées populaires ont accédé à la notoriété. Il revient aux historiens de la littérature de chercher à savoir si leur genèse fait supposer les mêmes conditions que dans le cas des Grecs. Je crois que leurs recherches donneront un résultat positif. La condition que, pour notre part, nous identifions est la suivante : un pan d’une préhistoire qui, immédiatement après celle-ci, a dû apparaître riche de contenu, importante et grandiose, peut-être toujours héroïque, mais qui est si loin, qui appartient à des périodes si reculées que seule une tradition obscure et incomplète délivre des informations sur elle aux générations ultérieures. On s’étonne que l’épopée, comme genre artistique, se soit éteinte aux époques tardives. L’explication de cela est peut-être que ce qui en était la condition ne se retrouvait plus. La matière ancienne avait été intégralement retravaillée et pour tous les épisodes survenus ultérieurement l’historiographie avait pris la place de la tradition. Les plus grands exploits héroïques de notre époque n’eurent jamais de quoi inspirer une épopée, mais Alexandre le Grand avait déjà en son temps le droit de se plaindre qu’il ne se trouverait plus d’Homère pour lui.

Les temps passés depuis des lustres exercent une grande et mystérieuse attirance sur l’imagination des hommes. Chaque fois qu’ils sont insatisfaits de leur présent – et c’est plus que souvent le cas – ils se tournent vers le passé en espérant pouvoir cette fois avérer le rêve jamais éteint d’un âge d’orVII. ׀176׀ Ils sont sans doute toujours sous le charme de leur enfance, dont un souvenir qui n’est pas impartial leur renvoie l’image d’une époque de félicité sans mélange. Quand ne subsistent plus du passé que les souvenirs incomplets et flous auxquels nous donnons le nom de tradition, il y a là pour l’artiste un facteur d’attirance tout à fait particulier, car il est libre alors de remplir selon la guise de son imagination les trous qui subsistent dans les souvenirs et de configurer selon ses propres visées l’image de l’époque qu’il veut restituer. On irait presque jusqu’à dire que plus une tradition est devenue imprécise, plus elle devient utilisable pour le poète. Il ne faut donc pas nous étonner de l’importance de la tradition pour la littérature, et l’analogie avec le caractère historiquement conditionné de l’épopée nous rendra plus enclin à l’hypothèse déroutante que chez les Juifs c’est la tradition de Moïse qui a métamorphosé le culte de Jahvé dans le sens de l’ancienne religion mosaïque. Mais pour le reste les deux cas sont encore trop différents. Dans le premier, le résultat est une œuvre de littérature, dans le cas présent une religion, et pour cette dernière nous avons fait l’hypothèse qu’elle a été restituée sous la poussée de la tradition avec une fidélité dont le cas de l’épopée ne peut naturellement pas exhiber de contrepartie. Et il reste donc de notre problème suffisamment de choses en suspens pour justifier le besoin d’analogies plus pertinentes.

L’analogie

La seule analogie satisfaisante avec le processus étonnant que nous avons identifié dans l’histoire de la religion juive se trouve dans un domaine apparemment fort éloigné. Mais elle est très complète, et confine à l’identité. ׀177׀ Nous y retrouvons le phénomène de latence, l’émergence de manifestations incompréhensibles requérant des explications, et la condition d’un épisode vécu précoce, oublié par la suite. Et tout aussi bien le caractère de contrainte compulsive s’imposant à la psychè en prenant le dessus sur la pensée logique, soit un trait qui, par exemple, dans le cas de l’épopée n’entrait pas en ligne de compte.

Cette analogie se rencontre en psychopathologie dans la genèse des névroses humaines, donc dans un domaine qui ressortit à la psychologie de l’individu, alors qu’évidemment les phénomènes religieux relèvent de la psychologie des masses. On verra que cette analogie n’est pas si surprenante qu’on pourrait le penser au premier abord, et qu’elle correspond plutôt à un postulat.

Aux impressions vécues précocement, oubliées par la suite, auxquelles nous attribuons une si grande importance dans l’étiologie des névroses, nous donnons le nom de traumas12. On peut laisser de côté la question de savoir si l’étiologie des névroses peut de manière générale être considérée comme traumatique. L’objection évidente à cela est qu’on ne parvient pas dans tous les cas à extraire de l’histoire archaïque de l’individu névrosé un trauma manifeste. Il faut souvent se résigner à dire qu’il n’y a là rien d’autre qu’une réaction exceptionnelle, anormale, à des expériences vécues et à des sollicitations qui touchent tous les individus et qui sont traitées et liquidées par eux d’une autre manière, qu’on peut dire normale. Quand, pour expliquer les choses, on n’a rien d’autre à avancer que des dispositions héréditaires et constitutionnelles, on est bien évidemment tenté, et c’est compréhensible, de dire que la névrose n’a pas été acquise, mais développée.

Mais dans ce contexte deux points se signalent particulièrement. Le premier est que la genèse de la névrose renvoie partout et toujours à des impressions d’enfance très précocesVIII. Deuxièmement, il est vrai qu’il y a des cas qu’on désigne comme ׀178׀ « traumatiques » parce que les effets renvoient indiscutablement à une ou à plusieurs impressions fortes de cette période précoce, qui se sont soustraites à un traitement normal d’évacuation, en sorte qu’on serait tenté de dire que si celles-ci ne s’étaient pas produites, la névrose ne se serait pas non plus installée. Il suffirait donc pour ce que nous avions en vue que nous soyons contraints de limiter exclusivement l’analogie recherchée à ces cas traumatiques. Mais le gouffre entre les deux groupes ne semble pas infranchissable. Il est tout à fait possible de réunir les deux facteurs étiologiques dans une seule et même approche ; tout dépend de ce que l’on définit comme traumatique. Si l’on peut faire l’hypothèse que l’épisode vécu n’acquiert le caractère traumatique qu’en fonction d’un facteur quantitatif, et que donc dans tous les cas la faute incombe à un excès d’exigence si l’épisode vécu provoque des réactions inhabituelles, pathologiques, on parvient aisément à cette information qu’agit comme trauma dans le cas d’une constitution donnée quelque chose qui dans une autre n’agirait pas du tout comme cela. D’où résulte alors l’idée d’une « série de complémentation » glissante dans laquelle deux facteurs convergent vers l’accomplissement étiologique, où un Moins de l’un est compensé par un Plus de l’autre, où il se produit au niveau général une collaboration des deux actions, et où c’est seulement aux deux extrémités de la série que l’on peut parler d’une motivation simple. Les choses étant ainsi envisagées, on peut laisser tomber comme inessentielle à l’analogie que nous recherchons la distinction entre étiologie traumatique et étiologie non traumatique.

Peut-être serait-il adéquat ici, malgré le risque de nous répéter, de rassembler les faits qui contiennent l’analogie importante à nos yeux. Les voici : il est apparu dans le cadre de notre enquête que ce que nous désignons comme les manifestations phénoménales (les symptômes) d’une névrose sont les conséquences de certaines expériences et impressions vécues, que nous identifions précisément pour cette raison comme des traumas étiologiques. Nous avons donc maintenant deux tâches à accomplir : premièrement, rechercher les caractères communs à ces expériences vécues ׀179׀ et, deuxièmement, rechercher ceux des symptômes névrotiques, ce qui ne nous enjoint pas d’éviter certaines schématisations.

 

Ad I : a) Tous ces traumas relèvent de la première enfance, jusqu’à environ 5 ans. Les impressions de l’époque où commence à se déployer l’aptitude au langage se signalent par leur intérêt tout particulier ; la période qui va de 2 à 4 ans apparaît comme la plus importante. On ne peut fixer avec certitude le moment où commence après la naissance cette période de réceptivité. b) Les épisodes concernés sont en règle générale complètement oubliés, ils ne sont pas accessibles au souvenir, ils tombent dans la période d’oubli de l’enfance, qui le plus souvent est transpercée par des résidus mnésiques individuels, ce qu’on appelle des souvenirs écrans. c) Ils se rapportent à des impressions de nature sexuelle et agressive, certainement aussi à des dommages précoces infligés au Moi (à des vexations narcissiques). À quoi il faut ajouter cette remarque que des enfants aussi jeunes ne font pas – comme ils le feront par la suite – une distinction franche entre les actions sexuelles et les actions purement agressives (contresens sadique sur l’acte sexuel). La prédominance du facteur sexuel est naturellement très frappante et requiert une prise en considération théorique.

Ces trois points – survenue précoce au sein des cinq premières années, phénomène d’oubli, contenu sexuel-agressif – sont étroitement solidaires. Les traumas sont soit des épisodes vécus à même le propre corps, soit des perceptions sensorielles, le plus souvent de choses vues ou entendues, donc soit des expériences vécues, soit des impressions. La cohérence entre ces trois points est produite par une théorie, résultat du travail analytique qui seul peut communiquer une connaissance des épisodes vécus oubliés, et, en les exprimant de façon plus criante, mais aussi plus incorrecte, les ramener dans le souvenir. Ce que dit la théorie, c’est que contrairement à l’opinion populaire la vie sexuelle des humains – ou ce qui lui correspond dans une période ultérieure – connaît une floraison précoce qui vers l’âge de 5 ans est terminée, suivie – jusqu’à la puberté – d’une période de latence, dans laquelle on ne voit aucune continuation du développement de la sexualité, et où même ce qui avait été atteint régresse. ׀180׀ Cette théorie est confirmée par l’examen anatomique de la croissance de l’appareil génital interne ; elle induit l’hypothèse que l’homme descend d’une espèce animale qui accédait à l’âge de cinq ans à la maturité sexuelle, et éveille le soupçon que le report et le déclenchement en deux temps de la vie sexuelle sont très intimement liés à l’histoire de l’hominisation. L’homme semble être le seul être animal à connaître pareille latence et pareil retard sexuel. Pour la vérification de la théorie, il faudrait absolument faire des recherches sur les primates, recherches qui, pour autant que je sache, n’ont toujours pas été faites. Du point de vue psychologique il ne peut pas être indifférent que la période d’oubli de l’enfance coïncide avec cette phase précoce de la sexualité. Il se peut que ce soient toutes ces données objectives qui mettent en place la véritable condition de possibilité de la névrose, laquelle en un certain sens, il faut le dire, est un privilège humain et apparaît de ce point de vue comme un reliquat (survival) des temps archaïques, de même que certains éléments anatomiques subsistant dans notre corps.

