Deuxième partie

Résumé et reprise

׀210׀ La partie de cette étude qui va suivre maintenant ne peut être communiquée au public sans quelques explications et excuses circonstanciées. Elle n’est rien d’autre en effet que la reprise fidèle, souvent littérale de la première partie, abrégée dans un certain nombre de recherches critiques et augmentée d’ajouts qui se rapportent au problème de la genèse du caractère particulier du peuple juif. Je sais que ce genre d’exposé est tout autant inadéquat que non artistique. Je le réprouve moi-même sans la moindre réserve.

Pourquoi ne l’ai-je pas évité ? Je n’ai aucun mal quant à moi à trouver la réponse, mais il ne m’est pas facile d’en faire l’aveu. Je n’étais pas à même d’effacer les traces de la genèse somme toute inhabituelle de ce travail.

En réalité, il a été écrit deux fois. D’abord, il y a quelques années à Vienne, où je ne croyais pas qu’il serait possible de le publier. J’ai décidé de le laisser en plan, mais il m’a torturé comme un fantôme damné, et j’ai trouvé l’issue qui consistait à faire de deux de ses éléments des parties autonomes et de les publier dans notre revue Imago, premier temps psychanalytique de l’ensemble (« Moïse : un Égyptien ») et la construction historique édifiée sur celui-ci (« Si Moïse était un Égyptien »). Quant au reste, qui contenait les choses à proprement parler choquantes et dangereuses, l’application à la ׀211׀ genèse du monothéisme et à la conception de la religion en général, je le retenais, à ce que je croyais, pour toujours. C’est alors qu’est survenue en mars 1938 l’invasion allemande inattendue, me forçant à abandonner mon pays, mais me libérant aussi du souci d’y provoquer par ma publication une interdiction de la psychanalyse, dans un pays où elle était encore tolérée. À peine arrivé en Angleterre, j’ai trouvé irrésistiblement tentant de rendre accessible au monde ma sagesse soumise à rétention, et j’ai commencé à retravailler la troisième portion de l’étude dans le prolongement des deux déjà parues. Ce qui impliquait naturellement une réorganisation partielle du matériau. Or je ne suis pas parvenu dans cette deuxième version remaniée à faire une place à toute la matière. D’un autre côté, je n’ai pu me résoudre à renoncer entièrement aux parties antérieures, ce qui pour finir a débouché sur l’issue qui consiste à rattacher sans modifications tout un morceau du premier exposé au deuxième, opération qui comportait précisément l’inconvénient d’une répétition étendue.

Je pourrais maintenant me consoler en me disant que les choses dont je traite sont malgré tout si neuves et si importantes – indépendamment du caractère exact ou non de ma présentation – que ce ne saurait être un grand malheur si le public était amené à lire deux fois la même chose à leur propos. Il y a des choses qu’il vaut mieux dire plus d’une seule fois et qui ne sauraient être dites assez souvent. Mais il faut alors que ce soit chez le lecteur une libre décision que de s’attarder à cet objet ou y revenir. Il ne faut pas qu’on obtienne ce résultat en lui servant simplement deux fois la même chose dans le même livre, ce qui ne laisse pas d’être une maladresse dont il faut prendre le blâme sur soi. La force créatrice d’un auteur n’obéit malheureusement pas toujours à sa volonté ; l’œuvre s’en sort comme elle peut et bien souvent vient face à l’auteur comme si elle était indépendante, voire étrangère.

a) Le peuple d’Israël

Quand on est clairement conscient qu’un procédé comme le nôtre, qui consiste à prendre dans la matière léguée par la tradition ce qui nous paraît utilisable, à rejeter ׀212׀ ce qui ne nous va pas et à combiner les différents morceaux selon la vraisemblance psychologique – conscient, donc, que ce genre de technique ne fournit aucune garantie de trouver la vérité, on est en droit de poser la question de savoir tout simplement pourquoi on entreprend ce travail. La réponse se fonde sur ce à quoi il aboutit. En adoucissant fortement la rigueur des requêtes adressées à une recherche historico-psychologique, il sera peut-être possible de régler des problèmes qui ont toujours semblé dignes d’intérêt et qui s’imposent de nouveau à l’observateur à la suite d’événements récents. On sait que de tous les peuples qui ont vécu autour du bassin méditerranéen dans l’Antiquité, le peuple juif est presque le seul qui subsiste encore aujourd’hui pour ce qui est de la dénomination et sans doute aussi de la substance. Il a défié les malheurs et les mauvais traitements en faisant preuve d’une aptitude sans exemple à résister, développé des traits de caractère particuliers, et s’est acquis en passant la cordiale antipathie de tous les autres peuples. On aimerait comprendre davantage l’origine chez les Juifs de cette vitalité et le lien qui unit leur caractère et leurs destinées.

On peut partir d’un trait de caractère des Juifs qui domine leur rapport aux autres. Il ne fait pas de doute qu’ils ont une opinion particulièrement haute d’eux-mêmes, se considèrent comme plus distingués, de plus haut niveau, comme supérieurs aux autres, dont par ailleurs un bon nombre de leurs coutumes les séparentI. Ils sont, outre cela, animés par une confiance particulière en la vie, telle que la confère la possession secrète d’un bien précieux, une espèce d’optimisme ; des personnes pieuses appelleraient cela une confiance en Dieu.

Nous connaissons la raison de cette attitude et savons quel est leur trésor secret. Ils se considèrent effectivement comme le peuple élu de Dieu, se croient particulièrement proches de lui, et ceci les rend fiers et confiants. Selon de bonnes sources ils se comportaient déjà à l’époque hellénistique comme ils se comportent aujourd’hui ׀213׀, le Juif était donc déjà achevé en ce temps-là, et les Grecs parmi lesquels et à côté desquels ils vivaient réagissaient à la singularité juive de la même manière que les « peuples hôtes » aujourd’hui. On pourrait se dire qu’ils réagissaient comme s’ils croyaient eux aussi à cet avantage que le peuple d’Israël revendiquait pour lui-même. Quand on est le préféré déclaré du père redouté, il ne faut pas s’étonner de la jalousie des frères et sœurs, et la légende juive de Joseph et de ses frères montre très joliment à quoi cette jalousie peut mener. Le cours de l’histoire universelle a semblé ensuite justifier la prétention juive, car lorsqu’il a plu à Dieu ensuite d’envoyer à l’humanité un Messie et Rédempteur, il l’a de nouveau choisi dans le peuple des Juifs. Les autres peuples auraient eu alors matière à se dire : vraiment, ils avaient raison, ils sont le peuple élu de Dieu. Mais au lieu de cela, ce qui s’est passé, c’est que la rédemption par Jésus-Christ ne leur a apporté qu’un renforcement de leur haine des Juifs, alors que les Juifs de leur côté n’ont tiré aucun avantage de cette deuxième preuve de préférence, puisqu’ils n’ont pas reconnu le Rédempteur.

Nous pouvons affirmer maintenant, sur la base de nos explications antérieures, que c’est l’homme Moïse qui a apposé à jamais sur le peuple juif la marque de ce trait important. Il a élevé leur sentiment de soi en leur certifiant qu’ils étaient le peuple élu de Dieu, il leur a imposé la sanctification et les a obligés à se distinguer des autres. Non sans doute que les autres peuples eussent manqué de sentiment de soi1. Hier comme aujourd’hui, chaque nation se tenait aussi pour meilleure que toutes les autres. Mais le sentiment de soi des Juifs a connu avec Moïse un ancrage religieux. Il est devenu une partie de leur foi religieuse. Par leur relation particulièrement intime à leur dieu ils ont acquis une part de sa magnificence. Et comme nous savons que derrière le dieu qui a élu les Juifs et les a libérés d’Égypte, se tient la personne de Moïse, qui avait précisément fait cela, en expliquant que c’était la tâche qu’il lui avait confiée, nous n’hésiterons pas à dire : c’est le seul homme Moïse qui a créé les Juifs. C’est à lui que ce peuple ׀214׀ doit sa vitalité coriace2, mais aussi une grande part de l’hostilité qu’il a rencontrée et rencontre encore.

b) Le grand homme

Comment se peut-il qu’un seul être déploie une efficace aussi extraordinaire, qu’à partir d’individus indifférents et de familles indifférentes, il donne forme à un seul peuple, lui imprime la marque de son caractère définitif et détermine son destin pour des millénaires ? Cette hypothèse n’est-elle pas une régression vers le mode de penser qui a fait naître les mythes de créateurs et la vénération des héros, vers des époques où l’écriture de l’histoire s’épuisait dans la chronique des exploits et des destinées de personnes singulières, de souverains ou de conquérants ? L’époque moderne tend au contraire à ramener les processus de l’histoire de l’humanité à des facteurs plus dissimulés, généraux et impersonnels, à l’influence contraignante des conditions économiques, au changement de mode d’alimentation, aux progrès dans l’utilisation de certains matériaux et instruments, à des migrations déclenchées par l’augmentation de la population et par des modifications du climat. Il n’échoit en l’espèce aux personnes prises individuellement aucun autre rôle que celui d’exposants ou de représentants d’aspirations des masses qui ont dû nécessairement trouver leur expression et qui la trouvaient plutôt par hasard dans les personnes en question.

Ce sont là des points de vue tout à fait légitimes mais ils nous donnent l’occasion d’évoquer une discordance importante entre le réglage de notre organe mental et la disposition du monde qu’il faut appréhender en nous servant de notre pensée. Il suffit à notre besoin de causalité il est vrai dictatorial que chaque processus ait une cause démontrable. Mais dans la réalité extérieure à nous ceci n’est guère le cas ; chaque événement au contraire semble surdéterminé, s’avère être l’effet de plusieurs causes convergentes. Effrayée par la complication inobservable à l’infini de ce qui arrive, notre recherche prend parti pour l’une des corrélations plutôt que pour une autre, installe des oppositions qui n’existent pas, ׀215׀ qui n’ont vu le jour que par la destruction de relations plus vastesII. Quand donc l’examen d’un cas précis nous démontre l’influence plus que dominante d’une personnalité singulière, notre bonne conscience n’a nul besoin de nous reprocher que par cette hypothèse nous aurions gravement offensé la théorie de l’importance de ces facteurs généraux, impersonnels. Il y a fondamentalement de la place pour les deux. Dans la genèse du monothéisme nous ne pouvons, il est vrai, renvoyer à aucun autre facteur extérieur qu’à celui que nous avons déjà évoqué, savoir que ce développement est lié à la production de relations plus intimes entre diverses nations et l’édification d’un grand empire.

