CHAPITRE six - Amsterdam

L’affaire des modifiés

L’on aborde ici la question épineuse de l’existence d’un demi-frère de Bodichiev, Félix, chef de bande aussi sophistiqué que redouté. Comme je l’ai noté en ouverture de ce recueil, je ne suis pas parvenu à trouver de traces avérées, irréfutables, de l’existence de Félix Sylvanovitch Bodichiev. De plus, en dehors du récit complet qui suit, seules quelques notes attestent dans les carnets paternels des activités de Félix, assorties du mot « échec ». Félix parvint-il donc à tenir la dragée haute à son détective de demi-frère ? Il le semble bien. La première mention de cette mystérieuse parentèle se trouve dans un inachevé intitulé : « L’AFFAIRE DU CAMBRIOLEUR INVISIBLE », où l’on retrouve non seulement mon père, mais aussi mon arrière-grand-tante.

***

Bodichiev contempla le bout de papier :

« Quelle équipe nous formons ! Notre cher papa aurait été fier de ses fils. En attendant notre prochaine rencontre (pas trop tôt tout de même), je te présente l’expression de mes sentiments les plus amicaux, petit frère ! »

Bodichiev secoua la tête avec agacement. Il plia le message et le glissa dans sa poche de poitrine. Quel fieffé bandit ! Amusé malgré lui par l’impudence du coquin, Bodichiev se surprit à esquisser un sourire.

Peut-être cette affaire avait-elle débuté par une nuit d’été. Une brise tranquille caressait les tourelles de Wosley’s House, les chênes secouaient doucement leurs frondaisons. Les grands arbres projetaient leurs branches par-dessus le mur du domaine, occultant la lumière des réverbères. Un homme surgit de la pénombre, remontant le trottoir avec nonchalance. Il s’arrêta d’abord à la hauteur de la grille d’entrée. Il abaissa la poignée, en vain. Le portail était fermé. L’homme refit quelques pas, s’arrêtant cette fois devant la porte des domestiques. Elle s’ouvrit sans difficulté. L’homme eut un sourire amusé et entra.

Il franchit une pelouse et remonta paisiblement la longue allée de gravier peigné. Les mains dans les poches de son complet sombre, il leva le nez vers le ciel. La nuit était claire, la lune à demi pleine baignait le parc d’une lumière ivoirine. L’homme s’arrêta une seconde, pour emplir ses poumons de la senteur fruitée de la végétation. Fredonnant légèrement, il reprit son chemin vers la haute résidence qui s’élevait au bout de l’allée. Deux ailes régulières entouraient un corps de bâtisse aux dimensions impressionnantes et à l’architecture d’une laideur étudiée. Un aboiement résonna brièvement dans le calme nocturne. Une forme élancée surgit en courant du côté droit de Wosley’s House. Le chien de garde s’arrêta près de l’homme. Il s’assit et lança un jappement interrogatif. L’homme flatta la tête de l’animal en murmurant :

« Oui, bon chien, mignon, bon chien… »

La queue de la bête martela le gravier sur la cadence du contentement canin. L’homme reprit sa marche vers le manoir enténébré, mais le chien ne l’entendait pas de cette oreille : il émit un petit gémissement et vint bousculer les jambes du visiteur.

« Oui, bon chien… »

L’homme fouilla dans une de ses poches intérieures et en ressortit un bout de bois. Il le secoua devant la gueule du chien, qui était déjà prêt à bondir. L’homme jeta le bâton en direction des arbres et l’animal se précipita à sa poursuite.

L’homme monta le perron. Il tendait l’index vers la poignée de la porte lorsqu’un choc tiède contre ses jambes l’informa du retour du chien, le bâton solidement bloqué dans sa mâchoire. Étouffant un soupir agacé, l’homme reprit le bâton et l’envoya valser le plus loin possible dans les buissons. Le chien repartit avec enthousiasme, dans le silence typique des molosses modifiés. L’homme hocha la tête avec agacement : « Crétin de cyber-clebs… »

Il pénétra dans le manoir.