 

Ad II, propriétés ou particularités communes aux phénomènes névrotiques : il faut relever ici deux points. a) Les effets du trauma sont de deux sortes, positifs et négatifs. Les premiers consistent en efforts déployés pour faire revenir le trauma à la surface, pour rappeler donc l’épisode vécu oublié, ou mieux encore pour le rendre réel, pour vivre à neuf une répétition de celui-ci, quand bien même il s’agissait seulement d’une relation affective précoce, de faire revivre celle-ci à nouveau dans une relation analogue à une autre personne. On résume ces efforts sous la notion de fixation au trauma et de compulsion de répétition. Ils peuvent être accueillis dans ce qu’on appelle le Moi normal et lui conférer, à titre de tendances permanentes de celui-ci, des traits de caractère immuables, bien que ou plus exactement précisément parce que leur raison effective, leur origine historique est oubliée. Un homme par exemple, qui a passé son enfance dans une liaison excessive, aujourd’hui oubliée, avec sa mère, peut rechercher pendant toute son existence une femme dont il puisse se rendre dépendant, par qui il se fasse nourrir et entretenir. Une fille ׀181׀ qui dans sa prime enfance a été l’objet d’une séduction sexuelle, peut aménager sa vie sexuelle ultérieure de telle sorte qu’elle provoque sans cesse des agressions de ce genre. On devine aisément qu’au-delà du problème de la névrose, nous progressons par ce genre de vues vers la compréhension de la formation du caractère en général.

Les réactions négatives poursuivent le but opposé, qui est que rien ne soit remémoré ni rien répété des traumas oubliés. Nous pouvons les résumer sous la notion de réactions de défense. Elles s’expriment principalement dans les « évitements », qui peuvent s’aggraver jusqu’à être des inhibitions et des phobies. Ces réactions négatives elles aussi fournissent des contributions extrêmement importantes au marquage du caractère ; elles sont quant au fond tout aussi bien des fixations au trauma que leurs adversaires, simplement ce sont des fixations de tendance opposée. Les symptômes de la névrose, au sens plus étroit, sont des formations de compromis vers lesquelles convergent les deux types de quête13 induite par les traumas, en sorte que c’est tantôt la part de l’une des directions prises, tantôt la part de l’autre qui trouve en elles une expression prédominante. Cette contrariété des réactions produit des conflits auxquels en règle générale il ne peut être mis fin.

b) Tous ces phénomènes, les symptômes aussi bien que les restrictions du Moi et les modifications stabilisées du caractère, ont un caractère de contrainte, c’est-à-dire que dans le cas d’une grande intensité psychique ils révèlent une indépendance de grande ampleur par rapport à l’organisation des autres processus psychiques, qui sont conformés aux requêtes du monde extérieur réel, et obéissent aux lois de la pensée logique. Ils ne sont pas influencés, ou le sont insuffisamment, par la réalité extérieure, se soucient peu d’elle et de ce qui la représente dans le psychisme, si bien qu’ils entrent facilement en contradiction active avec ces deux instances. Ils sont en quelque sorte un État dans l’État, un parti inaccessible, inemployable à un quelconque travail commun, mais qui peut parvenir à prendre le dessus sur l’autre, ladite « normalité », et à la mettre de force à son service. Quand cela arrive, c’est alors la domination d’une réalité psychique intérieure sur la réalité du monde extérieur qui est atteinte : la voie est ouverte pour la psychose. Et même là où les choses ne vont pas si loin ׀182׀, on ne saurait surestimer la signification pratique de ces données. L’inhibition vitale et l’inaptitude à la vie des personnes sous l’emprise d’une névrose sont un facteur très important dans la société humaine, et on peut identifier ces symptômes comme l’expression directe de leur fixation à un pan précoce de leur passé.

Posons maintenant la question de ce qu’il en est de la latence, qui doit nous intéresser tout particulièrement dans la perspective de la question de l’analogie. Au trauma de l’enfance peut se rattacher immédiatement une bouffée névrotique, une névrose infantile, remplie par les tentatives de défense, avec formation de symptômes. Celle-ci peut durer assez longtemps, causer des troubles spectaculaires, mais également se dérouler de manière latente et ne pas être perçue. En règle générale c’est la défense qui garde le contrôle chez elle ; de toute façon, il subsiste des modifications du Moi, comparables aux formations cicatricielles. Il arrive seulement rarement que la névrose infantile se prolonge sans interruption dans la névrose de l’adulte. Il est largement plus fréquent qu’elle soit relayée par une période de développement apparemment dépourvue de troubles, processus soutenu et rendu possible par la survenue entre-temps de la période de latence physiologique. C’est seulement plus tard qu’intervient la mutation par laquelle la névrose définitive devient manifeste et ce, comme un effet différé du traumatisme. Cela se produit soit avec l’irruption de la puberté, soit quelque temps plus tard. Dans le premier cas, dès lors que les pulsions renforcées par la maturation physique reprennent désormais le combat au cours duquel elles avaient au début succombé aux défenses, dans le second cas, parce que les réactions et modifications du Moi produites lors des défenses s’avèrent maintenant être un obstacle au règlement des nouvelles tâches vitales, en sorte qu’on en arrive maintenant à de graves conflits entre les requêtes du monde extérieur réel et le Moi, qui veut préserver son organisation péniblement acquise dans le combat de défense. Le phénomène de latence de la névrose entre les premières réactions au trauma et l’irruption ultérieure de la maladie doit être reconnu comme un phénomène typique. On peut également considérer le déclenchement de cette maladie comme une tentative de guérison, comme ׀183׀ un effort visant à réconcilier avec les autres les parties du Moi disjointes par l’influence du trauma et à les réunir en une puissante totalité face au monde extérieur. Mais ce genre de tentative ne réussit que rarement si le travail analytique ne vient pas à la rescousse, et même dans ce cas elle ne réussit pas toujours et se termine assez fréquemment dans une dévastation et un éclatement complet du Moi ou dans son passage sous la coupe de la part précocement disjointe, dominée par le trauma.

Pour gagner la conviction du lecteur, il faudrait lui faire une communication détaillée de nombreuses biographies névrotiques. Mais l’ampleur et la difficulté du sujet sont telles que cela détruirait complètement le caractère de notre travail. Il se transformerait en traité sur la théorie de la névrose et même dans ce cas n’aurait d’effet vraisemblablement que sur une minorité de gens ayant choisi comme tâche existentielle l’étude et l’exercice de la psychanalyse. Comme je m’adresse ici à un public plus large, je ne peux rien faire d’autre que demander au lecteur d’accorder une certaine crédibilité provisoire aux propos tenus pour lui sous une forme abrégée dans les présentes lignes, accord du lecteur auquel je lie de mon côté une concession de l’auteur, savoir : qu’il n’a besoin d’accepter les conclusions auxquelles je le mène que lorsque les théories qui sont leurs présupposés s’avèrent justes.

Je peux malgré tout tenter de raconter un cas isolé qui permet d’identifier avec une particulière netteté un certain nombre des caractéristiques de la névrose déjà signalées. Il va de soi qu’on ne peut pas attendre d’un seul et unique cas qu’il montre tout, et il ne faudra pas être déçu s’il est très éloigné par son contenu de ce avec quoi nous cherchons l’analogie.

Le petit garçon qui, comme cela arrive si fréquemment dans les familles de la petite bourgeoisie, a partagé pendant les premières années de son existence la chambre à coucher avec ses parents, a eu l’occasion répétée, et même régulière, à l’âge où il atteignait à peine l’aptitude à la parole, d’observer les épisodes sexuels entre ses parents, de voir un certain nombre de choses et d’en entendre plus encore. ׀184׀ Dans la névrose qu’il développe par la suite, qui survient immédiatement après la première pollution spontanée, le premier symptôme, et le plus pesant, est la perturbation du sommeil. Il devient extraordinairement sensible aux bruits nocturnes et, une fois réveillé, ne parvient pas à retrouver le sommeil. Cette perturbation du sommeil était un vrai symptôme de compromis, d’un côté l’expression de sa défense contre toutes ces perceptions nocturnes évoquées ci-dessus, et d’autre part une tentative de restaurer l’état éveillé dans lequel il pouvait tendre l’oreille vers les impressions en question.

Éveillé précocement par ce genre d’observations à une virilité agressive, l’enfant a commencé à exciter son petit pénis avec la main et à entreprendre diverses agressions sexuelles sur sa mère, dans une identification avec le père, à la place de qui, ce faisant, il se mettait. La chose a continué jusqu’à ce qu’il finisse par se voir interdire par la mère de se toucher le membre, puis l’entende le menacer qu’elle allait le dire au père, et que pour le punir celui-ci lui enlèverait le membre coupable. Cette menace de castration a eu un effet traumatique extraordinairement fort sur le garçon. Il a laissé tomber son activité sexuelle et modifié son caractère. Au lieu de s’identifier au père, il l’a craint, a adopté une conduite passive face à lui, le provoquant par de mauvaises conduites occasionnelles à des châtiments corporels qui avaient pour lui une signification sexuelle, en sorte qu’il pouvait en cette circonstance s’identifier avec la mère maltraitée. Il s’est accroché à sa mère de façon de plus en plus angoissée, comme s’il ne pouvait se passer un seul instant de son amour, dans lequel il voyait la protection contre la castration menaçante du père. C’est dans cette modification du complexe d’Œdipe qu’il a passé le temps de latence, resté libre de perturbations spectaculaires. Il est devenu un enfant modèle, a bien réussi à l’école.

Nous avons poursuivi l’effet immédiat du trauma jusque-là et confirmé le fait objectif de la latence.

