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Après la frustration de ce fragment – frustrant puisqu’il était visiblement censé s’achever sur un échec de Jan Marcus, et frustrant pour nous par son inachèvement, bien sûr –, il me fut plaisant de trouver tout de même un récit complet, où le détective eut le dessus sur le bandit. Avant de vous le livrer, précisons que des coupures de presse du courant 3012, en français et en anglo-russe (mon père ne lisait pas le néerlandais), accompagnaient ce manuscrit, ainsi qu’une simple feuille où de la main de Viat étaient portées ces notes :

# Rue des maisons ayant les pieds dans l’eau : Vredenburgersteeg.

Adresse de la délégation anglo-russe à Amsterdam : Groot Brittannië, Koningsln 44.

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Le nez en l’air, Bodichiev déambulait un petit peu au hasard, au gré des quais. Vieux pavés, herbes folles, dos rond des ponts en brique, hautes façades de guingois, petits ponts à bascule… La respiration des placettes et le labyrinthe des ruelles. Son hôtesse, Aneke Boot, lui ayant appris à les reconnaître, le détective s’amusait à observer et répertorier les différents faîtes traditionnels des immeubles : en cou, en cloche, en escalier ou en triangle… Une légère senteur de vase flottait sur la cité, tendre, presque sucrée. À London, il n’y aurait guère eu que sur les rives de la Tamise, à marée basse, qu’on aurait pu le humer, mais ici ce parfum devenait comme une seconde nature de la ville. Autre différence notable avec la capitale britannique : pas de cheminées d’usines, peu de bouches de vapeur au ras du trottoir, et très peu de circulation automobile. On respirait ! Et la senteur de vase semblait être celle d’une atmosphère propre.

Bodichiev savait bien qu’était trompeuse cette impression de pureté : les industries, Amsterdam n’en manquait pas. Mais la municipalité amstellodamoise les avait toutes rejetées de l’autre côté du bras de la mer intérieure, le Ij, dans ce Noord qui – disait-on – rivalisait avec l’enfer des Docklands londoniens. Bodichiev était même allé jusqu’au bord de cette grande eau, le premier jour, lorsqu’il acceptait encore de monter sur le vélo gentiment prêté par les Boot : une antique horreur à la roue avant partiellement fichue – la jante débordait en une moue inquiétante. Le guidon faisait la grimace et le tout grinçait abominablement, mais ses hôtes pleins de bonnes intentions lui avaient affirmé que rien ne valait un vélo afin de découvrir Amsterdam. Alors soit, Bodichiev qui n’avait que rarement le sens du ridicule en ce qui concernait sa propre personne, avait accepté de grimper sur l’engin noir. Il avait bien failli renverser deux personnes, devant Centraalstation (où se trouvaient les freins ?), il avait également manqué de peu s’étaler par terre en coinçant sa roue avant dans un rail du tramway. Que du bonheur. Les jambes un peu flageolantes, Bodichiev était descendu de sa monture avec soulagement et, l’abandonnant dans un garage ad hoc, avait traversé la gare à pied pour aller contempler « het Ij ».

Depuis deux jours qu’il se trouvait à Amsterdam, Bodichiev se sentait tomber doucement amoureux de la petite ville. Le contraire eut été assez surprenant, de fait, tant le détective aimait en général les rives et les canaux. Ce premier jour, les pieds solidement plantés sur le béton du quai, les yeux se perdant alternativement au sein des vaguelettes scintillantes du Ij et du côté des waterbus, une douce allégresse l’avait enveloppé, une bonne humeur mousseuse qui ne l’avait plus quitté depuis. Découpés en anthracite contre la fin d’après-midi grise et or, les usines et entrepôts loin, très loin de l’autre côté du bras d’eau, ne semblaient guère menaçants. Amsterdam, ville hautement démocratique, ne possédait aucune barrière Bonnetier-Henriet. Pour autant, la météo non régulée n’exposait pas les habitants à une abominable pollution, contrairement à ce qu’affirmaient certains riches industriels adeptes de la Régulation. La nature suivait son cours naturel dans la région d’Amsterdam – comme presque partout en dehors des grandes métropoles de l’Empire.

En ce mois d’octobre, la température se montrait même excessivement clémente. Et si le ciel passait plus souvent du blanc au gris que dans les tons de bleu, si de soudaines bourrasques apportaient parfois une pluie froide, Bodichiev ne s’en offusquait pas, habitué qu’il était au centre de London, non régulé et donc particulièrement exposé aux déséquilibres climatiques provoqués par les dômes des riches, où régnait un beau temps éternel.