« Bonjour Beauchamp, comment allez-vous ?

– Fort bien monsieur, merci. Qui dois-je annoncer ?

– Jan Marcus Bodichiev, détective consultant. »

Le majordome s’inclina avec la déférence imposée par son programme et laissa entrer Jan Marcus. Le robot referma la porte d’entrée, tout en annonçant de sa belle voix cuivrée :

« Madame attend monsieur dans le grand salon bleu. Si vous vous voulez bien me suivre… »

Le robot n’offrit pas au détective de prendre son pardessus, mais glissa vivement vers le fond du hall.

La pièce où Jan Marcus fut introduit aurait été suffisamment vaste pour accueillir un tournoi de cricket. Ses murs étaient tendus de draperies, dans des teintes allant de l’ardoise à l’azur en passant par toutes les nuances de cyan imaginables. Le dragon local arpentait impatiemment le plancher de ces étendues céruléennes.

« Ah, monsieur Bodichiev ! Vous voici enfin !

– Madame Koulikova, je suis à votre service. » répondit Jan Marcus, esquissant une courbette en dépit de sa corpulence.

« Venez voir ! » demanda la maîtresse des lieux. Elle sortit du salon d’un pas décidé. Eleonora Severovna Koulikova faisait tout de manière décidée. Le détective la suivit docilement dans la bibliothèque. D’un geste théâtral, Eleonora Severovna désigna un panneau de bois ouvert entre deux rayonnages. Les ailes du nez de la grande dame frémissaient d’indignation.

Jan Marcus examina le panneau avec attention. Une portion de la paroi coulissait sur un astucieux système de charnières camouflées, laissant apparaître le métal sombre d’un petit coffre. L’épaisse porte dudit coffre béait sur deux rayons vides. Jan Marcus sortit ses gants d’une poche de son pardessus et les enfila. Il rabattit ensuite la porte du coffre, prenant garde ce faisant de ne toucher que la pointe du rebord. Les mots « Coffres Vernet » brillaient sur la surface métallique.

« Un coffre français, madame ?

– Il n’y a pas plus paranoïaque qu’un communiste, tout le monde le sait ! Les coffres français sont donc les meilleurs. En tout cas, c’est ce que je croyais jusqu’à présent. Mais le voleur n’a apparemment eu aucun mal à forcer les miens ! »

Jan Marcus hocha vaguement la tête pour marquer son assentiment. Déployant la même prudence qu’avec la porte du coffre-fort, il fit jouer le mécanisme de fermeture du panneau de bois.

« Il y a beaucoup de panneaux secrets dans cette pièce, madame ? » interrogea le détective. « J’ai déjà vu, lors de ma dernière visite, celui qui se trouve près de la porte, où sont camouflées les commandes de la régulation météo.

– Il y en a deux autres encore, en effet. » Désignant une autre portion de la bibliothèque, Madame Koulikova expliqua : « Il y a là un petit bar, et ici de simples étagères.

– Puis-je regarder ? »

La maîtresse de maison haussa les épaules d’un air agacé. Bodichiev sortit d’une nouvelle poche un petit appareil, qu’il dirigea vers les panneaux. La lueur bleutée qui surgit en pinceau ne révéla rien de concluant sur la porte du bar. Pas grand-chose non plus sur celle des étagères, que Bodichiev ouvrit. Il n’y avait que de la papeterie à l’intérieur : feuilles et enveloppes aux armes des Koulikov, pour leur correspondance privée. Un gloussement retentit derrière Bodichiev.

« Voyons mon vieux, tous les voleurs savent qu’ils ne doivent pas laisser d’empreintes digitales ! » fit un jeune homme d’une voix maniérée.

Le détective se retourna et décocha un sourire poli en direction du nouvel arrivant.