Nous conservons donc au « grand homme » sa place dans la chaîne ou bien plutôt dans le réseau des causes effectives. Mais il ne sera peut-être pas inutile de se demander à quelles conditions nous prodiguons cet épithète honorifique. Nous découvrons avec surprise qu’il n’est pas tout à fait facile de répondre à cette question. Une première formulation, selon laquelle c’est quand un homme possède à si haut point les qualités que nous estimons grandement, est manifestement non pertinente sous quelque angle qu’on la prenne. La beauté, par exemple, et la force musculaire, quelque enviées qu’elles puissent être, n’autorisent nullement à revendiquer la « grandeur ». Il faudrait donc que ce soient des qualités du registre de l’esprit, des avantages psychiques et intellectuels. S’agissant de ces derniers, nous nous prenons à songer qu’à un être extraordinairement habile dans un domaine particulier, nous ne donnerions pas pour autant sans autre forme de procès le nom de grand homme. Certainement pas à un maître au jeu d’échecs ou à un instrumentiste virtuose, mais difficilement aussi à un artiste ou chercheur excellent. Ce qui nous vient à la bouche quant à nous, dans ces cas-là, c’est de dire qu’il est un grand poète, un grand peintre, un grand mathématicien ou physicien ׀216׀, un pionnier dans tel ou tel champ d’activité, mais nous nous abstenons de reconnaître en lui un grand homme. Quand par exemple nous déclarons que Goethe, Leonard de Vinci, Beethoven sont, sans réserve, de grands hommes, il faut que quelque chose d’autre que l’admiration de leurs grandioses créations vienne encore nous y pousser. S’il n’y avait pas précisément ce genre d’exemples pour faire obstacle, on en viendrait vraisemblablement à l’idée que le nom de « grand homme » est de préférence réservé à des hommes d’action, à des conquérants donc, des chefs de guerre, des potentats, et qu’il reconnaît la grandeur de ce qu’ils font, la force de l’influence qui a émané d’eux. Mais même ceci est encore insatisfaisant et se trouvera complètement infirmé par notre condamnation de tant de personnalités indignes, dont on ne peut cependant pas contester l’influence qu’elles ont exercée sur leur monde et sur sa postérité. On ne pourra pas non plus choisir le succès comme indice caractéristique de la grandeur, si l’on songe au nombre inouï de grands hommes qui, au lieu d’avoir du succès, ont sombré corps et biens dans le malheur.

On inclinera donc provisoirement à décider qu’il ne vaut pas la peine de rechercher un contenu univoquement précis pour la notion de « grand homme ». Qu’il s’agit là uniquement d’une reconnaissance, formulée de manière lâche et accordée assez arbitrairement, du développement surdimensionné de certaines qualités humaines, approchant suffisamment le sens primitif du mot « grandeur ». Souvenons-nous également, si faire se peut, que ce n’est pas tant l’essence du grand homme qui nous intéresse que la question de savoir par quoi il agit sur les gens qui sont autour de lui. Mais nous abrègerons autant que possible l’examen de cette question, parce qu’il risque de nous écarter loin de notre but.

Postulons donc que le grand homme influence ses contemporains par deux voies, par sa personnalité et par l’idée pour laquelle il s’engage. Cette idée peut mettre l’accent sur une ancienne construction mentale du désir des masses ou leur montrer un nouveau but pour leur désir ou encore fasciner la masse d’une quelconque autre manière. Parfois, et c’est certainement le cas le plus primitif, c’est la personnalité seule qui agit, l’idée ne jouant qu’un rôle vraiment mineur. Quant à savoir pourquoi le grand homme, d’une manière générale, a pu accéder à une certaine importance, ׀217׀ nous n’hésiterons pas une seconde à nous l’expliquer. Nous savons qu’il existe chez la masse des êtres humains un fort besoin d’une autorité qu’on puisse admirer, devant laquelle on s’incline, par laquelle on est dominé, voire, éventuellement, maltraité. La psychologie de l’individu humain nous a appris d’où provenait ce besoin de la masse. C’est la nostalgie3 du père, qui habite chacun depuis son enfance, de ce même père que le héros de la légende se flatte d’avoir vaincu. On peut donc maintenant commencer à identifier vaguement le fait que tous les traits dont nous munissons le grand homme sont des traits paternels, que c’est dans cette concordance que réside l’essence du grand homme que nous recherchions en vain. Le caractère décidé des pensées, la force de la volonté, le poids franc des actes ressortissent à l’image du père, mais avant toute chose l’autonomie et l’indépendance du grand homme, sa divine insouciance, qui peut confiner à la brutalité. On ne peut pas ne pas l’admirer, on peut lui faire confiance, mais on ne peut s’empêcher également de le craindre. Nous aurions pu nous laisser guider par la lettre de l’expression : qui d’autre que le père peut donc avoir été dans l’enfance le « grand homme4 » !

Il ne fait aucun doute que c’est un modèle paternel majestueux qui dans la personne de Moïse s’est penché sur les pauvres travailleurs juifs soumis à la corvée pour les assurer qu’ils étaient ses chers enfants. Et n’a pas dû avoir un effet moins tétanisant sur eux la représentation d’un dieu unique, éternel et tout-puissant, aux yeux de qui ils n’étaient pas trop misérables pour pouvoir conclure une alliance avec lui, et qui promettait de se soucier de leur sort s’ils lui demeuraient fidèles dans la vénération. Il ne leur fut sans doute pas facile de séparer l’image de l’homme Moïse de celle de son dieu, et en cela leur intuition était juste, car Moïse a bien dû intégrer des traits de sa propre personne dans le caractère de son dieu, tels la tendance à la colère et le caractère implacable. Et si un jour il leur est arrivé de mettre à mort leur grand homme, ils ne faisaient là que répéter un forfait qui dans les temps archaïques avait été dirigé à titre de mesure légale contre le roi divin, et qui, comme nous le savons, faisait retour vers un modèle plus ancien encoreIII.

׀218׀ Si donc de la sorte la figure du grand homme s’est développée d’un côté jusqu’à atteindre des dimensions divines, il est temps d’autre part de nous souvenir que le père lui aussi a été un enfant. Si l’on suit les explications que nous avons exposées, la grande idée religieuse que l’homme Moïse défendait n’était pas sa propriété. Il l’avait reprise de son roi Akhenaton. Et ce dernier, dont la grandeur de fondateur de religion est attestée sans équivoque, obéissait sans doute à des incitations parvenues jusqu’à lui par l’intermédiaire de sa mère ou par d’autres voies – en provenance de l’Asie plus ou moins proche.

Nous ne pouvons suivre plus avant cet enchaînement, mais si nous avons identifié correctement ces premiers éléments, l’idée monothéiste est alors revenue comme un boomerang dans le pays de son origine. Il semble donc stérile de chercher à établir le mérite d’un individu quant à la mise en place d’une idée neuve. Bien des gens ont manifestement œuvré à son développement et fourni des contributions à son apparition. D’un autre côté, ce serait une injustice flagrante de rompre l’enchaînement causal avec Moïse et de négliger ce que ses successeurs et continuateurs, les prophètes juifs, ont réalisé. La graine du monothéisme n’avait pas levé en Égypte. La même chose aurait pu se produire en Israël, après que le peuple se fut débarrassé d’une religion pénible et exigeante. Mais il s’est toujours levé au sein du peuple juif des hommes qui ont revivifié la tradition pâlissante, renouvelé les commandements et les exhortations de Moïse, et qui n’eurent de cesse qu’ils aient reconstitué ce qui était perdu. Dans l’effort permanent de siècles entiers, et pour finir grâce à deux grandes réformes, la première avant, la seconde après l’exil babylonien, s’est accomplie la métamorphose du dieu populaire Jahvé en ce dieu dont Moïse avait de force imposé la vénération aux Juifs. Et c’est la preuve d’une aptitude psychique particulière au sein de la masse devenue le peuple juif, qu’elle ait pu produire tant de personnes ׀219׀ prêtes à prendre sur elles les pénibles astreintes de la religion de Moïse, avec pour salaire le fait d’être élu et peut-être d’autres primes encore de rang analogue.

c) Le progrès dans la spiritualité5

Pour obtenir chez un peuple des effets psychiques durables, il ne suffit manifestement pas de lui assurer qu’il est l’élu de la divinité. Il faut aussi le lui prouver d’une manière ou d’une autre, si l’on veut qu’il y croie et tire des conséquences de cette croyance. Dans la religion de Moïse c’est la sortie d’Égypte qui a fait fonction de preuve ; Dieu, ou Moïse en son nom, ne s’est pas lassé de se réclamer de cette attestation de la faveur dont ils jouissaient. La fête de Pessah fut instaurée pour fixer le souvenir de cet événement, ou plus exactement, une fête anciennement existante fut investie du contenu de ce souvenir. Mais ce n’était malgré tout qu’un souvenir, l’Exode appartenait à un passé aux contours vagues. Pour ce qui était du présent, les signes de la faveur divine étaient passablement parcimonieux, le sort vécu par le peuple donnait plutôt à penser à une disgrâce. Les peuples primitifs avaient coutume de déposer leurs dieux, voire de les châtier quand ils n’accomplissaient pas leur obligation, qui était de leur garantir victoire, bonheur et bien-être. De tous temps, des rois n’ont pas été traités autrement que les dieux ; une ancienne identité se révèle en cela, le fait qu’ils sont nés d’une racine commune. Même certains peuples modernes ont ainsi coutume de chasser leurs rois quand l’éclat de leur règne est terni par des défaites et par les pertes de territoires et d’argent qui y sont liées. Quant à savoir pourquoi le peuple d’Israël est resté d’autant plus servilement attaché à son dieu, qu’il était plus mal traité par lui, c’est là un problème que nous laisserons provisoirement subsister comme problème.