L’arrivée de la puberté a amené la névrose manifeste et a révélé son deuxième symptôme principal, l’impuissance sexuelle. Il avait perdu la sensibilité de son membre, n’essayait pas de le toucher ׀185׀, n’osait pas s’approcher d’une femme dans une perspective sexuelle. Son activité sexuelle est restée bornée à l’onanisme psychique avec des productions imaginaires sadomasochistes dans lesquelles on reconnaît aisément les prolongements14 de ces observations précoces du coït parental. La bouffée de virilité renforcée que la puberté induit a été employée à alimenter une haine furieuse du père et une attitude d’opposition envers lui. Ce rapport extrême au père, irréductible jusqu’à l’autodestruction, a été responsable aussi de son échec dans la vie et de ses conflits avec le monde extérieur. Dans sa profession il n’a pu être capable de rien de bon parce que c’était le père qui l’avait poussé de force à faire ce métier. Il ne s’est pas fait non plus d’amis, n’a jamais eu de bons rapports avec ses supérieurs.

Lorsque, toujours affligé de ces symptômes et incapacités, il a fini, après la mort du père, par trouver une femme, on a vu apparaître chez lui, comme un noyau de sa nature, des traits de caractère qui pour tous les êtres plus ou moins proches de lui faisaient de sa fréquentation un devoir difficile. Il a développé une personnalité absolument égoïste, despotique et brutale, pour qui c’était manifestement un besoin que d’opprimer et de vexer les autres. C’était la fidèle copie du père, telle que l’image de celui-ci s’était configurée dans son souvenir, une réactivation de l’identification au père dans laquelle en son temps le petit garçon s’était plongé pour des motifs sexuels. Nous reconnaissons dans cet élément le retour du refoulé, qu’avec les effets immédiats du trauma et le phénomène de latence, nous avons décrits parmi les traits essentiels d’une névrose.

Application

Traumatisme précoce – défense – latence – déclaration de la maladie névrotique – retour partiel du refoulé : telle est la formule que nous avons mise en place pour caractériser le développement d’une névrose. Le lecteur est invité maintenant à franchir le pas de l’hypothèse ׀186׀ que dans la vie de l’espèce humaine il s’est produit quelque chose de semblable à ce qui se passe dans la vie des individus. Et donc que là aussi il y a eu des événements15 à contenu sexuel-agressif, qui ont laissé des traces durables, mais qui le plus souvent, repoussés par les défenses, ont été oubliés, et plus tard, après une longue latence, ont fini par devenir actifs et ont produit des phénomènes semblables aux symptômes, pour ce qui est de la structure et de la visée16.

Nous croyons pouvoir deviner les événements et processus en question et voulons montrer qu’ils ont pour conséquences quasi symptomatiques les phénomènes religieux. Étant donné que depuis l’émergence de l’idée d’évolution on ne peut plus douter que le genre humain ait une préhistoire, et dès lors que celle-ci n’est pas connue, c’est-à-dire est oubliée, cette conclusion a presque le poids d’un postulat. Si d’aventure nous apprenons que les traumatismes efficients et oubliés se rapportent là comme ici à la vie au sein de la famille humaine, nous saluerons la chose comme un cadeau supplémentaire hautement désiré, non prévu, et non requis par les explications données jusqu’à présent.

J’ai exposé ces thèses voici déjà un quart de siècle dans mon livre Totem et Tabou (1912) et peux me contenter ici de les reprendre. La construction théorique part d’une indication de Charles Darwin et intègre une hypothèse d’Atkinson17. Elle professe qu’aux époques archaïques l’homme archaïque vivait en petites hordes, chacune étant placée sous la domination d’un mâle puissant. L’époque en question ne peut être indiquée, le rattachement aux phases géologiques que nous connaissons n’est pas encore réalisé et il est vraisemblable que cet être humain n’était pas encore allé très loin dans le développement du langage. Une pièce essentielle de cette construction est l’hypothèse que les destinées à décrire ont concerné tous les humains archaïques, et donc tous nos ancêtres.

L’histoire est racontée avec une magnifique condensation, comme si s’était produit une unique fois ce qui en réalité s’est déroulé sur des millénaires et fut répété d’innombrables fois dans cette longue période. Le mâle fort18 était le maître et le père de toute la horde, son pouvoir était illimité, et il en faisait violemment usage. ׀187׀ Tous les êtres de sexe féminin étaient sa propriété, à la fois les femmes et les filles de sa propre horde, et peut-être aussi celles qui avaient été enlevées dans les autres hordes. Les fils connaissaient un dur destin ; s’ils suscitaient la jalousie du père, ils étaient tués ou castrés ou chassés. Ils étaient astreints à vivre ensemble dans de petites collectivités et à se procurer des femmes en les enlevant, ce qui permettait alors à l’un ou l’autre de se hisser au niveau d’une position comparable à celle du père dans la horde originelle. Il s’ensuivit, pour des raisons naturelles, à l’avantage des plus jeunes fils une position d’exception : protégés par leur mère ils pouvaient tirer profit du vieillissement du père et le remplacer après sa disparition. On croit reconnaître dans les contes et les légendes des échos à la fois de l’expulsion des aînés et de la situation privilégiée des plus jeunes fils.

Le pas décisif qui est franchi ensuite pour modifier cette première sorte d’organisation sociale a sans doute été que les frères chassés de la horde et vivant en communauté se sont coalisés, ont pris le contrôle du père et l’ont mangé tout cru, conformément à la coutume de ces temps. Ce cannibalisme n’a rien de choquant, on en observe longtemps encore des rémanences avancées. Mais il est essentiel que nous attribuions à ces humains archaïques les mêmes dispositions affectives que celles dont nous pouvons constater l’existence chez les primitifs actuels, entendons, chez nos enfants, par la recherche analytique. C’est-à-dire que non seulement ils haïssaient et craignaient leur père, mais aussi qu’ils le vénéraient comme leur modèle et qu’en réalité chacun voulait s’installer à sa place. L’acte cannibale s’explique dès lors rationnellement comme tentative de s’assurer l’identification avec lui par l’incorporation d’un morceau de sa personne.

Il faut supposer qu’après le parricide il s’est écoulé un temps assez long pendant lequel les frères se sont querellés au sujet de l’héritage paternel, que chacun voulait récolter pour lui seul. Puis l’intelligence des dangers et de l’insuccès de ces luttes, le souvenir de l’acte libérateur accompli en commun et l’attachement affectif les liant les uns aux autres, qui était apparu pendant les périodes de mise à l’écart, ont abouti à ce qu’il y ait un accord entre eux, une sorte de contrat social. ׀188׀ Est alors née la première forme d’organisation sociale avec renoncement aux pulsions, reconnaissance d’obligations mutuelles, instauration d’institutions précises, déclarées infrangibles (sacrées), les débuts par conséquent de la morale et du droit. Chaque individu renonçait à l’idéal d’acquérir pour lui-même la position paternelle, à posséder la mère et les sœurs. Ainsi furent mis en place le tabou de l’inceste et le commandement exogamique. Une bonne partie de la puissance absolue libérée par l’élimination du père est passée aux femmes : ce fut alors l’époque du matriarcat. Le souvenir du père a continué à vivre pendant cette période de la « ligue des frères ». On a trouvé en remplacement du père un animal fort, qui peut-être avait toujours été d’abord un animal redouté. Ce choix peut nous sembler déconcertant, mais l’abîme que l’homme a fabriqué ultérieurement entre lui et l’animal n’existait pas pour le primitif et n’existe pas davantage chez nos enfants, dont nous avons pu comprendre les phobies des animaux comme des manifestations de la peur du père. Dans le rapport à l’animal totémique la dualité primitive (ambivalence) de la relation sentimentale au père était entièrement conservée. On voyait d’un côté dans le totem l’ancêtre incarné et l’esprit protecteur du clan, il fallait le vénérer et l’épargner, et d’un autre côté on instaurait un jour de fête où on lui réservait le sort qui avait été celui du père primitif. Il était tué et consommé en commun par la communauté des commensaux (repas totémique selon Robertson Smith19). Ce grand jour de fête était en réalité une célébration triomphale de la victoire sur le père des fils unis par une alliance.

Qu’en est-il dès lors, dans ce contexte, de la religion ? Je pense que nous sommes parfaitement en droit d’identifier dans le totémisme avec son adoration d’un ersatz de père, avec l’ambivalence attestée par le repas totémique, avec l’instauration de célébrations commémoratives, d’interdits dont le non-respect est puni de mort – que nous sommes en droit, dis-je, d’identifier dans le totémisme la première forme d’apparition de la religion dans l’histoire humaine et d’établir son lien persistant depuis le début avec des configurations sociales et des obligations morales. ׀189׀ Nous ne pouvons traiter ici des développements ultérieurs de la religion que dans une vue d’ensemble très abrégée. Ils sont sans doute parallèles aux progrès culturels de l’espèce humaine et aux modifications qui se produisent dans la structure20 des collectivités humaines.

Le premier progrès consécutif au totémisme est l’humanisation de l’être vénéré. Des dieux humains viennent prendre la place des animaux, et leur origine totémique n’est pas dissimulée. Soit le dieu est encore figuré sous une forme animale, ou du moins avec un visage animal, soit le totem devient l’accompagnateur préféré du dieu, inséparable de lui, soit la légende fait tuer par le dieu cet animal qui n’était à vrai dire que son stade antérieur. À un moment de ce développement qu’il n’est pas facile de préciser interviennent de grandes divinités maternelles, vraisemblablement encore avant les dieux masculins, qui se maintiennent ensuite longtemps à côté de ces derniers. Entre-temps un grand bouleversement social s’est accompli. Le droit matriarcal a été relayé par un ordre patriarcal restauré. Certes les nouveaux pères n’ont pas atteint à la toute-puissance qui était celle du père originel, ils étaient en grand nombre, vivant les uns avec les autres dans des associations plus vastes que ce qu’avait été la horde ; il fallait qu’ils s’entendent bien les uns avec les autres, ils étaient toujours assignés aux limites des clauses sociales. Il est probable que les divinités maternelles ont vu le jour à l’époque de la restriction du pouvoir matriarcal, en dédommagement du recul imposé aux mères. Les divinités masculines se présentent d’abord comme des fils aux côtés des grandes figures maternelles, c’est seulement par la suite qu’ils adoptent nettement les traits de figures paternelles. Ces dieux masculins du polythéisme reflètent les rapports et conditions de l’époque patriarcale. Ils sont en très grand nombre, se limitent mutuellement, à l’occasion se subordonnent à un dieu principal qui leur est supérieur. Mais le pas suivant nous amène au sujet qui nous occupe, au retour du dieu-père Un, unique et régnant sans aucune contrainte.