« Da, Viatcheslav Pavlovitch. Mais je ne cherche pas des empreintes digitales, simplement des traces thermiques. Il semble que ces deux panneaux n’aient pas été ouverts par le cambrioleur. » Le détective alla examiner le panneau de la régulation météo : « Tandis qu’ici, il est visible que le panneau a été touché. Voyez ces traces… » Bodichiev régla le contraste de son appareil et des souillures phosphorescentes apparurent dans le faisceau lumineux. « Est-ce toujours le majordome qui règle la météo ? »

Viatcheslav répondit par l’affirmative tandis que sa tante, plantée d’un air sévère au milieu de la pièce, donnait des signes d’impatience.

« Ce genre de traces s’effacent en moins de cinq heures, ce qui nous autorise à quelques spéculations sur l’heure du cambriolage… »

Retournant au coffre-fort, Bodichiev balaya le panneau de bois puis la porte de métal avec son appareil. Le même genre de traces luminescentes fut révélé. Viatcheslav Pavlovitch battit des mains, très excité : « Passionnant, passionnant ! Tout ceci est vraiment très amusant !

– Viatcheslav ! » le rappela à l’ordre sa tante, d’un ton sec. Le jeune homme baissa les yeux en signe de feinte contrition, mais un sourire frémissait au coin de ses lèvres.

« Vous avez parlé de coffres, au pluriel, m’a-t-il semblé, madame ? » interrogea Bodichiev sans tenir compte de l’algarade.

« Le coffre de ma chambre a également été forcé, c’était un Vernet du même modèle. J’aime mieux vous dire qu’ils vont entendre parler de moi, chez Vernet ! »

Eleonora Severovna sortit en fulminant. Bodichiev allait la suivre lorsqu’un éclat blanc attira son regard vers le sol. Il se baissa, ramassant un rectangle de bristol au pied de la paroi lambrissée. Viatcheslav, qui l’observait, vit le visage du détective pâlir lorsqu’il lut les quelques lignes imprimées sur la carte de visite. Bodichiev quitta la bibliothèque sans un mot, suivi par un Viatcheslav passablement médusé.

Modèle d’ascèse et de retenue, l’ameublement de la chambre de Madame Koulikova contrastait étonnamment avec le reste de la décoration intérieure de Wosley’s House. Un grand lit en bois sombre occupait la majeure partie de la pièce, dont les fenêtres donnaient sur l’arrière du parc. Le daguerrotype en noir et blanc d’un homme aux sourcils broussailleux trônait sur le mur au-dessus d’une table de nuit rustique.

« L’autre coffre est ici. C’était celui de mon pauvre père », expliqua Eleonora Severovna en désignant le cliché d’un mouvement du menton. « Sever Fyodorovitch Koulikov, un grand homme ! » Pour un peu, elle se serait mise au garde-à-vous.

Écartant les pans de son manteau, Jan Marcus se pencha sur la table de nuit puis s’accroupit pour en ouvrir la porte. Sa corpulence ne le prédisposait pas particulièrement à ce genre d’exercices : il eut du mal à se glisser entre le lit et le mur. Il sortit à nouveau son détecteur. Eleonora Severovna alla se poster près de la fenêtre, tandis que son neveu restait sur le pas de la porte.

« Vous disiez que vos coffres ont été forcés, madame, mais il s’avère que ce n’est pas le cas », déclara Bodichiev en se relevant.

« Pardon ? Que voulez-vous dire ?

– Simplement ceci : les deux coffres ont été ouverts, mais ils l’ont été normalement. Le cambrioleur ne les a pas forcés.

– Ah, ces voleurs, ils ont tous les trucs ! » rétorqua Eleonora Severovna avec une moue méprisante. Elle quitta sa chambre le dos raidi par l’indignation.

« Puis-je vous demander ce qui a disparu des coffres, madame ? » demanda Bodichiev en lui emboîtant le pas.

« À cet étage, ce sont mes bijoux. Pour ce qui est d’en bas, il s’agit des originaux de certains contrats. Des papiers auxquels mon père tenait énormément. » Eleonora Severovna s’arrêta au milieu du couloir, les mains sur les hanches. « Mon dieu, que cette affaire est déplaisante ! Vous me tiendrez au courant de vos recherches », ajouta-t-elle sur un ton définitif avant de planter là le détective. Elle disparut dans un escalier de côté, qui descendait dans l’aile droite du manoir.