Het Ij étendait le calme gris métallique de ses flots, le soleil rasant faisait étinceler les rares vagues, des waterbus noir et bleu en provenance des quais de Aambeeldstraat ou Boorstraat dans Amsterdam-Noord dégorgeaient leur provision d’ouvriers harassés et d’employés pâlichons, un waterbus jaune et blanc emportait les plus chanceux vers Marken, une banlieue chic, et Bodichiev immobile se sentait empli par une suave bonhomie.

Il n’avait toujours pas acheté de plan et ne se sentait pas peu fier de parvenir à se repérer dans la ville. En deux jours, il avait eu le temps d’en arpenter, des canaux. Mais pas encore de s’en lasser : ses hôtes le laissaient à lui-même durant la majeure partie de la journée, ce qui lui convenait excellemment. Il y avait bien assez des soirées pour les mondanités et les spectacles, le reste du temps Bodichiev profitait tout à plein de ses vacances. Ayant volontiers renoncé aux douteux plaisirs de la vélocipédie, le détective londonien marchait lentement le long du Singel et des autres canaux, aux noms moins amicaux pour son palais de non-néerlandophone. Il admirait une banque massivement Art déco ou une tour médiévale crépie de rose. Il s’étonnait du silence des béguinages. Il levait le nez sur les façades étroites percées de grandes fenêtres aux petits carreaux réguliers, sur les grands volets rouges des anciens entrepôts de Prinseneiland ou sur les mâts en désordre du Brouwersgracht. Il s’amusait des mauvaises herbes qui voisinaient avec les cuivres brillants des péniches, briquées comme un sou neuf.

Bodichiev devait cet agréable séjour à l’amitié de l’ambassadeur britannique, David Boot. S’étant connus à London dans le cadre d’une enquête, une délicate histoire de mammouths et de vol de documents secrets, les deux hommes n’avaient pas perdu contact. Et puis un prochain événement impérial à Amsterdam avait fourni au diplomate la raison d’enfin décider son ami le détective à traverser la Manche : le gouvernement du Tsar, actuellement en excellentes relations avec les minuscules, mais stratégiques Pays-Bas, avait décidé de l’organisation d’une grande exposition de bijoux. Le modeste bâtiment de l’ambassade de « Groot Brittannië » allait servir d’écrin à l’une des plus somptueuses présentations jamais réalisées hors du sol impérial. Des diadèmes plus racés que bien des princes russes allaient se trouver exposés pour ce peuple républicain, des colliers infiniment aristocratiques, des joyaux rarissimes… Le système de sécurité électronique qui veillerait sur tant de raretés faisait la relative fortune de son inventeur : Jan Markus Bodichiev. C’était pourquoi David Boot l’avait invité – eh, qu’il vienne donc admirer ce que ses logiciels allaient protéger !

Charmantes, mais souvent humides, et en tout cas beaucoup trop étroites, les maisons du centre d’Amsterdam ne servaient que rarement de logement à la haute société locale. Celle-ci préférait le confort de la rive sud – de chaque côté du grand parc, Vondelpark : sur les longues avenues bourgeoises de Oud West, autour de la plaine des musées dans Oud Zuid, ou bien nichée tout contre Vondelpark, dans le quartier Zuid (le sud). Aneke et David Boot vivaient dans Oud West, sur Eerte Elmerstraat. Au sommet d’une belle maison typique : le haut de sa façade en briques s’ornait de mosaïques claires et de bardeaux blancs. Pour atteindre l’appartement des Boot, Bodichiev avait découvert avec chagrin qu’il fallait grimper un escalier de bois abominablement raide – le plus abrupt qu’il avait jamais vu, en fait. Avec sa corpulence, c’est tout juste s’il pouvait négocier les virages. Amusée, Aneke Boot lui avait expliqué qu’avant même qu’ils apprennent à marcher, les petits amstellodamois devaient apprendre à monter et descendre ces sortes d’échelles de meunier, traditionnelles dans toutes les maisons de la cité.

Tout en haut, Leurs Excellences bénéficiaient d’un vaste loft en bois blanc, poutres sombres, plancher luisant et mobilier design. Hors d’haleine, Bodichiev avait apprécié malgré tout la beauté d’un tel cadre de vie. Dans un coin de la pièce principale, des marches en colimaçon montaient vers la terrasse, sur le toit plat – le détective avait décliné d’aller l’admirer, déclenchant de nouveau l’amusement d’Aneke, très rieuse. Cette minuscule bonne femme blonde (l’ambassadeur prétendait plaisamment n’avoir « acquis » que la maquette), toute jeunette, élégante sans ostentation, n’avait guère eu de difficultés à gagner la sympathie du détective. Elle semblait à l’image de l’humeur des lieux – et n’y participait pas peu, du point de vue de Bodichiev : pleine d’un émerveillement candide et d’une bonne humeur communicative. Du reste, son époux appartenait lui aussi à la race angélique. Également blond, bouclé comme un enfant, le sourire large et les yeux clairs, il présentait une image de candeur et de franchise assez déconcertante pour un diplomate. Et cet enthousiasme ! Bodichiev retrouvait avec grand plaisir chez David Boot, qu’il n’avait plus vu depuis quelques années, cette énergique bonne enfance qui l’avait séduit dès leur premier contact, lors de l’enquête londonienne.