Il faut bien reconnaître que ce panorama historique comporte des lacunes et que sur bien des points il est conjecturel. Mais ceux qui ׀190׀ voudraient déclarer que la reconstruction que nous esquissons de l’histoire primitive est pure fantasmagorie négligeraient gravement la richesse et la force démonstratrice du matériau qui y a été intégré. De vastes pans du passé, mis ici bout à bout pour composer un ensemble, sont historiquement attestés, le totémisme, les alliances masculines. D’autres éléments se sont conservés dans d’excellentes répliques. Il est arrivé plus d’une fois qu’un auteur soit frappé par la fidélité avec laquelle le rite de la communion chrétienne, dans lequel le croyant s’incorpore sous forme symbolique le sang et la chair de son dieu, répète le sens et le contenu de l’ancien banquet totémique. D’innombrables vestiges de l’époque archaïque oubliée sont conservés dans les contes et légendes des peuples, et l’étude analytique de la vie psychique des enfants a fourni avec une prodigalité inattendue toute une matière permettant de combler les lacunes de notre connaissance des époques archaïques. Comme éléments contribuant à bien faire comprendre le rapport au père, qui est tellement important, il me suffira de mentionner les phobies animales, la peur si étrange pour nous d’être dévoré par le père et la prodigieuse intensité de l’angoisse de castration. Il n’y a rien dans notre construction qui soit inventé à partir de rien, qui ne puisse s’appuyer sur de bonnes bases.

Si l’on accepte notre présentation de l’histoire archaïque et si on l’estime dans l’ensemble crédible, on identifiera alors dans les doctrines et les rites religieux deux sortes d’éléments : d’un côté des fixations à l’histoire familiale archaïque et à des vestiges de celle-ci, de l’autre des reconstructions du passé, des retours, après de longs intervalles, de ce qui a été oublié. Cette dernière composante, négligée jusqu’à présent et par conséquent incomprise, est celle qui doit ici être mise en évidence à l’aide au moins d’un exemple impressionnant.

Il mérite d’être souligné tout particulièrement que chacune des pièces faisant retour et sortant de l’oubli s’impose avec une puissance particulière, exerce une influence incomparablement forte sur les masses humaines et élève une irrésistible prétention à la vérité, face à laquelle l’objection logique demeure impuissante. Sur le mode du credo quia absurdum. Ce caractère étonnant ne peut se comprendre que selon le modèle du délire21 des psychotiques. Nous avons compris depuis longtemps ׀191׀ que dans l’idée délirante se cache un pan de vérité oubliée, qui lors de son retour a dû tolérer des défigurations et des contre-sens, et que la conviction irrépressible qui se construit pour le délire procède de ce noyau de vérité et se répand sur le voile d’erreur qui l’entoure. Nous devons concéder un pareil contenu de vérité qu’il faut bien dire historique aux articles de foi des religions qui certes portent en eux-mêmes le caractère de symptômes psychotiques, mais qui en tant que phénomènes de masse sont soustraits à la malédiction de l’isolement.

Aucune autre pièce de l’histoire des religions n’est devenue aussi transparente pour nous que l’instauration du monothéisme dans le judaïsme et son prolongement dans le christianisme, si nous laissons de côté le développement tout aussi continûment compréhensible qui va du totem animal au dieu humain flanqué de son habituel acolyte. (Chacun des quatre évangélistes chrétiens a encore son animal favori.) Si nous posons dans un premier temps22 comme facteur déclenchant de l’émergence de l’idée monothéiste la domination pharaonique sur le monde, ce que nous constatons c’est que cette idée, arrachée à son sol et transférée sur un autre peuple, s’empare de ce même peuple après une longue période de latence, est gardée et protégée par lui comme le bien le plus précieux qu’il possède, et maintient elle-même de son côté ce même peuple en vie en lui faisant cadeau de la fierté d’être le peuple élu. C’est la religion du père originel, à laquelle se rattache l’espérance de récompense, de distinction, et pour finir, de domination universelle. Ce dernier fantasme23, abandonné depuis longtemps par le peuple juif, se survit encore aujourd’hui chez les ennemis de ce peuple dans la croyance en une conjuration des « Sages de Sion24 ». Nous nous réservons d’exposer dans une section ultérieure l’effet que les caractéristiques particulières de la religion monothéiste empruntée à l’Égypte ont nécessairement exercé sur le peuple juif et comment elles ont forgé son caractère dans la durée par le rejet de la magie et de la mystique, l’incitation à faire des progrès dans la spiritualité, l’invitation à des sublimations, comment le peuple, inspiré par la possession de la vérité, submergé par la conscience d’avoir été élu, est parvenu ׀192׀ à cette haute estime de tout ce qui est intellectuel et à l’accent mis sur la dimension éthique, et comment les tristes destinées, les déceptions que ce peuple a connues dans la réalité ont pu renforcer toutes ces tendances. Pour l’instant nous allons poursuivre le développement dans une autre direction.

La réinstallation du père originel dans ses droits historiques était un grand progrès, mais ça ne pouvait pas s’arrêter là. Les autres éléments de la tragédie historique poussaient de leur côté pour obtenir d’être reconnus. Ce qui a mis en route ce processus n’est guère facile à deviner. Il semble qu’un sentiment de culpabilité croissant se soit emparé du peuple juif, voire de la totalité du monde culturel de l’époque, comme signe avant-coureur du retour du contenu refoulé. Et cela jusqu’à ce qu’un individu issu de ce peuple juif trouve en justifiant un agitateur politico-religieux l’occasion qui permit à une nouvelle religion, la religion chrétienne, de se détacher du judaïsme. Paul, un Juif romain de Tarse, s’empara de ce sentiment de culpabilité et le ramena correctement à la source de son origine dans l’histoire primitive. Il lui donna le nom de « péché originel25 ». Il s’agissait d’un crime contre Dieu, qui ne pouvait être racheté que par la mort. Avec le péché originel, la mort était venue au monde. En réalité, ce crime passible de mort avait été le meurtre du père primitif qu’on avait déifié plus tard. Mais on ne rappelait pas l’assassinat, on imaginait à sa place son expiation, ce qui explique que cette production imaginaire put être saluée comme le message (Evangelium26) annonçant la rédemption. Un fils de Dieu s’était laissé tuer tout en étant innocent et avait ce faisant pris sur lui la faute de tous. Il fallait que ce soit un fils, puisque c’était le père qui avait été assassiné. Il est vraisemblable que certaines traditions des mystères orientaux et grecs avaient acquis de l’influence sur la construction du scénario imaginaire de la rédemption. Il semble que ce qu’il y a d’essentiel dans cette scène imaginaire ait été la contribution propre de Paul. C’était, au sens le plus spécifique du terme, un homme religieux ; les traces obscures du passé demeuraient aux aguets dans son âme, prêtes à percer vers des régions plus conscientes.

Dire que le rédempteur s’était sacrifié sans avoir commis de faute était une défiguration manifestement tendancieuse ׀193׀, qui créait des difficultés pour la compréhension logique. Comment se pouvait-il en effet qu’une personne innocente de l’assassinat prenne sur elle la faute des meurtriers, en se faisant elle-même mettre à mort ? Ce genre de contradiction n’existait pas dans la réalité historique. Le « rédempteur » ne pouvait être autre que le principal coupable, le chef de la bande de frères qui avaient mis le père hors combat. Quant à savoir maintenant si ce chef rebelle, ce meneur, a existé, il faudra bien selon moi laisser la question non tranchée. La chose est tout à fait possible, mais il faut prendre aussi en considération le fait que chacun des individus composant la bande des frères avait certainement le désir de commettre l’acte pour lui tout seul et de se procurer ainsi une position exceptionnelle et un substitut de l’identification au père qu’il fallait abandonner, qui disparaissait dans la collectivité. S’il n’y eut pas de chef de ce genre, le Christ est l’héritier d’un fantasme27 non assouvi, et s’il en a existé un, il est son successeur et sa réincarnation. Mais peu importe qu’on ait affaire ici à une production imaginaire ou au retour d’une réalité oubliée, dans tous les cas c’est à cet emplacement qu’il faut trouver l’origine de la représentation du héros, du personnage héroïque qui effectivement se soulève toujours contre le père et le tue sous une forme quelconqueIX. C’est là qu’il faut situer aussi le fondement véritable de la « faute tragique » du héros dans le drame, qui sinon est difficile à mettre en évidence. Il ne fait guère de doute que le héros et le chœur dans le drame grec figurent ce même héros rebelle et la bande des frères, et il n’est pas sans signification qu’au Moyen Âge le théâtre recommence à neuf par la représentation scénique de l’histoire de la Passion.