Bodichiev acquiesça pensivement, sans vraiment se soucier du départ de la maîtresse des lieux. Lorsqu’il releva les yeux, ce fut pour découvrir Viatcheslav qui le considérait avec l’air vague et l’enthousiasme vibrant d’un jeune chiot. Pour sa part, le détective arborait une mine soucieuse. Un moment indécis, il se dirigea vers le grand escalier principal. Toujours songeur, il commença à parler sans vérifier que le neveu Koulikov l’avait suivi.

« Il y a quelque chose que je n’ai pas demandé à votre tante : pourquoi a-t-elle fait appel à moi plutôt qu’à la police ?

– C’est bien simple, c’est bien simple ! » répondit Viatcheslav. Quelqu’un avait dû lui dire, un jour, que répéter deux fois chacune de ses paroles leur donnerait plus de poids. Depuis, il appliquait cette consigne à la lettre. « Lorsqu’elle a découvert le cambriolage, tout à l’heure, ma tante s’est écriée qu’elle ne voulait pas que ces incapables de l’Imperial Police Force mettent à nouveau leur nez dans nos affaires. Elle vous a appelé tout de suite. Vous l’avez énormément impressionnée, lors de cette affaire avec le majordome ! »

Les deux hommes arrivaient en bas des marches monumentales lorsque le majordome en question fondit sur eux. Il s’arrêta net et déclara que si ces messieurs voulaient se restaurer le petit-déjeuner était prêt dans le salon jaune. Le robot en gilet rayé glissa ensuite dans une autre direction. Bodichiev le suivit des yeux un instant.

« Beauchamp ne m’a pas reconnu tout à l’heure, lorsqu’il m’a ouvert la porte.

– C’est bien normal : les ingénieurs de chez Zeppelin ont dû complètement réécrire son programme après l’affaire de l’I.A. Nous aurions pu acheter un autre modèle, mais mon père comme ma tante tiennent à leurs habitudes.

– Je n’ai pas encore eu l’occasion de rencontrer votre père, aujourd’hui. »

Viatcheslav gloussa doucement : « Papa ne se lève pas si tôt, mon vieux !

– Et vous-même ? Je n’aurais pas cru vous trouver debout à huit heures du matin. »

Cette remarque du détective arracha un nouveau gloussement au jeune homme : « En fait, je ne me suis pas couché ! Je suis rentré juste après vous. Vous ne voulez pas savoir où j’étais ? » demanda Viatcheslav dans un nouvel élan d’enthousiasme. « Pour mon alibi et tout ça ? » Sans attendre la réponse du détective, qui s’asseyait sans broncher à la table du salon jaune, Viatcheslav enchaîna : « Arkady Oderovitch donnait une fête du tonnerre, à Battersea !

– Arkady Oderovitch ? » s’enquit Bodichiev en tendant la main vers un pot de confiture.

« Le fils cadet des Bassaiev. »

Viatcheslav se fit ensuite un devoir d’attirer l’attention du détective sur les attraits de cette fête, puis se mit à détailler les subtilités de la partie de cup-bowl qu’il venait de disputer à la lueur des flambeaux de Paveley Drive. Mais Bodichiev avait cessé de lui prêter attention. D’ordinaire affable, le gros homme s’avérait d’humeur maussade ce matin. Préoccupé, il engloutissait tartine sur tartine sans se soucier de ce qu’il avalait. Si forte était sa distraction que même Viatcheslav, un charmant garçon dont l’attention n’était pas le point fort, s’aperçut que le détective ne l’écoutait pas. Plutôt que de s’en offusquer, l’héritier des Koulikov prit le parti d’en rire.