Il peut nous fournir une incitation à chercher à savoir si la religion de Moïse n’a rien apporté d’autre au peuple que l’augmentation de son sentiment de lui-même, par la conscience qu’il avait d’être élu. Et le facteur suivant est en vérité facile à trouver. La religion a également apporté aux Juifs ׀220׀ une représentation de dieu largement plus grandiose, ou, pour le dire avec plus de sobriété, la représentation d’un dieu plus grandiose. Quiconque croyait en ce dieu avait part dans une certaine mesure à sa grandeur, pouvait se sentir lui-même élevé. Ceci ne va pas totalement de soi pour un incroyant, mais on saisira peut-être plus facilement ce qu’il en est en évoquant le sentiment de supériorité d’un Britannique dans un pays étranger rendu peu sûr par un soulèvement, sentiment qui échappe totalement au ressortissant d’un quelconque petit État continental. Le Britannique compte en effet sur le fait que son Government enverra un navire de guerre si on touche à un de ses cheveux, et que les rebelles le savent fort bien, alors que le petit État n’a tout simplement pas de bateau de guerre. La croyance orgueilleuse en la grandeur du British Empire a donc aussi une racine dans la conscience de la plus grande sécurité, de la protection dont le Britannique individuel jouit. C’est sans doute la même chose qui se passe dans la représentation du Dieu grandiose, et comme on peut difficilement revendiquer d’assister Dieu dans l’administration du monde, la fierté inspirée par la grandeur divine conflue avec celle qu’inspire le fait d’être élu.

Parmi les prescriptions de la religion de Moïse il s’en trouve une plus riche de signification qu’on ne le perçoit de prime abord. Il s’agit de l’interdiction de se faire une image de Dieu, l’obligation impérative d’adorer un dieu qu’on ne peut pas voir. Nous faisons l’hypothèse que sur ce point Moïse a renchéri sur la rigueur de la religion d’Aton ; peut-être voulait-il seulement faire preuve de conséquence, son dieu n’avait alors ni nom ni visage, peut-être s’agissait-il d’une nouvelle mesure contre des abus de nature magique. Mais dès lors qu’on acceptait cet interdit, il ne pouvait qu’avoir des effets en profondeur. Car il signifiait un recul imposé à la perception sensible par rapport à une représentation qu’on peut dire abstraite, un triomphe du spirituel sur le sensible, et à strictement parler un renoncement aux pulsions avec toutes ses conséquences psychologiquement inévitables.

Pour trouver crédible ce qui au premier regard ne semble pas lumineux, il faut se souvenir d’autres processus de même caractère dans l’évolution de la civilisation humaine. ׀221׀ Le tout premier d’entre eux, le plus important peut-être, est noyé dans l’obscurité des temps archaïques. Ses effets surprenants nous forcent à en affirmer l’existence. Chez nos enfants, chez les adultes névrosés, comme chez les peuples primitifs, nous rencontrons ce phénomène psychique que nous désignons comme croyance « en la toute-puissance des pensées ». Il s’agit selon nous d’une surestimation de l’influence que nos actes psychiques, ici les actes intellectuels, peuvent avoir sur la modification du monde extérieur. Il faut dire que fondamentalement toute espèce de magie, de ce précurseur de notre technique, repose sur le présupposé de cette influence. En relèvent aussi toute sorte de charme exercé par les mots ainsi que la conviction de la puissance liée à la connaissance et à la prononciation d’un nom. Nous supposons que la « toute-puissance des pensées » était l’expression de la fierté inspirée à l’humanité par le développement du langage, qui eut pour effet de faire faire de si extraordinaires progrès aux activités intellectuelles. S’ouvrait avec lui le nouveau royaume de la vie spirituelle, où des représentations, des souvenirs et des processus logiques devinrent l’élément déterminant, par opposition à l’activité psychique inférieure qui avait pour contenu des perceptions immédiates des organes des sens. Ce fut certainement l’une des étapes les plus importantes sur la voie de l’hominisation.

C’est un processus amplement plus tangible que nous rencontrons à une époque plus tardive. Sous l’influence de facteurs extérieurs, que nous n’avons pas besoin d’examiner plus avant ici, et qui par ailleurs sont en partie assez bien connus, il s’est passé que l’ordre social matriarcal a été relayé par l’ordre patriarcal, ce qui naturellement était associé à un renversement des rapports juridiques en vigueur jusqu’alors. On croit percevoir encore l’écho de cette révolution dans l’Orestie d’Eschyle. Mais ce renversement de la mère pour le père désigne de surcroît une victoire de la spiritualité sur la sensibilité, et donc un progrès dans la civilisation, car si la maternité est démontrée par le témoignage des sens, la paternité, elle, est une conjecture, édifiée sur un syllogisme et un présupposé. Le parti pris d’élever le processus de pensée au-dessus de la perception sensorielle, ׀222׀ s’avère être un pas lourd de conséquences.

À un moment quelconque entre les deux cas mentionnés ci-dessus, il s’en est produit un autre, qui montre la plus grande parenté avec celui que nous étudions dans l’histoire de la religion. L’homme s’est trouvé amené à reconnaître des puissances essentiellement « spirituelles », c’est-à-dire des puissances qui ne peuvent pas être appréhendées par les sens, en particulier par le sens de la vue, mais qui déploient pourtant des effets indubitables, voire des effets d’une force inouïe. Si nous pouvions tabler sur le témoignage du langage, c’est l’air en mouvement qui a fourni le modèle de la spiritualité, car l’esprit emprunte son nom au souffle du vent (animus, spiritus, en hébreu : ruach, l’haleine). Était donnée en même temps la découverte de l’âme comme principe spirituel chez l’homme pris individuellement. L’observation retrouvait l’air en mouvement dans la respiration de l’homme, laquelle cesse à la mort. Aujourd’hui encore le mourant expire son âme. Mais désormais le royaume des esprits était ouvert à l’homme. Cette âme qu’il avait découverte chez lui-même, il était prêt à l’attribuer à tout ce qu’il pouvait y avoir d’autre dans la nature. Le monde entier a été pourvu d’une âme, et la science, qui arriva si longtemps après, n’a pas manqué de travail pour dés-animiser de nouveau une partie du monde : aujourd’hui encore elle n’en a pas fini avec cette tâche.

Par l’interdit mosaïque, Dieu fut élevé à un degré supérieur de la spiritualité, la voie fut ouverte pour de nouvelles modifications de la façon de se représenter Dieu, dont il faut encore que nous parlions. Mais c’est d’abord un autre de ses effets qui va nous occuper. Tous les progrès de ce genre dans la spiritualité ont pour résultat de faire grandir le sentiment de soi de la personne, de la rendre fière, si bien qu’elle se sent supérieure aux autres, restés captifs des sens. Nous savons que Moïse avait transmis aux Juifs le sentiment supérieur d’être un peuple élu. Du fait de la dématérialisation de Dieu, un nouvel élément précieux est venu s’ajouter au trésor secret du peuple. Les Juifs ont conservé un intérêt dirigé vers les choses de l’esprit, le malheur politique de la nation leur a appris à apprécier à sa valeur la seule chose qu’ils possédaient et qui leur était restée ׀223׀, leurs écrits6. Immédiatement après la destruction du temple de Jérusalem par Titus, le Rabbin Jochanan Ben Sakkai7 sollicita l’autorisation d’ouvrir la première école de la Torah à Yabnè. Par la suite, c’est l’Écriture sainte et le travail spirituel sur celle-ci qui maintinrent rassemblé le peuple dispersé.

Voilà tout ce que l’on sait généralement et que l’on accepte. Je voulais simplement ajouter que ce développement caractéristique de l’essence8 juive a été introduit par l’interdiction mosaïque d’adorer Dieu sous une figure visible.

La prééminence concédée pendant environ deux mille ans dans la vie du peuple juif aux aspirations spirituelles a naturellement eu des effets ; elle a aidé à endiguer la brutalité et la tendance à l’action violente qui s’installent ordinairement quand le développement de la force musculaire est un idéal populaire. L’harmonie dans le complet déploiement de l’activité spirituelle et corporelle, telle que le peuple grec l’a atteinte, est restée refusée aux Juifs. Confrontés à cette scission ils ont au moins tranché pour ce qui avait une valeur élevée.

d) Renoncement aux pulsions9

Il ne va pas de soi et on ne comprend pas sans se poser de questions pourquoi un progrès dans la spiritualité, un recul imposé au règne des sens élèveraient la conscience de soi d’une personne aussi bien que d’un peuple. Cela semble présupposer un critère de valeur déterminé ainsi qu’une autre personne ou instance qui le fait fonctionner. Pour éclairer la question nous nous tournerons vers un cas analogue dans la psychologie de l’individu que nous avons fini par trouver compréhensible.

Quand le Ça, chez un être humain, émet une prétention pulsionnelle de nature érotique ou agressive, le plus simple et le plus naturel est que le Moi, qui dispose de l’appareil mental et musculaire, la satisfasse par un acte. Cette satisfaction de la pulsion est ressentie par le Moi comme un plaisir, tout de même que l’insatisfaction serait indubitablement devenue une source de déplaisir. Or il peut ׀224׀ se produire le cas où le Moi laisse tomber la satisfaction de la pulsion, eu égard à des empêchements extérieurs, notamment quand il réalise que l’acte en question entraînerait un danger sérieux pour le Moi. Ce genre d’abstention par rapport à la satisfaction, un renoncement à la pulsion consécutif à une retenue extérieure, ou comme nous disons : par obéissance au principe de réalité, ne procure en aucun cas du plaisir. Le renoncement à la pulsion aurait pour conséquence une durable tension de déplaisir, s’il ne parvenait pas à réduire la force pulsionnelle elle-même par des déplacements d’énergie10. Mais le renoncement à la pulsion peut aussi être le résultat de la contrainte exercée par d’autres raisons, celle des raisons qu’à juste titre nous disons intérieures. Au cours du développement individuel une partie des puissances inhibantes du monde extérieur est intériorisée, il se forme dans le Moi une instance qui se dresse face au reste sur le mode de l’observation, de la critique et de l’interdiction. À cette nouvelle instance nous donnons le nom de Surmoi. Désormais le Moi, avant de mettre en œuvre les satisfactions pulsionnelles requises par le Ça, doit prendre en considération non seulement les dangers du monde extérieur, mais également l’objection du Surmoi, et n’en aura que plus d’occasions de laisser tomber la satisfaction pulsionnelle. Mais tandis que le renoncement à la pulsion pour des raisons extérieures n’est que source de déplaisir, le renoncement pour des raisons intérieures, pour obéir au Surmoi, a un autre effet économique. Outre l’inévitable déplaisir qui s’ensuit, il apporte également au Moi un gain de plaisir, une satisfaction de remplacement en quelque sorte. Le Moi se sent grandi, il s’enorgueillit d’avoir renoncé à la pulsion comme d’un valeureux exploit. Nous croyons comprendre le mécanisme de ce gain de plaisir. Le Surmoi est le successeur et le représentant des parents (et des éducateurs) qui ont surveillé les agissements de l’individu dans la première phase de son existence ; il continue, presque sans changement, à remplir leurs fonctions. Il tient le Moi dans une dépendance permanente, il exerce sur celui-ci une pression constante. Comme dans l’enfance, le Moi est travaillé par le souci qu’il pourrait mettre en jeu l’amour du maître suprême, il ressent sa reconnaissance comme une libération et une satisfaction, et ses reproches comme autant de remords. Quand le Moi a fait l’offrande au Surmoi du sacrifice ׀225׀ d’un renoncement à la pulsion, il attend comme récompense d’être davantage aimé par lui. Il éprouve comme une fierté la conscience de mériter cet amour. À l’époque où l’autorité n’était pas encore intériorisée comme Surmoi, la relation entre perte d’amour menaçante et demande pulsionnelle pouvait être la même. Il y avait un sentiment de sécurité et de satisfaction quand, par amour pour les parents, on avait réussi un renoncement à la pulsion. Ce bon sentiment ne pouvait prendre le caractère spécifiquement narcissique de la fierté qu’après que l’autorité était elle-même devenue une partie du Moi.