Nous avons déjà dit que la cérémonie chrétienne de la sainte communion, au cours de laquelle le croyant s’incorpore le sang et la chair du Sauveur, répète le contenu de l’ancien banquet totémique, uniquement il est vrai en son sens affectueux, exprimant la vénération, et non en son sens agressif. ׀194׀ Toutefois, l’ambivalence qui domine le rapport au père s’est manifestée clairement dans le résultat final du renouvellement religieux. Destiné en théorie à la réconciliation avec le dieu paternel, elle a abouti à son détrônement et à son élimination. Le judaïsme avait été une religion du père, le christianisme est devenu religion du fils. L’ancien père divin est passé derrière le Christ, Christ le fils a pris sa place, exactement comme chaque fils dans la période primitive l’avait ardemment désiré. Paul, qui était le continuateur du judaïsme, est devenu aussi son destructeur. Il a certainement dû en première ligne son succès au fait que par l’idée de rédemption il conjurait le sentiment de culpabilité de l’humanité, mais outre cela aussi à la circonstance supplémentaire qu’il abandonnait le caractère élu de son peuple et l’indice visible de cette élection, la circoncision, en sorte que la nouvelle religion pouvait devenir une religion universelle, englobant tous les êtres humains. Même s’il n’est pas impossible que dans ce pas franchi par Paul sa quête maladive de vengeance personnelle ait eu sa part, en raison de la contradiction que cette innovation rencontrait dans les cercles juifs, il n’empêche qu’ainsi était restauré un caractère de l’ancienne religion d’Aton, qu’était aboli un confinement qu’elle avait acquis dans le passage à un nouveau porteur, au peuple juif.

À bien des égards, la nouvelle religion signifiait une régression culturelle par rapport à la religion plus ancienne, le judaïsme, comme c’est régulièrement le cas lorsque de nouvelles masses humaines de niveau inférieur y font irruption ou y sont admises. La religion chrétienne n’a pas gardé le haut degré de spiritualisation auquel le judaïsme s’était élevé. Elle n’était plus strictement monothéiste, elle a repris aux peuples environnants de nombreux rites symboliques, a restauré la grande divinité maternelle et trouvé de la place pour héberger, sous un voile transparent, de nombreuses figures divines du polythéisme, installées il est vrai dans des positions subalternes. Et surtout, elle ne s’est pas fermée, comme la religion d’Aton et comme la religion mosaïque qui lui a succédé, à la pénétration d’éléments superstitieux, magiques et mystiques, qui devaient constituer un frein sévère au développement spirituel des deux millénaires suivants.

׀195׀ Le triomphe du christianisme était une victoire renouvelée des prêtres d’Ammon sur le dieu d’Akhenaton après un intervalle d’un millénaire et demi et sur une scène élargie. Et pourtant, du point de vue de l’histoire des religions, c’est-à-dire, en rapport avec le retour du refoulé, le christianisme était un progrès, la religion juive, à partir de là, étant dans une certaine mesure un fossile.

Il vaudrait la peine de comprendre comment il s’est fait que l’idée monothéiste ait pu faire précisément sur le peuple juif une impression aussi forte et être fermement maintenue par lui de manière aussi coriace. Je crois qu’on peut répondre à cette question. Le destin avait rapproché du peuple juif le grand fait d’armes et grand méfait à la fois des temps primitifs, le fait d’avoir tué le père, en poussant ce peuple à le répéter sur la personne de Moïse, éminente figure de père. C’était un cas de « passage à l’acte » plutôt que de souvenir, tel qu’il s’en produit si fréquemment au cours du travail analytique sur le névrosé. Mais à l’incitation au souvenir que la doctrine de Moïse leur apportait, les Juifs ont réagi par la dénégation de leur action, en sont restés à la reconnaissance du Père avec un grand P, et se sont ainsi barré l’accès au lieu où plus tard Paul devait raccrocher la continuation de l’histoire primitive. Il n’est guère indifférent ou contingent que la mise à mort violente d’un autre grand homme ait été aussi le point de départ de la re-création religieuse de Paul. Savoir, d’un homme qu’un petit nombre d’adeptes tenaient en Judée pour le fils de Dieu et le Messie annoncé, sur qui également, par la suite, s’est transférée une partie de l’histoire d’enfance poétiquement attribuée à Moïse, mais dont nous ne savons en réalité guère plus de choses sûres que de Moïse lui-même, dont nous ne savons pas s’il fut réellement le grand éducateur décrit par les Évangiles, ou si au contraire ce ne sont pas le fait objectif et les circonstances de sa mort qui furent décisifs pour l’importance prise par sa personne. Paul, qui devint son apôtre, ne l’a lui-même pas connu.

La mise à mort de Moïse par son propre peuple juifX, identifiée par Sellin sur la base des traces qu’elle a laissées dans la tradition, bizarrement adoptée aussi sans aucune preuve par le jeune Goethe, ׀196׀ devient ainsi une pièce indispensable de notre construction, un maillon important reliant l’événement oublié de l’époque primitive et sa réémergence tardive sous la forme des religions monothéistesXI. C’est une hypothèse séduisante de se dire que c’est le remords causé par le meurtre de Moïse qui a impulsé le fantasme d’un Messie censé revenir et apporter à son peuple la rédemption et la domination universelle promises. Si Moïse était ce premier Messie, le Christ est devenu son remplaçant et successeur, et Paul a pu lui aussi clamer aux peuples avec une certaine justification historique : « Voyez, le Messie est vraiment venu, et il a été assassiné sous vos yeux. » Il y a dès lors aussi une part de vérité historique dans la résurrection du Christ, car il était bien le Moïse ressuscité et, derrière lui, le père originaire de la horde primitive, revenu, transfiguré et passé en tant que fils à la place du père.

Le pauvre peuple juif qui a persévéré avec sa ténacité habituelle dans le déni du meurtre du père a payé lourdement pour celui-ci au cours des temps. On n’a cessé de lui brandir le reproche : vous avez tué notre Dieu. Et ce reproche est justifié, si on le traduit bien. Il dit alors, une fois référé à l’histoire des religions : vous ne voulez pas avouer que vous avez assassiné Dieu (la figure primitive de Dieu, le père originaire, et ses réincarnations ultérieures). Il faudrait un ajout disant : certes, nous avons fait la même chose, mais nous l’avons reconnu, et depuis nous avons expié. Tous les reproches par lesquels l’antisémitisme persécute les descendants du peuple juif ne peuvent pas se réclamer de pareille justification. Un phénomène de l’intensité et de la durée de la haine des Juifs chez les peuples doit naturellement avoir plus d’une seule raison. On peut en deviner toute une série, dont plusieurs, visiblement dérivées de la réalité, n’ont pas besoin d’être interprétées, ׀197׀ et dont d’autres situées plus profondément, proviennent de sources secrètes, qu’on voudrait reconnaître comme étant les motifs spécifiques. Parmi les premières, le reproche de ne pas être du pays est sans doute le plus caduc, car dans de nombreux lieux aujourd’hui dominés par l’antisémitisme les Juifs appartiennent aux composantes les plus anciennes de la population, ou même ont été sur place plus tôt que les habitants actuels. Ceci vaut par exemple pour la ville de Cologne, où les Juifs sont arrivés avec les Romains, avant qu’elle soit occupée par des Germains. D’autres raisons avancées de la haine des Juifs sont plus fortes, ainsi le fait circonstanciel qu’ils vivent le plus souvent comme des minorités chez d’autres peuples, car le sentiment communautaire des masses a besoin pour sa complétude de l’hostilité à l’égard d’une minorité extérieure, et la faiblesse numérique de ces exclus invite à leur oppression. Mais il y a deux autres particularités propres aux Juifs qui sont totalement impardonnables. Premièrement le fait qu’à bien des égards ils soient différents de leurs « peuples-hôtes ». Non pas fondamentalement différents, car ce ne sont pas des Asiates de race étrangère, comme le prétendent leurs ennemis, mais ils sont composés pour la plupart de restes des peuples méditerranéens et ont hérité de la culture des pays riverains de Mare Nostrum. Cela étant, ils sont quand même différents, souvent indéfinissablement différents, a fortiori des peuples du Nord et l’intolérance des masses s’exprime bizarrement plus fortement contre des différences minimes que contre des différences fondamentales. Quant à l’effet du second point, il est plus fort encore, savoir, que les Juifs défient toutes les oppressions, que les persécutions les plus cruelles ne sont pas parvenues à les exterminer, et même qu’ils manifestent au contraire précisément une aptitude à prendre toute leur place dans les activités du négoce et de l’industrie, et quand on les accepte, à fournir de précieuses contributions à toutes les prestations de nature culturelle.

Les motivations plus profondes de la haine des Juifs s’enracinent dans des époques passées depuis longtemps, elles agissent à partir de l’inconscient des peuples, et je ne serais pas surpris qu’elles apparaissent d’abord comme non crédibles. J’ose affirmer que la jalousie à l’égard du peuple qui s’est prétendu le premier-né, l’enfant préféré de Dieu le père, n’est pas encore dépassée aujourd’hui chez les autres peuples, comme s’ils avaient accordé du crédit à cette prétention. ׀198׀ En outre, parmi les coutumes par lesquelles les Juifs se distinguaient des autres, celle de la circoncision a fait une impression déplaisante, inquiétante, qui s’explique sans doute par le rappel de la castration redoutée, touchant ainsi à un pan volontiers oublié du passé des temps primitifs. Vient enfin la motivation la plus tardive de cette série : qu’on ne devrait pas oublier que tous ces peuples qui se signalent aujourd’hui par la haine des Juifs ne sont devenus chrétiens qu’à des époques historiques tardives, y ont souvent été poussés par une contrainte sanglante. On pourrait dire que tous sont « mal baptisés », que sous un mince badigeon de christianisme ils sont restés ce qu’étaient leurs ancêtres, les adeptes d’un polythéisme barbare. Ils n’ont pas surmonté leur rancune à l’égard de la nouvelle religion qui leur a été imposée de force, mais ils l’ont déplacée vers la source depuis laquelle le christianisme leur est parvenu. Le fait que les Evangiles racontent une histoire qui se passe parmi les Juifs et à dire vrai ne traite que de Juifs, leur a facilité ce genre de déplacement. Leur haine des Juifs est quant au fond une haine du christianisme, et il n’y a pas lieu de s’étonner que dans la révolution national-socialiste allemande cette relation intime des deux religions monothéistes trouve une expression aussi claire dans le traitement hostile de l’une comme de l’autre28.