« Vous êtes bien sombre aujourd’hui, monsieur Bodichiev ! Serait-ce la carte de visite que vous avez trouvée tout à l’heure, qui vous pèse tant ? »

Bodichiev releva la tête, la surprise et l’ennui se succédant rapidement sur son visage. Il resta un moment à observer son interlocuteur. Parvenant enfin à une décision, il se mit à lui répondre.

« Da, c’est en effet cette damnée carte de visite. Le cambrioleur de votre tante s’est visiblement amusé à signer son forfait, et je n’aime guère le nom qu’il a laissé. »

Le détective tendit la carte à Viatcheslav. Le jeune homme laissa échapper un sifflement peu en accord avec sa distinction.

« Félix Sylvanovitch Bodichiev… Un parent à vous, peut-être ?

Da, je veux : c’est mon demi-frère ! Je croyais bien que ce bon à rien avait disparu… Et le voilà qui refait surface en Angleterre, en jouant aux Arsène Lupin !

– Alors vous serez son Hercule Poirot, cher Jan Marcus ! » déclara Viatcheslav avec un large geste de magnanimité.

« Sherlock Holmes : c’est Sherlock Holmes qui luttait contre Arsène Lupin… » prononça Bodichiev d’une voix lasse.

« Qu’importe ! Permettez-moi d’être votre Watson !

– Hastings… L’assistant de Poirot, c’est Hastings », marmonna Bodichiev à voix basse, en se resservant du thé.

Viatcheslav attendit qu’il se soit servi puis se versa à son tour une tasse de liquide brûlant.

« Je suis curieux… » commença Viatcheslav sur un ton enthousiaste qui arracha un grognement douloureux à Bodichiev. « Comment le frère d’un célèbre détective privé peut-il bien devenir monte-en-l’air ? »

Pour toute réponse, Bodichiev souffla sur sa boisson, la mine renfrognée. Il grommela cependant : « Notre père était un coureur de jupons. Il a eu Félix avec une petite amie française, pas mal d’années avant que ma mère ne me donne naissance ici, en Angleterre. Nous n’avons pas été élevés ensemble. Félix a commencé très tôt sa carrière de malfrat, pillant les belles demeures de l’autre côté de la Manche. Ses frasques l’ont rapidement fait connaître… Notre père a toujours feint de tout ignorer de son existence et Félix s’est tenu à l’écart de ce pays, laissant papa mener sa carrière politique comme il l’entendait. » Bodichiev poussa un soupir. « Carrière qui s’est achevée comme sa vie sentimentale : par un désastre ! Papa s’est suicidé… Quant à Félix, il avait disparu dans la région de la Mauritanie il y a une bonne dizaine d’années. Je croyais bien ne plus jamais entendre parler de lui, mais c’est un peu en pensant à lui que j’ai choisi la profession de détective consultant, lorsque la ruine de notre père m’a laissé sur le carreau.

– Oh », fut la seule réponse de Viatcheslav, qui hochait la tête avec commisération. « Mais vous allez bien vous occuper de cette affaire ?

– Évidemment ! » affirma Bodichiev, assénant un coup de poing sur la table puis se levant. Il toisa d’un air sévère le dandy resté assis. « Commençons, voulez-vous ? »

Viatcheslav s’empressa de se lever, trop heureux de pouvoir jouer au détective. Bodichiev tourna les talons en lui lançant : « Nous allons débuter par la bibliothèque ! » Le détective n’alla pas plus loin : il faillit heurter le maître de maison qui entrait au même moment dans le salon jaune. Eu égard à la corpulence des deux individus, leur progression s’arrêta là.

« Commencer quoi ? » s’exclama monsieur Koulikov, sans céder le passage. « Oh, mais c’est vous, monsieur Bodichiev ? Mais enfin, que se passe-t-il encore ? » ajouta-t-il en reconnaissant enfin le détective.