Que nous propose cette explication de la satisfaction par renoncement à la pulsion pour la compréhension des processus que nous voulons étudier, de l’élévation de la conscience de soi consécutive à des progrès de la spiritualité ? Apparemment très peu de choses. La situation est tout à fait autre. Il ne s’agit pas là d’un renoncement à la pulsion et il n’y a pas là de deuxième personne ou instance pour l’amour de qui le sacrifice est accompli. Pour ce qui est de cette deuxième affirmation, on ne tardera pas à vaciller. On peut dire que le grand homme est précisément l’autorité pour l’amour de laquelle on fait les choses et comme le grand homme lui-même agit grâce à sa ressemblance avec le père, il ne faut pas s’étonner si dans la psychologie des masses le rôle du Surmoi lui échoit. Ceci vaudrait donc également pour l’homme Moïse dans son rapport au peuple juif. Mais sur l’autre point aucune analogie correcte ne parvient à s’instaurer. Le progrès dans la spiritualité consiste en ceci qu’on tranche contre la perception sensorielle directe en faveur des processus intellectuels réputés supérieurs, donc des souvenirs, réflexions, raisonnements. Qu’on décide par exemple que la paternité est plus importante que la maternité, bien qu’elle ne soit pas comme cette dernière attribuable avec évidence par le témoignage des sens. C’est en fonction de cela que l’enfant doit porter le nom du père et être son héritier après lui. Ou encore : notre Dieu est le plus grand et le plus puissant, bien qu’il soit invisible comme la bourrasque et comme l’âme. Le repoussement d’une requête pulsionnelle sexuelle ou agressive semble être quelque chose de tout à fait différent de cela. De même, dans un certain ׀226׀ nombre de progrès de la spiritualité, par exemple lors de la victoire du patriarcat, on ne peut pas désigner explicitement l’autorité qui fournit le critère de ce qui doit être tenu pour supérieur. Ça ne peut pas être le père dans ce cas, car il ne se voit lui-même élevé à l’autorité que par l’arrivée du progrès. On se trouve donc devant ce phénomène que dans le développement de l’humanité le principe spirituel l’emporte peu à peu complètement sur le principe sensoriel, et que les hommes ressentent de la fierté et de l’élévation du fait de chaque progrès de cette espèce. Mais on ne sait pas dire pourquoi les choses ont dû se passer de la sorte. Par la suite il s’est encore produit que la spiritualité elle-même a été submergée par le phénomène émotionnel tout à fait énigmatique de la croyance. C’est le fameux credo quia absurdum, et même celui qui a fini par y arriver voit cela comme une performance exceptionnelle. Peut-être que ce qu’il y a de commun à toutes ces situations psychologiques est quelque chose d’autre. Il se peut que l’homme déclare simplement comme le plus élevé ce qui est le plus difficile, et sa fierté est simplement le narcissisme accru par la conscience d’une difficulté surmontée.

Ce sont là assurément des analyses peu productives, et l’on pourrait être d’avis qu’elles n’ont absolument rien à voir avec notre recherche de ce qui a déterminé le caractère du peuple juif. Il n’y aurait là qu’une simple chose gratifiante pour nous, mais on devine là malgré tout un certain lien avec notre problème, en raison d’un fait objectif, qui par la suite va nous occuper davantage encore. La religion qui a commencé par cet interdit de se faire une image de Dieu se développe de plus en plus au cours des siècles en une religion des renoncements aux pulsions. Non qu’elle requière l’abstinence sexuelle : elle se contente d’un étranglement notable de la liberté sexuelle. Mais Dieu est complètement écarté de la sexualité et élevé au rang d’idéal de perfection éthique. Or l’éthique11 c’est la restriction des pulsions. Les prophètes n’ont de cesse de rappeler que Dieu n’exige rien d’autre de son peuple sinon qu’il mène sa vie de manière juste et vertueuse, qu’il s’abstienne donc de toutes les satisfactions pulsionnelles qui aujourd’hui encore sont condamnées comme des vices par notre morale actuelle. Et même l’exigence de croire en lui ׀227׀ semble céder face à la rigueur de ces exigences éthiques. Le renoncement aux pulsions semble ainsi jouer un rôle éminent dans la religion, même s’il n’est pas au premier plan chez elle dès le départ.

Il y a place ici cependant pour une objection qui devrait nous mettre à l’abri d’un malentendu. Même s’il semble que le renoncement aux pulsions et que l’éthique fondée sur lui ne font pas partie du contenu essentiel de la religion, il lui est malgré tout lié génétiquement de la façon la plus intime. Le totémisme, la première forme d’une religion que nous connaissions, introduit comme autant de composantes indispensables du système un nombre élevé de commandements et d’interdits qui ne signifient naturellement rien d’autre que des renoncements aux pulsions : l’adoration du totem, qui contient l’interdiction de l’endommager ou de le tuer, l’exogamie, donc le renoncement à la mère et aux sœurs passionnément désirées dans la horde, la concession de droits égaux à tous les membres de la fratrie, et donc la restriction de la tendance à la rivalité violente au sein de celle-ci. Dans toutes ces prescriptions nous ne pouvons pas ne pas repérer les premiers débuts d’un ordre moral12 et social. Il ne nous échappe pas que deux motivations distinctes font valoir ici leur droit. Les deux premiers interdits13 vont dans le sens du père éliminé, ils prolongent en quelque sorte sa volonté. Le troisième commandement, celui de l’égalité de droits entre les frères, échappe à la volonté du père, il se légitime en invoquant la nécessité de conserver dans la durée le nouvel ordre né après l’élimination du père. Sinon, la rechute dans l’état antérieur serait devenue inévitable. Les commandements de nature sociale se disjoignent ici des autres, qui, dirons-nous, sont directement issus de relations de nature religieuse.

Dans le développement en abrégé de l’être humain individuel, la partie essentielle de ce déroulement se reproduit. Ici aussi c’est l’autorité des parents, pour l’essentiel celle du père, que rien ne limite et qui menace d’user de son pouvoir de punir, qui pousse l’enfant à des renoncements aux pulsions, qui fixe pour celui-ci ce qui lui est permis et ce qui lui est interdit. ׀228׀ Ce qui chez l’enfant est dit « gentil » ou « méchant » sera nommé plus tard, quand la société et le Surmoi auront pris la place des parents, « bon » et « mal », vertu ou vice, mais c’est toujours la même chose, un renoncement aux pulsions obtenu par la pression de l’autorité qui remplace le père, qui le perpétue.

Tous ces aperçus explicatifs connaissent un approfondissement supplémentaire quand nous entreprenons l’examen de l’étonnant concept de sacralité. Qu’est-ce qui nous apparaît à proprement parler comme « sacré » par contraste avec autre chose que nous apprécions hautement et reconnaissons comme important et significatif ? D’un côté le lien du sacré et du religieux est absolument évident, il est souligné de manière insistante. Tout ce qu’il y a de religieux est sacré, c’est ni plus ni moins le noyau du sacré. D’un autre côté notre jugement est perturbé par les nombreuses tentatives de revendiquer le caractère sacré pour quantité d’autres choses, personnes, institutions, dispositifs, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la religion. Ces efforts servent des intentions manifestes. Nous partirons du caractère d’interdit qui est si solidement attaché au sacré. Le sacré est manifestement quelque chose qui ne peut être touché. Une interdiction sacrée est très fortement accentuée de manière affective, mais à proprement parler sans fondement rationnel. Pourquoi en effet faudrait-il, par exemple, que ce soit un crime spécialement grave de commettre l’inceste avec la fille ou la sœur, que ce soit à tel point plus grave que tout autre rapport sexuel ? Si l’on demande à connaître ces raisons, on s’entendra certainement répondre que tous nos sentiments se révoltent contre cela. Mais cela signifie seulement que l’on considère l’interdit comme allant de soi, qu’on ne sait pas le justifier.

Il est assez facile de démontrer que ce genre d’explication ne vaut rien. Ce qui est censé offenser nos sentiments les plus sacrés était la coutume générale, on serait même tenté de dire un usage sacralisé dans les familles royales des anciens Égyptiens et d’autres peuples des premiers temps. Il allait de soi que le pharaon trouve en la personne de sa sœur sa première épouse en même temps que la plus noble, et les successeurs ultérieurs des pharaons, les Ptolémées grecs, n’ont pas hésité ׀229׀ à imiter ce modèle. S’impose à nous plutôt l’idée que l’inceste – dans ce cas d’espèce entre le frère et la sœur – était un privilège, refusé au commun des mortels, mais réservé aux rois représentants des dieux, de la même façon d’ailleurs que le monde des légendes grecques et germaniques ne trouverait un jour rien de scandaleux à ces relations incestueuses. On peut s’autoriser l’hypothèse que la préservation peureuse de la parité de la naissance chez notre haute noblesse est encore un vestige de cet ancien privilège, et on peut constater que, conséquence de l’endogamie perpétuée sur de si nombreuses générations dans les couches sociales les plus hautes, l’Europe n’est plus aujourd’hui gouvernée que par des membres d’une première et d’une deuxième famille.

La référence à l’inceste chez les dieux, les rois et les héros aide aussi à régler le cas d’une autre tentative, qui croit pouvoir expliquer la peur de l’inceste par la biologie, en la ramenant à un obscur savoir du caractère nocif de l’endogamie. Or il n’est même pas certain qu’il y ait un quelconque danger à la reproduction endogamique, et encore moins que les primitifs l’eussent identifié et aient réagi contre lui. Le caractère incertain de la définition des degrés de parenté autorisés ou interdits plaide tout aussi peu en faveur de l’hypothèse d’un « sentiment naturel » comme fondement originel de la réticence à l’inceste.