E

Difficultés

Nous avons peut-être réussi dans tout ce qui précède à établir complètement l’analogie entre les processus névrotiques et ce qui se passe sur le plan religieux, renvoyant ainsi à l’origine insoupçonnée de ces derniers. Dans ce transfert de la psychologie individuelle à la psychologie de masse deux difficultés se présentent, de nature et d’intérêt différents, auxquelles nous devons maintenant consacrer notre attention. ׀199׀ La première, c’est que nous n’avons traité ici que d’un seul cas de la très prodigue phénoménologie des religions, sans jeter aucune lumière sur les autres. L’auteur doit avouer à son grand regret qu’il ne peut donner plus que cet unique échantillon, que son savoir spécialisé ne suffit pas pour compléter l’enquête. Il peut encore ajouter, par exemple, partant de ses connaissances limitées, que le cas de la fondation de la religion musulmane lui apparaît comme une répétition en abrégé de celle de la religion juive, dont elle s’est présentée comme une imitation. Il semble bien que le Prophète ait eu à l’origine l’intention d’adopter entièrement le judaïsme pour lui-même et pour son peuple. La reconquête du grand ancêtre paternel unique a produit chez les Arabes une extraordinaire élévation de la confiance en soi29, qui a conduit à de grandes réussites dans le monde profane, mais s’y est aussi épuisée. Allah s’est montré bien plus reconnaissant envers son peuple élu que Jahvé en son temps envers les siens. Mais le développement interne de la nouvelle religion s’est bientôt figé, peut-être parce qu’il lui manquait cet approfondissement qu’avait causé dans le cas des Juifs le meurtre du fondateur de la religion. Les religions apparemment rationalistes de l’Orient sont quant à leur noyau un culte des ancêtres, elles s’arrêtent donc aussi à un stade précoce de la reconstruction du passé. S’il est exact que chez certains peuples primitifs de l’époque actuelle on trouve comme seul et unique contenu de leur religion la reconnaissance d’un être suprême, on ne peut concevoir cela que comme un étiolement du développement de la religion et mettre la chose en relation avec les innombrables cas de névrose rudimentaire qu’on constate dans l’autre domaine que nous évoquions. Quant à savoir pourquoi ici comme là on n’est pas allé plus loin, nous n’avons pas le moyen de le comprendre dans les deux cas. On ne peut pas ne pas songer à en rendre responsable le talent individuel de ces peuples, l’orientation prise par leurs activités et par leurs situations sociales générales. C’est d’ailleurs une bonne règle du travail analytique que de se contenter de l’explication de ce qui existe et de ne pas chercher à expliquer ce qui ne s’est pas réellement produit.

׀200׀ La deuxième difficulté avec ce transfert à la psychologie de masse est bien plus importante, parce qu’elle pose un problème nouveau de nature principielle. La question se pose de savoir sous quelle forme la tradition efficiente est présente dans la vie des peuples, question qui n’existe pas s’agissant de l’individu, car dans ce cas elle est réglée par l’existence des traces mnésiques du passé dans l’inconscient. Revenons à notre exemple historique. Nous avons fondé le compromis de Qadès sur la perpétuation d’une tradition puissante chez ceux qui étaient rentrés d’Égypte. Ce cas ne recèle aucun problème. D’après notre hypothèse ce genre de tradition s’appuyait sur un souvenir conscient d’informations orales que ceux qui vivaient alors avaient reçues de leurs prédécesseurs, deux ou trois générations seulement auparavant, et ceux-ci avaient été des acteurs ou des témoins oculaires des événements concernés. Mais pouvons-nous croire la même chose s’agissant des siècles ultérieurs, savoir, que la tradition avait toujours pour base un savoir communiqué de manière normale, transmis par l’aïeul au petit-fils ? On ne peut plus comme dans le cas précédent indiquer quelles étaient les personnes qui conservaient ce savoir et assuraient oralement sa reproduction. Pour Sellin la tradition du meurtre de Moïse a toujours été présente dans les cercles des prêtres, jusqu’au jour où finalement elle a trouvé son expression écrite, laquelle seule à permis à Sellin de la deviner. Mais elle n’a pu être connue que d’un petit nombre, elle n’était pas le bien commun. Et cela suffit-il pour expliquer son effet ? Peut-on imputer à ce savoir de quelques-uns le pouvoir de captiver les masses si durablement quand elles finissent par en prendre connaissance ? Il semble plutôt, malgré tout, qu’il doit exister aussi dans la masse ignorante quelque chose de plus ou moins apparenté au savoir du petit nombre qui, quand ce quelque chose est énoncé, lui fait bon accueil.

Il est encore plus difficile de porter un jugement quand nous nous tournons vers le cas analogue des temps primitifs. Au cours des millénaires on a très certainement oublié qu’il y avait eu un père primitif nanti des qualités connues et quel destin l’avait touché. ׀201׀ Et on ne peut pas non plus supposer l’existence d’une tradition orale de la chose comme dans le cas de Moïse. En quel sens une tradition peut-elle donc être prise en compte ? Sous quelle forme peut-elle avoir existé ?

Pour rendre les choses plus faciles aux lecteurs qui n’en ont pas envie ou ne sont pas préparés à se plonger dans une réalité psychologique compliquée, je commencerai par exposer le résultat de l’étude qui suit. Je suis d’avis que l’accord entre l’individu et la masse est sur ce point presque parfait, et que dans les masses aussi l’impression du passé demeure conservée dans des traces mnésiques inconscientes.

Pour ce qui concerne l’individu nous croyons voir clair. La trace mnésique du vécu précoce est restée conservée en lui, simplement, c’est au sein d’un état psychologique particulier. On peut dire que l’individu l’a toujours su, mais de la même manière qu’on sait ce qu’il en est du refoulé. Nous nous sommes formés là certaines représentations, aisément consolidables par l’analyse, de la façon dont quelque chose peut être oublié et, après un certain laps de temps, refaire surface. L’oublié n’est pas effacé, mais seulement « refoulé », ses traces mnésiques sont présentes avec toute leur fraîcheur, mais isolées par des « contre-investissements ». Elles ne peuvent pas entrer en commerce avec les autres processus intellectuels, sont inconscientes, inaccessibles à la conscience. Il se peut aussi que certaines portions du refoulé se soient abstraites du processus, demeurent accessibles au souvenir, à l’occasion émergent dans la conscience, mais même dans ce cas elles sont isolées, privées comme des corps étrangers de toute corrélation avec l’autre élément. Il peut en être ainsi, mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi, le refoulement peut aussi être complet et c’est à ce dernier cas que nous allons demeurer attachés dans ce qui suit.

Ce refoulé conserve son impulsion première, son évertuement à parvenir à la conscience. Il atteint son but à trois conditions : 1) si la force du contre-investissement est abaissée par des processus pathologiques qui affectent l’autre secteur, ce qu’on appelle le Moi, ou par une autre répartition des énergies d’investissement au sein de ce Moi, comme cela se produit ׀202׀ régulièrement dans le sommeil ; 2) si les parts pulsionnelles attachées au refoulé bénéficient d’un renforcement particulier, ce dont les processus qui interviennent pendant la puberté fournissent le meilleur exemple ; 3) si dans le vécu récent, à un moment quelconque, interviennent des impressions, des expériences qui ressemblent tellement au refoulé qu’elles sont capables de le réveiller. Le récent se renforce alors de l’énergie latente du refoulé et le refoulé entre en jeu de manière effective derrière le récent et avec son aide. Dans aucun de ces trois cas ce qui a été refoulé jusqu’à présent ne parvient jamais à la conscience tout cru, sans modification, il faut toujours au contraire que ce refoulé concède des défigurations qui attestent de l’influence de la résistance incomplètement surmontée en provenance du contre-investissement, ou de l’influence modificatrice de l’épisode vécu récent, ou encore des deux.

Nous nous sommes servis comme repère caractéristique et comme point d’appui pour nous orienter de la distinction entre le cas où un processus psychique est conscient, et le cas où il est inconscient. Le refoulé est inconscient. Or ce serait une simplification réjouissante si cette proposition autorisait qu’on la retourne dans l’autre sens, si donc la différence des qualités conscient (cs) et inconscient (incs) coïncidait avec la scission entre : ressortissant au Moi et refoulé. Le fait qu’il y ait dans notre vie psychique ce genre de choses isolées et inconscientes serait assez nouveau et important. En réalité, c’est un peu plus compliqué que ça. Il est exact que tout refoulé est inconscient, mais il n’est plus exact que tout ce qui ressortit au Moi soit conscient. Notre attention est attirée sur le fait que la conscience est une qualité fugitive, qui ne s’attache que provisoirement à un processus psychique. Il faut donc pour ce que nous visons que nous remplacions « conscient » par « susceptible de conscience », et à cette dernière qualité nous donnons le nom de « préconscient » (prcs). Nous dirons alors, de façon plus exacte : le Moi est essentiellement préconscient (virtuellement conscient), mais certaines parts du Moi sont inconscientes.

Cette dernière constatation nous enseigne que les qualités auxquelles nous nous sommes tenus jusqu’à présent ne suffisent pas pour nous orienter dans l’obscurité de la vie psychique. Il nous faut introduire une autre distinction, qui n’est plus qualitative, mais topique et – ce qui ׀203׀ lui confère une certaine valeur – génétique en même temps. Nous mettons donc à part dans notre vie psychique, que nous concevons comme un appareil composé de plusieurs instances, districts et provinces, d’un côté une région que nous appelons le Moi proprement dit, et d’autre part une autre région, que nous nommons le Ça30. Le Ça est ce qu’il y a de plus ancien. En subissant l’influence du monde extérieur le Moi s’est développé à partir de lui comme une couche d’écorce. Dans le Ça ce sont nos pulsions originelles qui attaquent, tous les processus au sein du Ça se déroulent inconsciemment. Le Moi coïncide, comme nous l’avons déjà mentionné, avec le domaine du préconscient, il contient des parts qui normalement demeurent inconscientes. Pour les processus psychiques dans le Ça, d’autres lois de déroulement et d’influence mutuelle sont en vigueur que celles qui dominent dans le Moi. En réalité c’est bien la découverte de ces différences qui nous a mené à notre nouvelle conception et qui la justifie.