Viatcheslav vola au secours de Bodichiev en venant se poster auprès de son père, pour l’escorter tranquillement jusqu’à son fauteuil favori. Bodichiev le regarda faire avec une nouvelle estime pour le jeune homme : le jeune snob était donc capable d’un soupçon de jugeote ? Peut-être l’avait-il sous-estimé… Viatcheslav commença à tartiner de miel un scone et Bodichiev revint s’asseoir à la table du petit-déjeuner. Il mit rapidement son hôte au courant des péripéties de la nuit. Voûté et ventripotent, Pavel Severovitch évoquait irrésistiblement à Bodichiev une sorte de tortue – jusqu’à la tête chauve qui émergeait d’un col trop large, le cou ridé et les lèvres pincées. La tortue souleva un épais sourcil blanc à la mention des bijoux de son épouse, mais ce fut son seul signe extérieur d’émotion face au récit du détective. Lorsque celui-ci eut fini, le vieil homme lança un coup d’œil accusateur à son fils :

« Viatcheslav, tu n’as pas appelé New Scotland Yard, j’espère ?

– Niet, papa, tante Eleonora s’y est opposée.

– Elle a raison : ce sont des bons à rien ! » Pavel Severovitch reporta son regard sur Bodichiev : « Vous avez tout pouvoir pour mener cette enquête, monsieur Bodichiev. »

« Je ne comprends pas ! » s’exclama Viatcheslav. « Comment votre frère a-t-il pu entrer s’il n’a fracturé aucune porte ? »

La décoration de Wosley’s House valant ce qu’elle valait, c’était juché sur un tabouret aux formes grimaçantes d’un gnome de merisier que Bodichiev inspectait une fois encore l’automate de la porte d’entrée. Il s’agissait d’une simple boîte rectangulaire, fixée dans le mur à droite du battant. Bodichiev avait fait glisser le couvercle de protection et tapotait des ordres d’auto-diagnostic sur le minuscule clavier. Sans quitter l’écran des yeux, il répondit à Viatcheslav.

« Je préfèrerai que vous ne parliez pas de cet individu comme étant mon frère, si ça ne vous fait rien. Pour le reste, je ne peux que constater l’évidence : aucun des boîtiers ne signale d’intrusion durant la nuit. D’après ce qui est indiqué ici, je suis la première personne à avoir franchi le perron depuis votre propre sortie, hier soir… »

Viatcheslav brandit un petit carnet d’un air important et en feuilleta les premières feuilles. Il avait insisté pour se munir de cet instrument, indispensable selon lui au parfait assistant d’un grand détective. Amusé malgré lui par le comportement excentrique du jeune homme, Bodichiev l’avait laissé faire. À dire vrai, il n’était pas vraiment mécontent d’avoir un acolyte auprès duquel commenter ses trouvailles. L’enthousiasme de Viatcheslav changeait agréablement le détective de la routine habituelle des enquêtes. Il lui permettait aussi de ne pas trop penser à Félix.

« J’ai quitté Wosley’s House à 19 heures hier soir, en passant par la baie vitrée de la bibliothèque. Je suis revenu à 8 heures 12 ce matin, par le même chemin. Vous étiez arrivé à 8 heures 07, par la porte principale. En dehors de cela, le système de protection général du manoir n’a pas enregistré d’allées et venues.

– C’est exactement ça : il n’a rien enregistré » acquiesça Bodichiev en descendant de son perchoir. « Rien n’apparaît ni au niveau général, ni au niveau individuel. Il en va de même pour les coffres : ils ne semblent pas avoir été forcés.

– Mais alors…

– Mais alors notre cher voleur a trouvé le moyen de tromper les protections, c’est tout. » rétorqua Bodichiev en haussant les épaules. « Plus les systèmes sont sophistiqués et plus les voleurs sont astucieux. Nous savons qu’il est entré, mais il s’est arrangé pour ne pas être enregistré.

– Eleonora Severovitch ne va pas être contente ! Ni ses alarmes ni ses coffres ne sont à la hauteur de leur réputation… » affirma Viatcheslav, que les malheurs de sa tante semblaient amuser. « Mais, et les fenêtres ?