Notre reconstruction de la préhistoire nous impose une autre explication. Le commandement de l’exogamie, dont l’expression négative est la réticence à l’inceste, était du ressort de la volonté du père et il a perpétué cette volonté après l’élimination de celui-ci. D’où la force de son accentuation affective et l’impossibilité d’une justification rationnelle, et donc son caractère sacré. Nous pouvons prédire sans risque de nous tromper que l’étude de tous les autres cas d’interdit sacré conduirait au même résultat que dans le cas de la réticence à l’inceste, que le sacré n’est rien d’autre à l’origine que la volonté perpétuée du père originel. Ce qui jetterait aussi quelque lumière sur l’ambivalence à peu près incompréhensible jusqu’à présent des mots qui expriment la notion de sacralité. C’est l’ambivalence qui d’une manière générale domine le rapport au père. ׀230׀ « Sacer » ne signifie pas seulement « sacré », « consacré », mais aussi quelque chose que nous ne pouvons traduire que par « mal famé », « méritant le rejet » (« auri sacra fames14 »). Mais la volonté du père n’était pas seulement quelque chose à quoi on n’avait pas le droit de toucher, qu’il fallait tenir en très haute estime, c’était aussi une réalité devant laquelle on frissonnait d’effroi, parce qu’elle exigeait un douloureux renoncement aux pulsions. Quand on entend dire que Moïse a « sacralisé » son peuple par l’introduction de la coutume de la circoncision, nous comprenons aujourd’hui le sens profond de cette affirmation. La circoncision est l’ersatz symbolique de la castration que le père originel, dans la parfaite plénitude de son pouvoir absolu, avait décrétée pour châtier ses fils, et quiconque acceptait ce symbole montrait par là qu’il était prêt à se soumettre à la volonté du père, y compris si celui-ci lui imposait le plus douloureux des sacrifices.

Pour revenir à l’éthique, nous pouvons dire en conclusion : une partie de ses prescriptions se justifie de manière rationnelle par la nécessité de délimiter les droits de la communauté face aux individus, les droits de l’individu face à la société, et les droits des individus les uns à l’égard des autres. Mais ce qui dans l’éthique nous paraît grandiose, mystérieux, et mystiquement allant de soi, est redevable de ces caractères au lien qu’elle a avec la religion, au fait qu’elle a son origine dans la volonté du père.

e) Le contenu de vérité de la religion

Comme ils nous semblent enviables, à nous les pauvres en croyance15, ces chercheurs convaincus de l’existence d’un être suprême ! Pour ce grand Esprit le monde n’a pas de problèmes puisque c’est lui-même qui a créé toutes ses fonctions. Comme elles sont englobantes, exhaustives et définitives les doctrines des croyants, par comparaison avec nos pénibles, nos misérables et parcellaires tentatives d’explication, le maximum de ce que nous arrivions à produire ! L’esprit divin qui est lui-même l’idéal de perfection éthique a implanté chez les hommes la connaissance de cet idéal en même temps que le besoin impérieux d’égaler leur être à cet idéal. Ils détectent immédiatement ce qui est ׀231׀ plus haut et plus noble, et ce qui est plus vil et commun. La vie de ce qu’ils ressentent16 est réglée sur la distance qui chaque fois les sépare encore de l’idéal. Elle leur apporte une haute satisfaction quand, comme s’ils étaient à la périhélie, ils s’en approchent au plus près. Elle se punit de lourd déplaisir quand, à l’aphélie, ils se sont éloignés de lui. Tout est fixé d’une manière aussi simple et aussi inébranlable que cela. Nous ne pouvons qu’être au regret chaque fois que certaines expériences de l’existence et certaines observations du monde nous rendent incapables d’accepter le présupposé d’un être suprême de ce genre. Comme si le monde ne comportait pas suffisamment d’énigmes, on nous assigne la tâche nouvelle de comprendre comment ces autres êtres ont pu acquérir la croyance en l’être divin et d’où cette croyance tire sa fabuleuse puissance, à laquelle succombent « science et raison17 ».

Revenons au problème plus modeste qui nous a occupés jusqu’à présent. Nous voulions expliquer la provenance du caractère particulier du peuple juif, qui a vraisemblablement rendu possible aussi sa conservation jusqu’à nos jours. Nous avons découvert que c’est l’homme Moïse qui a marqué ce caractère de son empreinte en donnant aux Juifs une religion qui élevait à tel point leur sentiment de soi qu’ils se croyaient supérieurs à tous les autres peuples. Ils se sont ensuite conservés grâce au fait qu’ils se tenaient à distance des autres. Les mélanges sanguins gênaient peu en l’espèce, car ce qui les maintenait tous ensemble était un facteur idéel, la possession commune de certains biens intellectuels et émotionnels. La religion de Moïse a eu cet effet parce que 1) elle a fait en sorte que le peuple ait part à la grandeur d’une nouvelle idée de Dieu, 2) parce qu’elle a affirmé que ce peuple était élu par ce grand Dieu et destiné aux démonstrations de sa faveur particulière, 3) parce qu’elle a forcé ce peuple à un progrès dans la spiritualité qui, en soi déjà passablement significatif, a ouvert en outre la voie de la haute estime du travail intellectuel et d’autres renoncements aux pulsions.

Tel est donc notre résultat, et bien que nous n’ayons aucune envie d’en rien reprendre, nous ne pouvons cependant nous dissimuler que d’une certaine manière il est insatisfaisant. La cause ne coïncide pour ainsi dire pas avec le résultat conquis, ׀232׀ le fait objectif que nous voulions expliquer semble d’un autre ordre de grandeur que tout ce par quoi nous l’expliquons. Serait-il possible que toutes les recherches que nous avons faites jusqu’à présent n’aient pas mis au jour la motivation tout entière, mais seulement une couche relativement superficielle, et que derrière cela un autre facteur encore très important attende d’être découvert ? Vu l’extraordinaire complication de toute espèce de processus causal dans la vie et dans l’histoire, il fallait bien s’attendre à quelque chose de ce genre.

Il se pourrait qu’un accès à cette motivation plus profonde se dégage en un certain point des analyses qui précèdent. La religion de Moïse n’a pas exercé ses effets immédiatement, mais d’une manière bizarrement indirecte. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas agi aussitôt, qu’il lui a fallu de longues périodes, des siècles, pour déployer sa pleine efficace, car la chose va de soi chaque fois qu’il s’agit de la formation d’un trait marquant dans le caractère d’un peuple. Ma réserve au contraire se réfère à un fait objectif que nous avons tiré de l’histoire de la religion juive, ou, si l’on veut, que nous y avons intégré. Nous avons dit que le peuple juif avait, au bout d’un certain temps, répudié la religion de Moïse, sans pouvoir deviner si ce rejet fut total ou si quelques-unes de ses prescriptions furent maintenues. En posant l’hypothèse que dans les longues périodes de prise de possession de Canaan et de lutte avec les peuples qui habitaient sur place, la religion de Jahvé ne se distinguait pas essentiellement de l’adoration des autres Baalim18, nous nous trouvons sur un terrain historique malgré tous les efforts déployés par les tendances ultérieures pour voiler cet état de choses humiliant. Mais la religion de Moïse n’avait pas disparu sans laisser de traces, une espèce de souvenir d’elle s’était gardé, obscurci et défiguré, appuyé peut-être chez certains membres isolés de la caste des prêtres sur d’anciennes consignations écrites. Et c’est cette tradition d’un grand passé qui continua à agir comme depuis l’arrière-plan, conquit peu à peu de plus en plus d’emprise sur les esprits et parvint finalement à transformer le dieu Jahvé en dieu de Moïse et à faire revenir à la vie ׀233׀ la vieille religion mosaïque mise en place de longs et nombreux siècles auparavant, puis abandonnée.

Dans une section antérieure de cette étude19 nous avons réfléchi à l’hypothèse qui semble s’imposer si nous voulons trouver concevable une pareille prestation de la tradition.

f) Le retour du refoulé

Or il existe une foule de processus semblables parmi ceux que l’étude analytique de la vie psychique nous a fait rencontrer. On qualifie une partie d’entre eux de pathologiques, d’autres sont mis au compte de la grande variété de la normalité. Mais ce n’est pas cela qui importe, car les frontières entre les deux domaines ne sont pas tracées nettement, les mécanismes sont, dans de larges proportions, les mêmes, et il est bien plus important de savoir si les modifications en question se réalisent chez le Moi proprement dit ou si elles s’opposent à lui comme des instances étrangères, auquel cas on les appelle des symptômes. Dans la masse du matériau je mets d’abord en avant des cas relatifs au développement du caractère. La jeune fille s’est mise dans l’opposition la plus résolue à sa mère, a soigneusement cultivé toutes les qualités dont elle déplore l’absence chez sa mère, et évité tout ce qui rappelle celle-ci. Nous pouvons ajouter pour compléter que comme tout enfant de sexe féminin elle avait adopté dans les premières années une posture d’identification avec la mère et que maintenant elle s’insurge énergiquement contre cette identification. Mais quand cette jeune fille se mariera, deviendra elle-même femme et mère, il ne faudra pas nous étonner qu’elle se mette à ressembler de plus en plus à cette mère ennemie, jusqu’à ce qu’elle ait rétabli pour finir de manière indubitable cette identification à la mère qu’elle avait dépassée. Il se passe la même chose aussi chez les jeunes garçons, et même le grand Goethe, qui dans sa période « géniale » a assurément méprisé son père raide et pointilleux, a développé sur le tard des traits qui ressortissent au caractère de ce même père. Le résultat peut être encore plus frappant quand l’opposition entre les deux personnes est plus vive. Tel jeune homme affligé de la malchance de devoir grandir aux côtés d’un père ׀234׀ qui ne valait rien est d’abord devenu, pour le défier, un homme valeureux, honnête et honorable. Parvenu au sommet de la courbe de sa vie, son caractère a basculé et il s’est mis à se comporter désormais comme s’il avait pris pour modèle ce même père. Pour ne pas perdre le lien avec notre sujet, il faut garder à l’esprit qu’au début d’un déroulement de cette nature il y a toujours une identification infantile précoce avec le père. Celle-ci, ensuite, est repoussée, même surcompensée, et pour finir elle s’est réimposée.