Le refoulé doit être imputé au Ça et il est également soumis aux mécanismes de celui-ci, il ne se dissocie de lui que pour ce qui est de la genèse. La différenciation s’accomplit dans la phase précoce, pendant que le Moi se développe à partir du Ça. Une partie des contenus du Ça est alors accueillie par le Moi et élevée à l’état préconscient, une autre partie n’est pas touchée par cette traduction et reste dans le Ça comme le véritable inconscient. Mais dans le cours ultérieur de la formation du Moi certaines impressions et certains processus psychiques au sein du Moi sont exclus par un processus de défense ; le caractère préconscient leur est retiré, en sorte qu’ils se sont retrouvés de nouveau abaissés au rang de composantes du Ça. C’est donc cela qui est le « refoulé » dans le Ça. En ce qui concerne le commerce entre les deux provinces psychiques, nous admettons donc que d’un côté le processus inconscient dans le Ça est élevé au niveau du préconscient et incorporé au Moi, et que par ailleurs du préconscient dans le Moi peut faire le chemin inverse et être rétrogradé dans le Ça. Demeure extérieur à notre intérêt pour l’instant le fait que par la suite un district particulier se détache dans le Moi, celui du « Sur-Moi ».

׀204׀ Tout ceci peut sembler à cent lieues du simple, mais quant on s’est familiarisé31 avec cette conception spatiale inhabituelle de l’appareil psychique, cela ne peut pas malgré tout présenter de difficultés particulières pour la représentation. J’ajouterai encore cette remarque que la topique psychique développée ici n’a rien à voir avec l’anatomie du cerveau, qu’elle ne l’effleure à proprement parler qu’en un seul endroit. Ce qui est insatisfaisant dans cette représentation, et que je perçois aussi nettement que tout un chacun, vient de notre ignorance complète de la nature dynamique des processus psychiques. Nous nous disons que ce qui distingue une représentation consciente d’une représentation préconsciente, et celle-ci d’une inconsciente, ne peut être autre chose qu’une modification, peut-être aussi une autre répartition de l’énergie psychique. Nous parlons d’investissements et de sur-investissements, mais au-delà de cela toute connaissance nous fait défaut et il nous manque même le moindre commencement d’hypothèse de travail utilisable. Quant au phénomène de la conscience, nous pouvons encore ajouter qu’il est lié, à l’origine, à la perception. Ce sont toutes les sensations qui naissent de la perception de stimuli douloureux, tactiles, auditifs ou visuels, qui sont le plus tôt conscientes. Les processus de pensée, et tout ce qui peut leur être analogue dans le Ça, sont en soi inconscients et acquièrent l’accès à la conscience par le rattachement à des restes mnésiques de perception visuelle et auditive en chemin vers la fonction langagière. Chez l’animal, à qui le langage fait défaut, toutes ces données sont nécessairement plus simples.

Les impressions laissées par les traumas précoces, qui sont notre point de départ, soit ne sont pas traduites dans le préconscient, soit sont rapidement rétrogradées par le refoulement dans l’état de Ça. Leurs restes mnésiques sont alors inconscients et agissent à partir du Ça. Nous croyons pouvoir bien poursuivre leur destinée ultérieure aussi longtemps qu’il s’agit chez elles de choses vécues par soi-même. Mais une nouvelle complication vient s’ajouter quand nous prêtons attention à l’hypothèse vraisemblable que dans la vie psychique de l’individu puissent être efficients non seulement des contenus vécus par soi-même, mais aussi des contenus apportés à la naissance, des éléments d’origine phylogénétique, un héritage archaïque. ׀205׀ Se posent alors les questions : en quoi consiste celui-ci, que contient-il, quelles sont les preuves qui l’attestent ?

La réponse la plus immédiate et la plus sûre est que cet héritage consiste en un certain nombre de dispositions précises, propres à tous les êtres vivants. En l’aptitude donc et la tendance à s’engager dans certaines directions de développement et à réagir de manière particulière à certaines émotions, impressions et stimulations. Comme l’expérience montre que chez les spécimens individuels de l’espèce humaine on constate à cet égard des différences, l’héritage archaïque inclut ces différences, elles représentent ce que l’on reconnaît comme le facteur constitutionnel chez l’individu. Et comme tous les humains, du moins dans leur époque précoce vivent à peu près la même chose, ils réagissent aussi de manière similaire, et on a pu se demander dans un accès de doute si l’on ne devait pas imputer ces réactions, avec toutes leurs différences individuelles, à l’héritage archaïque. Ce doute doit être écarté. Le fait objectif de cette similitude n’enrichit pas notre connaissance de l’héritage archaïque.

Cependant la recherche analytique a fourni quelques résultats particuliers qui nous donnent à penser. Il y a pour commencer le caractère universel de la symbolique du langage. La représentation symbolique d’un objet par un autre – c’est le cas aussi pour les opérations pratiques – est tout à fait courante chez tous nos enfants et va presque de soi. Nous ne pouvons pas prouver comment ils ont fait pour l’apprendre, et dans de nombreux cas nous devons reconnaître qu’un apprentissage est impossible. Il s’agit d’un savoir originel que l’adulte, plus tard, a oublié. Il emploie certes les mêmes symboles dans ses rêves, mais il ne les comprend pas si l’analyste ne les lui interprète pas, et même dans ce cas, il ne trouve qu’à contrecœur cette traduction crédible. Quand il s’est servi de l’une de ces locutions si répandues dans lesquelles cette symbolique se trouve figée, il ne peut s’empêcher d’avouer que le sens propre de celle-ci lui a complètement échappé. La symbolique passe aussi par-dessus les différences de langue. Des recherches révèleraient vraisemblablement qu’elle est ubiquitaire, la même chez tous les peuples. ׀206׀ Il semble donc qu’on ait ici affaire à un cas assuré d’héritage archaïque datant de la période du développement du langage, mais on pourrait toujours tenter une autre explication. On pourrait dire qu’il s’agit de relations de pensée entre des représentations, qui se sont construites au cours du développement historique du langage et qui doivent désormais être répétées chaque fois qu’un développement du langage est accompli au niveau individuel. On aurait alors un cas de transmission héréditaire d’une disposition mentale comme c’est le cas par ailleurs d’une quelconque autre disposition pulsionnelle, et ce ne serait pas là, une nouvelle fois, une contribution nouvelle à la solution de notre problème.

Mais le travail analytique a également fait venir à la surface quelque chose d’autre, dont la portée va au-delà de ce que nous avons vu jusqu’à présent. Quand nous étudions les réactions aux traumas précoces, nous sommes plus d’une fois surpris de découvrir qu’elles ne se tiennent pas rigoureusement à ce qui a été réellement vécu, mais s’en éloignent d’une manière qui convient beaucoup mieux au modèle d’un événement phylogénétique et ne peut d’une manière tout à fait générale être expliquée que par l’influence de ce dernier. Le comportement de l’enfant névrotique à l’égard de ses parents dans le complexe d’Œdipe et le complexe de castration est plus que riche en réactions de ce genre, qui semblent injustifiées d’un point de vue individuel, et ne deviennent explicables que phylogénétiquement, par la relation à ce qu’ont vécu des générations antérieures. Il vaudrait tout à fait la peine de rassembler ce matériau, dont je peux me réclamer ici, et de le rendre public. Sa puissance démonstrative me semble suffisamment forte pour autoriser qu’on ose franchir le pas suivant et poser la thèse que l’héritage archaïque de l’être humain n’englobe pas seulement des dispositions, mais aussi des contenus, des traces mnésiques rappelant ce qu’ont vécu des générations antérieures. Ainsi, tant l’ampleur que l’importance de l’héritage archaïque se trouveraient accrues de manière significative.

En y regardant de plus près nous sommes obligés de reconnaître, que depuis longtemps nous nous sommes conduits comme si la transmission héréditaire de traces mnésiques rappelant ce que les aïeux ont vécu, indépendamment d’une communication directe ou, par exemple, de l’influence de l’éducation, ne faisait pas problème. Quand nous parlons de la perpétuation d’une tradition ancienne dans un peuple, de la formation ׀207׀ d’un caractère qui lui est propre, nous songions le plus souvent à une tradition héritée de ce type et non à une tradition entretenue par communication. Ou à tout le moins, nous n’avons pas fait de différence entre l’une et l’autre, et n’avons pas imaginé l’audace du geste que nous commettions en négligeant de le faire. Notre situation objective, il est vrai, est aggravée par la position actuelle de la science biologique, qui ne veut pas entendre parler de transmission héréditaire à la descendance des caractères acquis. Nous avouons cependant en toute modestie que nous ne pouvons malgré tout nous passer de ce facteur dans le développement biologique. Il ne s’agit certes pas de la même chose dans les deux cas, là de caractères acquis, difficiles à appréhender, ici de traces mnésiques rappelant des impressions extérieures, des choses tangibles en quelque sorte. Mais il se peut fort bien qu’au fond nous ne puissions nous représenter l’un sans l’autre. Une fois que nous admettons la perpétuation de ces traces mnésiques dans l’héritage archaïque, nous avons franchi le gouffre qui sépare la psychologie individuelle de la psychologie de masse, nous pouvons traiter les peuples comme nous traitons le névrosé individuel. Une fois concédé que nous n’avons actuellement pour les traces mnésiques dans l’héritage archaïque aucune preuve plus forte que ces phénomènes résiduels apparaissant dans le travail analytique, qui requièrent une dérivation depuis la phylogenèse, notre preuve s’avère malgré tout assez forte pour que nous puissions postuler une telle donnée objective globale. S’il en va autrement, nous n’avancerons plus d’un seul pas sur la voie où nous nous sommes engagés, ni dans l’analyse, ni dans la psychologie des masses. Cette audace a quelque chose de nécessaire.