Désireux de partager avec lui leur amour d’Amsterdam, les Boot avaient entraîné Bodichiev dès le premier soir dans l’immense jardin public juste derrière chez eux, le fameux Vondelpark. Il s’y donnait un spectacle de danse contemporaine : talent, imagination, le mouvement des corps tels des machines, et de l’humour en prime… Plaisir des yeux, séduction : le plus doué et le plus beau des danseurs se fit moultement applaudir – et on lui offrit un bouquet de fleurs. Comme Bodichiev s’en étonnait, David Boot lui expliqua que c’était la coutume, aux Pays-Bas : on donnait des fleurs à toutes les occasions, aux femmes comme aux hommes. L’ambassadeur alla d’ailleurs saluer le jeune danseur, Golan Josef, qui quittait cette troupe pour un engagement plus important. Le trio s’en alla ensuite pour une longue errance nocturne dans les quartiers du centre ancien d’Amsterdam. Les feux orangés des lampadaires brûlaient la douce nuit, Amsterdam se faisait bleue et rousse, vêtue de briques obscures et de reflets aquatiques, il y avait peu de monde dans les rues parfaitement calmes – quelques vélos, quelques bars.

Le deuxième jour, Bodichiev remarqua les nombreuses affiches de concert – toutes en français. Il se trouvait à la pointe nord de l’île la plus étroite de la ville – sur les bords du canal Voorburgwal. Le quartier français ! Avec intérêt, Bodichiev découvrit que les petites rues alentour avaient toutes été colonisées par la communauté française en exil. Les blondes chevelures cédaient la place aux tignasses brunes. Les rares affiches écrites en néerlandais représentaient un collage de portraits des hauts dignitaires de l’Union des Républiques Solidaires Françaises – que barrait en grandes lettres rouges l’invective Laat ze maar creperen. « Qu’ils crèvent tous ». Radical quoique peu constructif. Eh, c’est qu’en tant que pays frontalier, les Pays-Bas avaient accueilli plus que leur part d’une population française en exil – et à Amsterdam-la-libre s’agitaient comme beaux diables les intellectuels, les artistes, les contestataires de tout poil qui avaient fui le régime solidariste.

Remué par des sentiments contradictoires, Bodichiev ne savait guère quelle position politique adopter vis-à-vis de la France. Sa famille était originaire de ce pays, mais lui-même se considérait bel et bien comme un citoyen de l’Empire. La réalisation d’une utopie socialiste répondait à ses aspirations idéalistes, mais les tentations totalitaires le hérissaient. Peut-être trop habitué à considérer la grisaille des âmes humaines, Bodichiev ne parvenait jamais qu’à voir les faiblesses de chaque système, un clair-obscur où noyer les idéologies trop tranchées. Il perdait dans sa vision des nuances toute aptitude à s’engager « pour ou contre », en dépit de ses sursauts d’idéalisme. Petit-bourgeois parfaitement inséré dans le tissu social de l’Empire, il entretenait malgré tout une grande sympathie pour les trublions (qu’ils fussent militants anarchistes, nationalistes lithuaniens ou artistes français). Professionnel parvenu fréquentant les cercles mondains, il compatissait malgré tout plus aux soucis du petit peuple qu’aux caprices des puissants… et finissait par ne plus savoir si tant d’indécision faisait de lui un « traître social » ou un citoyen averti.

Entrant dans un « café brun », l’équivalent amstellodamois des pubs britanniques, Bodichiev considéra les programmes de concerts et les annonces d’expositions. Ayant entendu dire que le trompettiste français Éric Truffaz jouait désormais à Amsterdam, en compagnie de musiciens italiens exilés comme lui pour fuir le solidarisme, Bodichiev espérait vaguement avoir la chance de le voir, mais il ne trouva rien qui l’annonçait. En désespoir de cause, il conserva une carte postale couverte de coccinelles, publicité pour le récital d’une certaine Émilie Simon. Bah, pourquoi pas ? Bodichiev aimait bien la chanson française, ce pourrait être agréable.