Il est acquis depuis longtemps et communément partagé que les épisodes vécus pendant les cinq premières années acquièrent une influence déterminante sur la vie, à laquelle rien d’ultérieur ne peut s’opposer. Il y aurait bien des choses intéressantes à dire sur la façon dont ces impressions précoces défendent leur position contre tous les effets des périodes plus mûres de la vie, mais cela n’a pas sa place ici. On sait sans doute moins en revanche que l’influence contraignante la plus forte provient des impressions qui touchent l’enfant à une époque où nous devons considérer que son appareil psychique n’est pas encore parfaitement apte à les enregistrer. Cette donnée objective elle-même ne fait aucun doute, elle est tellement déroutante que pour la comprendre plus facilement nous nous autoriserons une comparaison avec un cliché photographique qui peut être développé et transformé en image un certain temps après qu’on a différé la chose à sa guise. On aura plaisir à signaler malgré tout qu’un écrivain plein d’imagination a déjà, avec toute l’audace que peuvent se permettre les poètes, anticipé notre inconfortable découverte. E. T. A. Hoffmann aimait ramener toute la profusion de figures qui se mettaient à sa disposition pour ses récits à l’incessant changement d’images et d’impressions qu’il avait vécu, encore nourrisson, au sein de sa mère, lors d’un voyage de plusieurs semaines en voiture de poste. Ce que les enfants ont vécu et n’ont pas compris à l’âge de 2 ans, ils n’ont jamais à s’en souvenir, hormis dans les rêves. C’est seulement par un traitement psychanalytique qu’ils peuvent en prendre connaissance, mais cela fait irruption dans leur vie à un moment ultérieur quelconque en impulsant des contraintes, dirige leurs actions, leur impose des sympathies et des antipathies ׀235׀, décide plus d’une fois de leur choix amoureux, si souvent inexplicable en termes rationnels. On ne peut manquer de reconnaître les deux points par lesquels ces faits concernent notre problème. Premièrement dans l’éloignement du tempsIV, identifié ici comme le facteur vraiment décisif, par exemple dans l’état particulier du souvenir que nous classons comme « inconscient » s’agissant de ces épisodes vécus de l’enfance. Nous espérons trouver ici une analogie avec l’état que nous voudrions attribuer à la tradition dans la vie psychique du peuple. Il est vrai qu’il n’a pas été facile d’intégrer l’idée d’inconscient dans la psychologie des masses.

Les mécanismes qui mènent à la formation de névroses fournissent des contributions régulières aux phénomènes que nous recherchons. Là aussi les événements décisifs se situent dans des périodes précoces de l’enfance, mais l’accent repose en l’espèce non pas sur l’époque, mais sur le processus qui vient affronter l’événement, sur la réaction à celui-ci. En présentant schématiquement les choses, on peut dire : comme conséquence de l’épisode vécu surgit une revendication pulsionnelle qui exige d’être satisfaite. Le Moi refuse d’accorder cette satisfaction, soit parce qu’il est paralysé par l’ampleur de la demande, soit parce qu’il reconnaît en elle un danger. La première de ces raisons avancées est la plus primitive, l’une et l’autre reviennent à éviter une situation de danger. Le Moi se défend contre le danger par le processus de refoulement. Le mouvement pulsionnel est d’une manière ou d’une autre inhibé, l’occasion déclenchante, avec les perceptions et représentations qui en font partie, est oubliée. Mais le processus n’est pas clos pour autant, soit la pulsion a conservé sa force, soit elle la rassemble à nouveau soit elle se trouve réveillée par une nouvelle occasion. Elle renouvelle alors sa demande, et comme la voie de la satisfaction normale lui demeure barrée par ce que nous pouvons appeler la cicatrice du refoulement, elle se fraie quelque part à un endroit faible une autre voie ׀236׀ vers ce qu’on appelle une satisfaction de remplacement, qui surgit maintenant comme symptôme, sans le consentement, mais aussi sans la compréhension du Moi. Tous les phénomènes de la formation de symptôme peuvent à juste titre être décrits comme « retour du refoulé ». Mais leur caractère distinctif est l’ample défiguration qu’a subie ce qui fait retour, par comparaison avec ce qu’il y avait à l’origine. On se dira peut-être qu’avec ce dernier groupe de données nous nous sommes trop éloignés de la ressemblance avec la tradition. Mais nous n’avons pas à le regretter, si ce faisant nous sommes parvenus à nous approcher des problèmes du renoncement aux pulsions.

g) La vérité historique20

Nous nous sommes lancés dans tous ces développements psychologiques collatéraux21 pour nous rendre plus crédible encore le fait que la religion de Moïse n’a d’abord imposé son action sur le peuple juif qu’à titre de tradition. Nous n’avons vraisemblablement pas établi davantage qu’une certaine vraisemblance. Mais supposons que nous ayons réussi à fournir la pleine démonstration recherchée : il resterait malgré tout l’impression que nous n’avons satisfait qu’au facteur qualitatif de notre requête, et non également au facteur quantitatif. À tout ce qui a à voir avec la genèse d’une religion, et assurément aussi de la religion juive, est attaché quelque chose de grandiose qui n’a pas été couvert par les explications que j’ai données jusqu’à présent. Il faudrait qu’un autre facteur encore soit impliqué, pour lequel il n’y a pas grand-chose d’analogue et rien de même espèce, quelque chose d’unique et du même ordre de grandeur que ce qui en est sorti, que la religion elle-même.

Essayons d’approcher l’objet par l’autre côté. Nous comprenons que le primitif a besoin d’un dieu créateur du monde, chef de la tribu, protecteur personnel. Ce dieu a sa place derrière feu les pères, dont la tradition est encore en mesure de dire quelque chose. L’homme des époques ultérieures, celui de notre époque, se comporte de la même façon. Lui aussi demeure infantile et en manque de protection, y compris en tant qu’adulte. ׀237׀ Il estime qu’il ne peut se passer de l’appui qu’il trouve en son dieu. Tout cela est incontesté, mais il est moins facile de comprendre pourquoi il ne peut y avoir qu’un seul dieu, pourquoi c’est précisément le progrès qui va de l’hénothéisme22 au monothéisme qui acquiert l’importance majeure et décisive. Certes, comme nous l’avons exposé, le croyant prend part à la grandeur de son dieu, et plus le dieu est grand, plus il peut se fier à la protection que ce dieu peut dispenser. Mais la puissance d’un dieu n’a pas pour présupposé nécessaire son caractère unique. De nombreux peuples ne percevaient une magnification de leur dieu suprême que lorsque celui-ci dominait d’autres divinités inférieures, et ne voyaient aucune minoration de sa grandeur, s’il en existait d’autres en dehors de lui. Cela signifia même un sacrifice de l’intimité quand ce dieu devint universel et se soucia du sort de tous les pays et de tous les peuples. On partageait pour ainsi dire son dieu avec les étrangers et il fallut se dédommager de ce partage par la réserve stipulant qu’on était son préféré. On peut aussi faire valoir que l’idée même du dieu unique signifiait un progrès dans la spiritualité, mais il est impossible d’imputer à ce point une valeur aussi grande.

Or pour cette lacune manifeste dans la motivation, les croyants très pieux ont une réponse qui la comble suffisamment. Ils expliquent que si l’idée d’un dieu unique a agi de manière aussi dominante sur les hommes, c’est parce qu’elle est une part de la vérité éternelle qui, longtemps cachée, a fini par surgir et par les entraîner tous, dès lors, à sa suite. Reconnaissons qu’un facteur de cette espèce est en fin de compte adéquat à la grandeur de l’objet et à l’ampleur de sa réussite23.

Nous aimerions quant à nous faire nôtre cette solution. Mais nous butons sur une réserve. L’argument pieux repose sur un présupposé optimisto-idéaliste. Il n’a pu être constaté nulle part ailleurs que l’intellect humain possédait un flair particulièrement fin pour la vérité et que la vie psychique humaine manifestait une inclination particulière à reconnaître la vérité. Nous avons plutôt fait l’expérience au contraire que notre intellect s’égarait très facilement sans crier gare ׀238׀ et que rien n’était plus facilement cru par nous que ce qui, sans aucun égard pour la vérité, venait au-devant des illusions que produit notre désir. Aussi devons-nous adjoindre une réserve à notre accord. Nous croyons nous aussi que la solution des âmes pieuses contient la vérité, non pas la vérité matérielle, mais la vérité historique. Et nous nous arrogeons le droit de corriger une certaine défiguration que cette vérité a subie lors de son retour. C’est-à-dire que nous ne croyons pas qu’il y ait un seul grand dieu aujourd’hui, mais que dans les temps archaïques il a existé une personne unique, qui a dû à l’époque paraître immensément grande et qui ensuite, élevée à la divinité, est revenue dans le souvenir des hommes.

Nous avions fait l’hypothèse que la religion de Moïse avait d’abord été rejetée et à moitié oubliée et qu’ensuite elle avait percé à titre de tradition. Nous posons maintenant que ce processus se répétait alors pour la deuxième fois. Lorsque Moïse a apporté au peuple l’idée du dieu unique, celle-ci n’était rien de nouveau mais signifiait la réanimation d’un épisode vécu datant des temps archaïques de la famille humaine, qui s’était éclipsé depuis longtemps de la mémoire consciente des hommes. Mais cet épisode avait été tellement important, il avait engendré ou mis en branle des modifications si profondément incisives dans la vie des hommes qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il a laissé dans l’âme humaine quelques traces durables, assimilables à une tradition.

Les psychanalyses de personnes individuelles nous ont appris que leurs impressions les plus précoces, enregistrées à une époque où l’enfant était encore à peine capable de parler, expriment un jour ou l’autre des effets qui ont un caractère de contrainte, sans être elles-mêmes consciemment remémorées. Nous nous estimons autorisés à admettre la même chose pour les épisodes les plus anciens vécus par l’humanité. L’un de ces effets serait l’émergence de l’idée d’un grand dieu unique, que l’on doit identifier comme un souvenir certes défiguré, mais parfaitement justifié. Une idée de ce genre a un caractère de contrainte, elle ne peut pas ne pas être crue. ׀239׀ Pour autant qu’elle est défigurée, on a le droit de la qualifier de délire, dans la mesure où elle apporte le retour du passé, il faut l’appeler vérité. Même le délire psychiatrique contient un petit bout de vérité, et la conviction du malade part de cette vérité pour gagner peu à peu sur l’enveloppe délirante.

 

Ce qui suit maintenant, et jusqu’à la fin, est la répétition légèrement modifiée des développements de la première partie.