Par là-même nous faisons encore autre chose. Nous réduisons le gouffre que des périodes antérieures de superbe humaine ont trop largement ouvert entre l’homme et l’animal. Si ce qu’on appelle les instincts des animaux, qui leur permettent de se comporter dès le départ dans la situation nouvelle où ils vivent comme si c’était une situation ancienne, familière depuis longtemps, si cette vie instinctive des animaux admet une explication, ce ne peut être que celle selon laquelle ils amènent avec eux dans la nouvelle vie qui est la leur les expériences de leur espèce, qu’ils ont donc conservé en eux des souvenirs de ce que leurs ancêtres ont vécu. ׀208׀ Chez l’animal humain il n’en irait, au fond, pas autrement non plus. Aux instincts des animaux correspond chez lui son héritage archaïque propre, même si celui-ci est d’une ampleur et d’un contenu différents.

Une fois ces explications données, je n’ai pas de scrupules à déclarer que les hommes ont toujours su – de cette manière particulière – qu’ils avaient eu, un jour, un père primitif et qu’ils l’avaient tué.

Il faut ici répondre encore à deux autres questions. Premièrement, sous quelle conditions ce genre de souvenir entre-t-il dans l’héritage archaïque ; deuxièmement, dans quelles circonstances peut-il devenir actif, c’est-à-dire passer, quoique modifié et défiguré, de l’état inconscient qui est le sien dans le Ça, à la conscience ? La réponse à la première question s’énonce facilement : c’est quand l’événement était suffisamment important ou qu’il s’est répété suffisamment souvent, ou les deux à la fois. Dans le cas de la mise à mort du père, les deux conditions sont remplies. Quant à la deuxième question, il faut noter ceci : toute une série d’influences peuvent entrer en ligne de compte, qu’il n’est pas nécessaire de connaître toutes, on peut aussi imaginer un déroulement spontané par analogie avec ce qui se passe dans plus d’une névrose. Mais il est certain qu’il faut accorder une importance décisive au réveil des traces mnésiques oubliées par une répétition réelle récente de l’événement. Le meurtre de Moïse était une répétition de ce type ; tout comme plus tard le supposé32 assassinat légal33 du Christ, si bien que ces épisodes viennent se mettre au premier plan des facteurs de nature causale. Comme si la genèse du monothéisme n’avait pas pu se passer de ces incidents-là. Ce qui nous remet en mémoire les mots du poète : « Ce qu’on veut faire vivre éternellement dans le chant, doit périr dans la vieXII. »

Une remarque pour finir, qui fournit encore un argument psychologique. Une tradition dont la transmission ne serait fondée que sur une communication ne pourrait engendrer le caractère de contrainte qui ressortit aux phénomènes religieux. On l’écouterait, la jugerait, au besoin on la refuserait comme toute autre nouvelle venue de l’extérieur, elle n’atteindrait jamais au privilège ׀209׀ d’être affranchie de la contrainte de la pensée logique. Il faut d’abord qu’elle ait vécu entièrement le destin du refoulement, l’état de séjournement dans l’inconscient, avant de pouvoir déployer à son retour des effets aussi puissants, forcer les masses à tomber sous son emprise fascinante, comme nous l’avons vu avec étonnement, et sans comprendre jusqu’à présent, dans la tradition religieuse. Et cette réflexion pèse assez lourd dans la balance pour nous faire croire que les choses se sont effectivement produites ainsi que nous nous sommes efforcés de le décrire, ou à tout le moins de façon analogue.

I.

Je ne partage pas l’opinion de mon compagnon en âge Bernard Shaw, pour qui les hommes ne parviendraient à faire quelque chose de vraiment valable que s’ils pouvaient atteindre l’âge de 300 ans. On ne parviendrait à rien avec l’allongement de la durée de la vie, ou alors il faudrait qu’on change aussi fondamentalement bien des choses dans les conditions de vie.

II.

C’était par exemple aussi le nom du sculpteur dont on a retrouvé les ateliers à Tell el-Amarna.

III.

Ce qui correspondrait aux quarante ans de la traversée du désert dans le texte biblique.

IV.

Soit donc, à peu près, 1350 (40)-1320 (10) pour Moïse, 1260 ou plutôt après cette date pour Qadès, et pour la stèle de Merneptah : avant 1215.

V.

Auerbach : Désert et Terre promise, vol. II, 1936.

VI.

Cette même réflexion vaut également pour le cas étonnant du William Shakespeare de Stratford. [Freud pensait que « Shakespeare » était le pseudonyme d’Edward de Vere, comte d’Oxford. Voir son discours à la Maison Goethe de Francfort en 1930.]

VII.

Macaulay fait de cette situation la base de son « Lay of Ancient Rome ». Il s’y transpose dans le rôle d’un chanteur attristé par les luttes partisanes du présent, exhibant devant son public le goût du sacrifice, l’unité et le patriotisme des ancêtres. [Thomas Babington Macaulay (1800-1859). L’ouvrage, composé de quatre poèmes narratifs, est paru en 1842.]

En sorte qu’il est absurde de prétendre qu’on exerce la psychanalyse quand, comme cela arrive plus d’une fois, on exclut précisément ces périodes archaïques de l’enquête et de la prise en considération. [Allusion aux méthodes de Jung.]

IX.

Ernest Jones attire l’attention sur le fait que le dieu Mithra, qui tue le taureau, pourrait bien figurer ce chef qui se vante de son exploit. Il est bien connu que la vénération de Mithra a très longtemps rivalisé avec le jeune christianisme dans la conquête de la victoire finale.

X.

Israel in der Wüste [Israël dans le désert]. Tome VII de l’édition de Weimar, p. 170.

XI.

Voir sur ce point les célèbres commentaires de Frazer, The Golden Bough, vol. III, The Dying God.

XII.

Schiller, « Les Dieux de la Grèce » [il s’agit des deux derniers vers de ce poème paru en 1788].

1.

Ein schwankes Rohr : la métaphore connote la faiblesse morale.

2.

Littéralement : « qui avait été pour moi une patrie ». Malheureusement, « patrie » serait à plusieurs égards impropre ici, malgré le flou métonymique, pour traduire l’allemand Heimat, que rendrait plutôt « mon pays ».

3.

Vorgänge. Freud emploie ce terme dans un sens plus événementiel que processuel. Il désigne chez lui « ce qui se passe » ou « ce qui s’est passé ».

4.

Le document jahviste, compilation d’histoires et de traditions liées au royaume de Juda, est considéré comme l’une des sources de la Torah.

5.

Située face à Assouan aujourd’hui, colonie installée après le VIe siècle. Les papyrus araméens découverts à cet endroit datent de l’époque perse.

6.

Das Ich, littéralement le Je (nominatif). Ici par opposition au Surmoi. Voir ci-dessous, p. 244.

7.

En utilisant ici et ci-dessus le mot d’origine française « tradition », Freud échappe à la répétition, dès lors que le mot germanique pour « tradition » est Überlieferung, que nous avons ici traduit par « transmission ». Mais « tradition » désigne ici la tradition orale.

8.

La phrase signifie aussi, hors contexte : « […] le droit de nous le reprocher ».

9.

Pluriel du mot « Baal », qui désigne une divinité de la région.

10.

Heinrich Schliemann (1822-1890), archéologue, également homme d’affaires, « découvreur » de Troie et de Mycènes.

11.

Sir John Evans (1823-1908), archéologue anglais découvreur du site de Cnossos.

12.

Malgré la métonymie dominante dans l’usage, nous traduisons Trauma par « trauma » pour désigner l’événement, réservant « traumatisme » pour désigner le dommage qu’il cause après coup à la psychè.

13.

Strebungen : les efforts déployés en vue de quelque chose, les « efforcements ».

14.

Ausläufer, terme de géomorphologie désignant les contreforts d’une chaîne de montagnes.

15.

Vorgänge.

16.

Tendenz, au sens de « fonction visée ».

17.

James Jasper Atkinson, Primal Law, Londres, Longmans, 1903.

18.

Au sens de « dominant ».

19.

William Robertson Smith, Lectures on the Religion of the Semits, Londres, 1889.

20.

Aufbau. Le terme désigne aussi le processus actif d’édification.

21.

Irrwahn.

22.

Vorläufig, qui signifie aussi « provisoirement ».

23.

En 1939, le terme de « fantasme » était déjà entré dans le lexique avec le sens du mot employé ici par Freud, Wunschphantasie (et non pas Phantasie tout court), soit une production imaginaire produite par l’effet et sous la conduite d’un désir.

24.

Il s’agit du protocole des Sages de Sion.

25.

En allemand Erbsünde, qui signifie « péché héréditaire ».

26.

Freud cite le mot gréco-romain qui signifie la « bonne nouvelle ».

27.

Wunschphantasie.

28.

Freud ignore en 1939 le soutien indirect du Vatican au national-socialisme. Voir Saul Friedländer, Pie XII et le IIIe Reich, Paris, Seuil, nouvelle édition augmentée, 2010.

29.

Selbstbewußtsein : littéralement, la conscience de soi.

30.

Rappelons les difficultés que présentent pour la traduction en français ces deux catégories essentielles de la « deuxième topique » freudienne. Das Ich désigne littéralement le Je comme sujet. Le Moi est donc toujours à comprendre comme une instance de genre neutre, énoncée au nominatif. Mais Freud ne décline pas le pronom quand il l’emploie au datif et à l’accusatif (mich et mir ne sont pas des concepts). L’emploi constant de la majuscule signale efficacement ce registre. Das Es désigne à la fois le Ça et le Il neutre, ainsi que le Ce, le C’ et le Cela : la donne est donc plus élastique. Nominatif et accusatif sont identiques, à l’exception du réfléchi sich. Là encore, l’emploi de la majuscule évite la plupart des confusions…

31.

Befreundet, littéralement : « quand on s’est lié d’amitié ».

32.

Der vermeintliche Justizmord, avec la connotation d’une supposition erronée.

33.

Justizmord, expression quasi officielle désignant depuis la fin du XVIIIe siècle la condamnation à mort d’un innocent, à la suite d’une erreur judiciaire ou d’une manipulation du droit.