– Elles ne révèleront rien de plus… » affirma Bodichiev. « Nous irons vérifier tout à l’heure. Tout d’abord, j’aimerais finir d’étudier le rez-de-chaussée. »

Le détective ressortit de sa poche le détecteur de traces thermiques. Il balaya le bouton de la porte d’entrée et ses alentours. Une vague lueur brilla sur la poignée. Accentuant le contraste, Bodichiev parvint à révéler une souillure thermique très nette sur le haut de la poignée. « Voilà qui n’a pas pu être fait par Beauchamp. Ni par moi, puisque c’est le robot qui m’a ouvert. » Viatcheslav s’empressa de noter quelque chose dans son carnet.

Bodichiev ouvrit la porte, afin d’examiner la poignée extérieure. Il n’obtint rien de concluant – mais la chaleur du jour était largement suffisante pour avoir effacé toute trace qui avait pu exister. Bodichiev se pencha cependant pour observer une curieuse fente dans le bouton de la porte. Se redressant, il commença à fouiller dans les poches de son pardessus, à la recherche d’un objet. L’ayant enfin trouvé, il eut un claquement de langue satisfait et porta une sorte de stylo à son œil droit. Se penchant à nouveau sur le bouton de la porte, il scruta attentivement l’interstice avec son petit appareil. Viatcheslav le regardait d’un air captivé.

« Da, cette éraflure semble toute fraîche ! » annonça Bodichiev. Il se releva et tendit le stylo à son acolyte. « Regardez les traces autour de cette fente… Vous voyez ? L’une des éraflures brille tandis que les autres sont ternes. » Bodichiev attendit un commentaire de Viatcheslav, qui se contenta de rester immobile, perdu dans la contemplation au microscope du bouton de la porte. Bodichiev reprit son explication : « Félix a manœuvré le système de protection depuis cet orifice, qui en est le point d’accès externe. Nano-électronique de pointe, rien de moins, le bandit a de sacrés moyens à sa disposition ! »

Les deux hommes remontèrent ensuite la grande allée de gravier, en direction du portail. Une légère brume voilait le ciel, mais il n’y avait pas d’humidité dans le souffle léger du vent. A Wosley’s House comme dans tous les riches domaines de London, le temps ne reflétait que l’humeur des résidents. Barrière Bonnetier-Henriet pour filtrer l’atmosphère, régulation météorologique pour jouir d’un climat plaisant, serviteurs robotiques pour éviter les aléas de la domesticité humaine… Héritiers d’une vieille famille ayant autrefois débuté dans les tissus, maintenant actionnaires de multiples petites industries, les Koulikov n’avaient rien à se refuser.

Les Britanniques pouvaient se vanter d’avoir contribué à la culture impériale russe par leur art des jardins. Si le manoir se faisait l’écho de la servilité architecturale de l’Angleterre au baroque tsariste, son parc était une ode à l’harmonie. De hauts chênes s’élevaient en toute majesté sur les vastes pelouses, un saule isolé pleurait un feuillage dont la verdeur délicate contrastait avec les sombres coups de brosse d’un séquoia. Bodichiev fronça des sourcils, son attention attirée par un mouvement dans le sous-bois.

« Dites-moi, Viatcheslav Pavlovitch, y a-t-il des chiens, ici ?

– Il n’y en a qu’un, en fait… » Le jeune homme n’acheva pas sa phrase, une idée venant de se frayer un chemin dans les courants d’air de sa cervelle.

« Un seul chien pour un aussi grand domaine ? » insista le détective.

Viatcheslav hocha la tête.

« Ce n’est pas n’importe quel chien, c’est un molosse modifié, de chez Cerberus Genetics.

Da, je vois : ce genre d’animaux génétiquement améliorés est redoutable. Mais en ce cas, comment se fait-il que le vôtre n’ait pas arrêté le voleur ? »

Viatcheslav fit une moue perplexe. Ses petites cellules grises ne sauraient pas relever un tel défi. Qu’importe, Bodichiev ne s’attendait pas à une réponse de sa part, et ils arrivaient à la grille d’entrée.

Jan Marcus tendit la main vers la poignée du portail. Il tenta en vain de la tourner : elle était bien fermée à clef.