 

J’ai tenté en 1912 dans Totem et Tabou de reconstruire la situation ancienne d’où ces effets ont procédé. Je me suis servi pour ce faire de certaines idées théoriques de Ch. Darwin, d’Atkinson, mais tout particulièrement de W. Robertson Smith, et les ai combinées avec des découvertes et des suggestions issues de la psychanalyse. À Darwin j’ai emprunté l’hypothèse que les hommes vivaient à l’origine dans de petites hordes, chacune étant placée sous la domination par la violence d’un mâle relativement âgé qui s’appropriait toutes les femelles et châtiait les jeunes hommes ou les éliminait, y compris ses fils. À Atkinson, dans le prolongement de cette description, le fait que ce système patriarcal avait rencontré sa fin dans un soulèvement des fils, qui s’étaient coalisés contre le père, l’avaient vaincu et dévoré en commun. Me raccordant à la théorie totémique de Robertson Smith, j’ai supposé que par la suite la horde paternelle avait cédé la place au clan de la fratrie totémique. Pour pouvoir vivre en paix les uns avec les autres, les frères victorieux renoncèrent aux femmes à cause desquelles ils avaient pourtant tué le père et se sont imposé l’exogamie. Le pouvoir paternel était brisé, les familles furent organisées selon le matriarcat. La disposition ambivalente des sentiments des fils à l’égard du père resta en vigueur pendant tout le développement ultérieur. À la place du père on instaura comme totem un animal particulier ; il était considéré comme ancêtre et esprit protecteur, on n’avait pas le droit de lui faire le moindre mal ou de le tuer, mais une fois par an toute la communauté des hommes se rassemblait pour un banquet au cours duquel l’animal totémique vénéré le reste du temps ׀240׀ était mis en pièces et consommé en commun. Personne ne pouvait s’exclure de ce repas, c’était la répétition solennelle de la mise à mort du père par laquelle avaient commencé à exister l’ordre social, les lois régissant les mœurs et la religion. Bien des auteurs avant moi ont été frappés par la concordance entre le repas totémique de Robertson Smith et la Cène chrétienne.

Je m’en tiens aujourd’hui encore à ce schéma. Il m’a fallu entendre de véhéments reproches répétés me blâmant de n’avoir pas changé de point de vue dans les tirages suivants du livre, après que pourtant des ethnologues ultérieurs eurent unanimement rejeté les thèses de Robertson Smith et produit des théories partiellement différentes, voire totalement divergentes. À cela je répliquerai en disant que ces soi-disant progrès me sont bien connus. Mais je n’ai été convaincu ni de la justesse de ces innovations, ni des erreurs de Robertson Smith. Une contradiction, loin s’en faut, n’est pas une réfutation, une innovation n’est pas nécessairement un progrès. Mais surtout, je ne suis pas ethnologue mais psychanalyste. J’étais en droit d’aller puiser dans la littérature ethnologique ce que je pouvais utiliser pour le travail analytique. Les travaux du génial Robertson m’ont fourni de précieux points de contact avec le matériau psychologique de l’analyse, des associations permettant de l’exploiter. Avec ses contradicteurs, je ne me suis jamais trouvé de point d’accord.

h) Le développement historique24

Je ne peux répéter ici en détail le contenu de Totem et Tabou, mais je dois veiller à donner un contenu au long laps de temps qui sépare cette époque archaïque, dont nous faisons l’hypothèse, de la victoire du monothéisme dans les temps historiques. Une fois mis en place l’ensemble fratrie, matriarcat, exogamie et totémisme, a commencé un développement qu’on peut décrire ׀241׀ comme un lent « retour du refoulé ». Nous employons ici le terme « refoulé » dans le sens impropre. Il s’agit d’une réalité passée, disparue, dépassée dans la vie d’un peuple, que nous nous risquons à mettre sur le même plan que le refoulé dans la vie psychique d’un individu. Nous ne saurions dire pour commencer sous quelle forme psychologique cette réalité passée a été présente pendant la période de son obscurcissement. Nous avons du mal à transférer les concepts de la psychologie individuelle vers la psychologie des masses, et je ne crois pas que nous obtiendrons quoi que ce soit en introduisant le concept d’inconscient « collectif ». Le contenu de l’inconscient est de toute façon collectif, c’est un bien universel que détiennent les humains. Nous nous aiderons donc provisoirement du recours aux analogies. Les processus que nous étudions ici dans la vie des peuples sont très semblables à ceux que nous connaissons à partir de la psychopathologie, mais ne leur sont malgré tout pas identiques. Nous nous résolvons pour finir à poser que les retombées psychiques de ces époques archaïques étaient devenues un héritage qui n’avait besoin que d’être réveillé à chaque nouvelle génération, et non d’être acquis. Nous pensons en l’espèce à l’exemple de la symbolique certainement « connatale25 », qui date de l’époque du développement du langage, qui est familière à tous les enfants sans qu’ils aient reçu la moindre instruction, et qui malgré la diversité des langues, a les mêmes sens chez tous les peuples. Ce qui nous manque encore, au besoin, pour être tout à fait sûrs, nous l’extrayons d’autres résultats de la recherche psychanalytique. Nous apprenons que dans un grand nombre de relations importantes nos enfants ne réagissent pas comme cela conviendrait proprement à ce qu’ils vivent, mais d’une manière instinctive, comparable à ce qui se passe chez les animaux, qui n’est explicable que par une acquisition phylogénétique.

Le retour du refoulé se réalise lentement, certainement pas spontanément, mais sous l’influence de tous les changements dans les conditions de vie dont l’histoire de la civilisation est pleine. Je ne peux fournir ici ni un panorama de ces dépendances ni une énumération plus que lacunaire des étapes de ce retour. Le père redevient le chef suprême de la famille ׀242׀ mais sur un mode qui, de loin, n’est pas aussi illimité que cela avait été le cas pour le père de la horde archaïque. L’animal totémique cède la place au dieu en passant par des transitions encore nettement visibles. Le dieu à silhouette humaine, au départ, a encore la tête de l’animal, après quoi il se transforme de préférence en cet animal précis, puis cet animal devient sacré à ses yeux, devient son accompagnateur favori, ou alors il a tué l’animal et porte lui-même après cela son nom en épithète du sien propre. Entre l’animal totémique et le dieu surgit le héros, ce qui est fréquemment le préliminaire de la déification. L’idée d’une divinité suprême semble s’installer précocement, d’abord de manière seulement esquissée, sans immixtion dans les intérêts quotidiens des hommes. Avec le regroupement des tribus et des peuples en unités plus grandes les dieux s’organisent eux aussi en familles, en hiérarchies. L’un d’entre eux est souvent élevé à la dignité de souverain, au-dessus des dieux et des hommes. Est franchi alors de manière hésitante le pas suivant, qui consiste à ne se vouer qu’à un seul dieu, et finalement lui succède la décision de concéder tous les pouvoirs à un dieu unique et de ne pas tolérer d’autres dieux à côté de lui. C’est seulement par là que la magnificence du père primitif de la horde fut restaurée, et que les affects qui lui étaient destinés purent être répétés.

Le premier effet de la rencontre avec ce dont depuis longtemps on avait la désirance et déplorait l’absence fut renversant et tel que le décrit la tradition de l’octroi de la Loi sur le mont Sinaï. Admiration, crainte respectueuse et gratitude pour la grâce trouvée à ses yeux : la religion de Moïse ne connaît pas d’autres sentiments que ces sentiments positifs à l’égard du dieu-père. La conviction qu’il était irrésistible, la soumission à sa volonté ne peuvent avoir été plus absolues chez le fils intimidé et sans recours du père de la horde, et même, elles ne deviennent concevables pleinement que par la transposition dans le milieu primitif et infantile. Les émotions infantiles sont, dans des proportions tout à fait différentes de ce qu’on observe chez les adultes, intenses et insondablement profondes, seule l’extase religieuse peut faire revivre cet état. Ainsi c’est une ivresse de dévotion à Dieu qui fut la première réaction au retour du père et de sa grandeur.

L’orientation de cette religion paternelle était ainsi fixée à jamais ׀243׀, mais son développement n’était pas arrêté pour autant. Un caractère essentiel du rapport au père est l’ambivalence. Il ne pouvait pas ne pas se produire qu’au cours du temps veuille aussi se donner libre cours cette hostilité qui jadis avait poussé les fils à mettre à mort le père admiré et redouté. Dans le cadre de la religion de Moïse il n’y avait pas place pour l’expression directe de la haine assassine du père. Ne pouvait se manifester qu’une réaction forte à celle-ci, une conscience coupable due à cette hostilité, la mauvaise conscience d’avoir péché contre Dieu et de ne plus cesser de pécher. Cette conscience coupable, que les prophètes maintinrent sans répit en éveil, et qui bientôt constitua un contenu intégral du système religieux, avait encore une autre motivation, superficielle celle-là, qui masquait habilement sa véritable origine. Le peuple allait mal, les espoirs placés dans la faveur divine ne voulaient pas se réaliser, il n’était pas facile de persister dans l’illusion chère entre toutes qu’on était le peuple élu de Dieu. Si l’on ne voulait pas renoncer à ce bonheur, le sentiment de culpabilité dû au caractère pécheur de chacun proposait une déculpabilisation bienvenue de Dieu. On ne méritait rien de mieux que d’être puni par Dieu, parce qu’on ne respectait pas ses commandements, et dans le besoin de satisfaire ce sentiment de culpabilité insatiable puisant à tant de sources plus profondes, il a fallu rendre ces commandements de plus en plus sévères, pénibles, mais aussi mesquins. Dans une nouvelle ivresse d’ascèse morale on s’est imposé des renoncements aux pulsions toujours nouveaux, atteignant par là, au moins dans la doctrine et la prescription, des sommets éthiques qui restaient inaccessibles aux autres peuples du temps passé. Dans ce développement vers le haut de nombreux Juifs voient le deuxième caractère principal et la deuxième réalisation majeure de leur religion. Nos explications doivent déboucher sur le lien qui unit celle-ci avec la première, l’idée du dieu unique. Mais cette éthique ne peut dénier son origine dans la conscience coupable due à l’hostilité réprimée envers Dieu. Elle a le caractère non achevé et non achevable des formations réactionnelles dans les névroses obsessionnelles ; ׀244׀ on devine aussi qu’elle sert aux visées secrètes de la punition.