« Tout à l’heure, un jardinier est venu m’ouvrir. Il n’y a pas de mécanisme électronique, à ce portail ?

Niet, ma famille n’a jamais jugé ça nécessaire, ils sortent peu de toute manière.

– Et qui possède les clefs ?

– Voyons voir… Le jardinier, Beauchamp… Je crois que c’est tout. Il faudra confirmer avec Beauchamp : je ne m’occupe pas tellement de ces choses-là.

– Et vous-même, par où êtes-vous arrivé ce matin ? »

Viatcheslav désigna de la main une petite porte qui s’ouvrait dans le mur un peu plus loin.

« Par ici : c’est la porte de service. Elle est… toujours ouverte… » ajouta-t-il en prenant une expression penaude. « C’est-à-dire qu’il est inutile de la fermer, avec Charly qui est là, vous comprenez… » chercha-t-il à se justifier.

« Charly ?

– C’est le molosse. »

Charly se tenait assis près du jardinier, attentif, inquiétant de force contenue. Ses oreilles ne cessaient de remuer en tous sens, comme les antennes de radars. De fait, l’animal tenait tout autant du surveillant électronique que du chien de garde : implantés dans son cortex étaient les relais des différents mécanismes d’alerte disposés dans le parc.

« Impossible ! » disait le jardinier. « Il est tout à fait exclu que quelqu’un puisse pénétrer à Wosley’s House sans que Charly ne soit alerté. Ces bêtes-là sont fiables à cent pour cent ! » Ce disant, l’homme grattait distraitement la tête de Charly.

« On a peut-être déconnecté certaines des alarmes du parc, ne pensez-vous pas ? » demanda Bodichiev.

« J’ai débuté à 7 heures 30 comme tous les matins, monsieur, et je vous assure que chaque relai, chaque alarme, était parfaitement à sa place et en état de marche.

– Ces alarmes enregistrent-elles les intrusions, comme le font celles du manoir ?

– Niet, elles ne sont là que pour avertir Charly. Je vous le dis : si quelqu’un était entré cette nuit, les alarmes l’auraient détecté, et Charly serait intervenu ! » Le jardinier secouait la tête avec véhémence pour appuyer ses dires, visiblement piqué au vif par le fait qu’un inconnu puisse prétendre que quelque chose clochait dans son travail. Bodichiev leva la main en geste d’apaisement. Il remercia l’homme et fit signe à Viatcheslav qu’ils pouvaient rentrer au manoir.

« Tout cela est de plus en plus excitant ! » s’exclama le dandy lorsqu’ils ne furent plus à portée de voix du jardinier. « C’est un peu comme ces histoires de meurtres en chambre close !

- Vous lisez des romans policiers ? » le questionna Bodichiev. Une activité aussi intellectuelle ne lui semblait pas coller avec la personnalité du jeune homme.

« J’adore ça ! Agatha Christie, tout ça, c’est autrement plus passionnant que tous les vieux livres de mon grand-père qui dorment dans la bibliothèque !

– Une chose m’étonne : comment se fait-il que le jardinier ne soit pas un robot, comme le reste du personnel ?

– Oh, ça ne fonctionne pas, aucun robot ne sait s’occuper des plantes comme un humain ! »

Bodichiev sourit, assez satisfait d’une telle réponse. Il restait tout de même encore quelques domaines de l’activité humaine où l’on ne saurait faire appel à des robots – le jardinage tout comme la détection criminelle, par exemple !

Bodichiev souffrait le martyre : plié en deux pour inspecter au microscope le coffre de Madame Koulikova, il pouvait à peine respirer tant sa cellulite était compressée. Et tant de peines en vain : malgré un examen minutieux, il n’y avait pas la moindre éraflure suspecte autour des serrures ni ailleurs sur la porte. Un pareil examen avait révélé de toutes petites entailles sur la serrure du coffre de la bibliothèque. Ici, rien de semblable. Félix avait travaillé avec encore plus d’exactitude.

[…]