Le développement ultérieur va au-delà du judaïsme. Le reste de ce qui faisait retour de la tragédie paternelle archaïque n’était plus du tout compatible avec la religion de Moïse. La conscience coupable de cette époque n’était plus depuis longtemps limitée au peuple juif. Désormais malaise sourd, intuition de malheur dont personne ne savait indiquer le fondement, elle s’était emparée de tous les peuples de la Méditerranée. Les historiens actuels parlent d’un vieillissement de la civilisation antique ; je soupçonne qu’ils n’ont saisi que des causes occasionnelles et des éléments accessoires de cette humeur maussade qui gagnait les peuples. La clarification de la situation d’oppression psychique est venue du judaïsme. Si on met de côté toutes les approches et préparations alentour, c’est malgré tout dans l’esprit d’un homme juif, Saul de Tarse, qui comme citoyen romain prit le nom de Paul, qu’a percé d’abord l’identification de ce qui se passait : si nous sommes si malheureux, c’est parce que nous avons tué Dieu le père. Et il est absolument compréhensible qu’il n’ait pu appréhender autrement ce pan de vérité que dans l’habillage délirant de la bonne et joyeuse nouvelle : nous sommes libérés de toute faute depuis que l’un d’entre nous a sacrifié sa vie pour nous racheter. Dans cette formulation, la mise à mort de Dieu n’était naturellement pas mentionnée, mais un crime qui devait être racheté par une mort sacrificielle ne pouvait avoir été qu’un meurtre. Et en assurant que ce sacrifice avait été celui du fils de Dieu on produisait la médiation entre l’illusion26 et la vérité historique. Cette nouvelle croyance renversa tous les obstacles avec la puissance que lui conférait la source d’une vérité historique ; à la félicité procurée par la certitude d’être élu, succédait le rachat libérateur. Mais le fait proprement dit de la mise à mort du père eut à surmonter lors de son retour dans le souvenir de l’humanité des résistances plus grandes que l’autre fait qui avait constitué le contenu du monothéisme. Il lui fallut donc accepter une défiguration plus forte. Le crime innommable fut remplacé par l’adoption de l’idée d’un péché originel27 à dire vrai assez flou.

׀245׀ Péché originel et rédemption par la mort sacrificielle devinrent les piliers de la nouvelle religion fondée par Paul. Nous devons renoncer à savoir si dans la bande de frères qui se souleva contre le père archaïque il a existé effectivement un guide et instigateur du meurtre ou si ce personnage a été créé ultérieurement par l’imagination des écrivains pour héroïser leur propre personne, puis introduit dans la tradition. Après avoir fait exploser le cadre du judaïsme, la doctrine chrétienne a intégré des composants issus de nombreuses autres sources, a renoncé à plus d’un trait spécifique du monothéisme pur, s’est conformée dans bien des détails aux rituels des autres peuples méditerranéens. Comme si l’Égypte se vengeait une nouvelle fois chez les héritiers d’Akhenaton. On remarquera de quelle façon la nouvelle religion s’est débattue avec la vieille ambivalence du rapport au père. Son principal contenu était certes la réconciliation avec Dieu le père, l’expiation du crime commis à son encontre, mais l’autre côté du rapport affectif se manifestait dans le fait que le fils, qui avait pris sur lui l’expiation, devenait lui-même Dieu aux côtés du père, et à proprement parler, à la place du père. Issu d’une religion du père, le christianisme est devenu une religion du fils. Il n’a pas échappé à la fatale nécessité d’éliminer le père.

Seule une partie du peuple juif adopta la nouvelle doctrine. Ceux qui s’y refusèrent s’appellent encore Juifs aujourd’hui. Ce divorce les a plus nettement encore qu’auparavant mis à part des autres. Il a fallu qu’ils s’entendent reprocher par la nouvelle communauté religieuse, qui outre les Juifs a accueilli des Égyptiens, des Grecs, des Syriens, des Romains et finalement aussi des Germains, d’avoir assassiné Dieu. Reproche qui pourrait s’énoncer intégralement comme suit : eux ne veulent pas reconnaître qu’ils ont assassiné Dieu, alors que nous, nous l’avouons et que nous avons été purifiés de cette faute. On comprend alors aisément combien il y a de vérité derrière ce reproche. Savoir pourquoi il a été impossible aux Juifs d’accomplir avec les autres le progrès que l’aveu du meurtre de Dieu contenait, malgré toutes les défigurations, serait l’objet d’une recherche spécifique. ׀246׀ Ils se sont, ce faisant, chargés dans une certaine mesure d’une faute tragique ; on la leur a fait lourdement expier.

Notre recherche a peut-être jeté quelque lumière sur la question de savoir comment le peuple juif a acquis les qualités qui le caractérisent. On a moins trouvé d’éclaircissements sur le problème de savoir pour quelles raisons28 ils ont pu se conserver comme individualité jusqu’à aujourd’hui. Mais en toute justice on ne réclamera ni n’attendra de réponses exhaustives à ces énigmes. Tout ce que je peux proposer, c’est une contribution, qu’il faudra juger en fonction de toutes les réserves évoquées d’entrée29.

I.

Le rejet [Schmähung] des Juifs dans les temps anciens sous prétexte qu’ils étaient des « lépreux » (voir Manetho) a sans doute la signification d’une projection : « Ils se tiennent loin à distance de nous comme si nous étions des lépreux. »

II.

Mais je proteste contre l’interprétation erronée qui me ferait dire que le monde est si compliqué que la moindre thèse que l’on pose doit nécessairement toucher quelque part un pan de vérité. Non, notre pensée s’est gardé la liberté de découvrir des dépendances et des corrélations auxquelles rien ne correspond dans la réalité, et elle apprécie manifestement hautement ce don, tant est abondant l’usage qu’elle en fait à l’intérieur comme à l’extérieur de la science.

III.

Voir Frazer, op. cit.

IV.

Ici encore on laissera volontiers la parole au poète. Pour expliquer ce qui l’attache il invente : « Ah tu fus, en des temps lointains de vie oubliée, ou ma sœur ou bien mon épouse » (Goethe, t. IV de l’édition de Weimar, p. 97). [Voir Anthologie bilingue de la poésie allemande, op. cit., p. 388-389.]

1.

Selbstgefühl, le sentiment de soi, proche de ce que Jean-Jacques Rousseau appelle l’amour de soi, qui est une sorte de force proche du conatus de Spinoza. Mais « estime de soi » manquerait l’écho « physique » de l’expression.

2.

Zählebigkeit.

3.

Sehnsucht. L’antériorité de la figure paternelle autorise ici la traduction par « nostalgie » d’un terme bien connu pour son intraductibilité, et qui désigne le « fort désir de voir ».

4.

L’antéposition obligatoire de l’adjectif épithète en allemand provoque une collusion entre l’« homme grand » par la taille et le « grand homme ».

5.

Le concept de Vergeistigung est déjà apparu au début du 7e élément de la deuxième partie. Si l’on peut imaginer que Strachey (l’éditeur de la Standard Edition) ait eu des scrupules à le traduire par l’anglais spirituality, la tradition française a maintenu un sémantisme suffisamment large à la notion de spiritualité pour qu’on n’y renonce pas ici. Il maintient en outre une corrélation permanente entre la compétence et les performances intellectuelles d’un côté, et de l’autre le niveau métaphysique ou religieux de la culture juive étudié dans le livre.

6.

Ihr Schrifttum, à la fois les écrits et la tradition de l’Écriture.

7.

Fondateur du judaïsme rabbinique, Rabban (notre maître) Yohanan ben Zakkay vécut vers l’an 70 de notre ère. De nombreuses légendes contradictoires sur sa personne et son rôle sont conservées dans la tradition. Il fit de Yabnè, près de Jaffa, un centre du judaïsme rabbinique.

8.

Das jüdische Wesen peut aussi signifier « l’être juif », comme on dit « l’être humain ».

9.

Triebverzicht. Qu’on traduise par « renoncement pulsionnel » ou par « renoncement aux pulsions », le concept composé est aussi dépourvu que la forme allemande de la précision nécessaire : il s’agit du renoncement à suivre et à satisfaire les demandes pulsionnelles.

10.

Energieverschiebung : où l’on voit que la Verschiebung n’est pas un simple déplacement abstrait, mais un « report » connoté comme détournement. La pulsion est « fourguée » ailleurs que chez son destinataire naturel…

11.

Ethik est ici sous la plume de Freud le catalogue des bonnes mœurs (ethos en grec) et n’a pas les connotations subjectives du concept d’éthique dans le français d’aujourd’hui.

12.

Au sens d’un « ordonnancement des mœurs ».

13.

Verbot, l’interdiction, antonyme de Gebot, le commandement.

14.

« Maudite soif de l’or », déjà vilipendée par Aristote (Marx utilise constamment cette formule créée par Virgile [Énéide, III, 57] dans sa critique de la chrématistique capitaliste).

15.

Den Armen im Glauben.

16.

Ihr Empfindungsleben.

17.

Citation du Faust de Goethe (I, 4, v. 1851). Méphistophélès a enfilé la robe de Faust et lui donne le conseil de « mépriser science et raison ».

18.

Pluriel hébreu de « Baal », désignant les dieux des religions autochtones.

19.

Il s’agit des sections C, D et E du premier chapitre de la troisième partie.

20.

Historisch. Le Fremdwort allemand insiste sur l’histoire comme science ou connaissance, par opposition au processus événementiel (Geschichte).

21.

Exkurse. Il ne s’agit pas tant de digressions (pouvant confiner à la fantaisie et sortir du sujet) que de développements autonomes rapportés au développement principal par utilité.

22.

Concept moderne désignant le culte d’un seul dieu chez un peuple, un autre peuple pouvant en vénérer un autre.

23.

Erfolg désigne la réussite de manière plus neutre que les équivalents français, avec un sens proche de « résultat ».

24.

Geschichtlich : historique, avec un sens factuel.

25.

Mitgeboren, littéralement « né avec », voisin de « inné » (angeboren). Les guillemets de Freud attirent l’attention sur la littéralité. On dirait peut-être aujourd’hui « coalescent ».

26.

Der Wahn : le terme a souvent un sens non pathologique, comme dans le poème de Schiller Die Worte des Wahns.

27.

Erbsünde, en allemand, connote plus le caractère héréditaire ou atavique que le caractère originel.

28.

Wieso… Étonnant usage de cette conjonction interrogative dans les dernières lignes du questionnement. Elle connote dans la langue courante une certaine insistance dans la question.

29.

Eingangs : c’est-à-dire au début de la dernière partie.