Aneke et David Boot déclinèrent sa proposition de l’accompagner : ils avaient un dîner, ce soir. L’ambassadeur avoua en riant que le détective s’en tirait bien, d’ailleurs : les soirées à l’ambassade de Russie (car l’Empire, dans sa grande complexité, entretenait plus d’une délégation), eh bien, comment dire ? « Enfin, amusez-vous bien, veinard ! » conclut Boot avec un sourire dans la voix.

Bodichiev trouva sans trop de difficulté la salle où devait avoir lieu le concert : un caveau intimiste, au sous-sol d’un bar, une de ces cavernes bruissantes où la musique aime à s’installer quel que soit son pays ou sa couleur. Et en parlant de couleur, la première qui attira l’œil de Bodichiev fut celle d’une chaise. Trônant sur la scène, près d’une guitare, une beauté au design triangulaire – d’un vert pomme aigu. Et quelle était donc cette forme en plastique, sur le devant? Comme l’entassement de trois tabourets, que surmontait un mini-dôme transparent, le tout bourré de bidules électroniques…

Le peu de lumière qui nimbait encore la salle s’éteignit – entra en scène une sorte de jeune savant fou, petite barbiche et polo genre Emmental (plus de trous que de tissu). Suivi par l’élégance du guitariste et du contrebassiste, tous deux vêtus en costumes velours marron et grands cols de chemise. La claviériste aux cheveux plaqués se glissa derrière ses instruments, puis enfin parut la chanteuse. Une petite brune aux formes rondes, en jupette noire et blanche, qui avait fixé sur son bras gauche quelques instruments futuristes, assemblage sur un bandeau de gros boutons et de leviers graciles.

Les notes naquirent : sifflements diffus, bruits électroniques, puis éclatement de noisettes électriques, rondes et craquantes, avant que la chanteuse n’élève sa voix de petite fille. Bientôt, Bodichiev fut immergé dans ces couches et ces couches de sons subtils, si doux, si étranges, si nets aussi. Acoustique et électronique se conjuguaient sans heurts, quant à l’étonnant totem, c’était encore une machine à sifflements : la jeune Émilie y domestiquait les larsens, tandis que ses prothèses lui servaient à jouer de l’effet sur sa voix.

Bousculé dans ses habitudes, mais séduit, Bodichiev sortit du concert avec sur les lèvres un sourire ravi. Les événements du lendemain se chargèrent de le lui retirer.

« On vient de me prévenir d’une catastrophe… », déclara lentement David Boot, reposant le combiné du téléphone avec autant de délicatesse que s’il craignait de le briser. Émergeant de la chambre d’ami, ce matin-là, Bodichiev avait vu que son hôte arpentait le plancher de long en large, la mine tendue, écoutant sans piper mot ce qu’on lui disait à l’autre bout du fil. « C’est l’exposition… expliqua l’ambassadeur sans croiser le regard du détective. Un cambriolage…

Bog moï, souffla doucement Aneke. Que s’est-il passé, est-ce grave ?

– Apparemment ça ne pourrait pas être pire : il ne reste plus rien… »

David Boot tira à lui un tabouret et s’effondra contre la table de petit-déjeuner. Bodichiev laissa Aneke tenter de le réconforter : il regagna sa chambre sans un mot. Il en ressortit habillé de pied en cap.

« Nous y allons ? » demanda-t-il.

L’ambassadeur le regarda avec des yeux vitreux, le visage terriblement blanc, puis il hocha lentement la tête. Aneke lui tendit une veste pendant qu’elle-même enfilait une parka.

C’est presque au pas de course que le trio traversa Vondelpark. L’ambassade se nichait dans une boucle au sud du parc, sur Koningslaan. Il s’agissait d’une maison simple, ne payant pas de mine : une façade de brique comme il y en avait tant à Amsterdam, des bow-windows blancs, un faîte triangulaire, une porte rouge. Sur le côté, une serre hi-tech élevait sa toile d’araignée d’acier brossé et les surfaces brillantes de ses vitres vertes : c’était dans ce bâtiment provisoire, conçu par l’architecte-vedette Sir Norman Foster, que l’exposition devait dérouler ses fastes. Plusieurs voitures blanches et noires se trouvaient garées de travers, sur le parking et devant la grande serre. Deux ou trois agents de police, harnachés de bandes réfléchissantes, arpentaient le bitume.

Bodichiev n’eut qu’un instant pour noter tous ces détails, avant de s’engouffrer dans l’ambassade. La petite porte rouge s’était ouverte sur un individu sec et longiligne, les joues creuses et l’air peiné. Lorsqu’il parla, il s’exprimait en anglo-russe avec un fort accent hollandais. Mais ce qui surprit Bodichiev, ce fut à quel point sa voix était grave.

« Votre Excellence, je suis désolé –

– Pas de votre faute, commissaris, n’est-ce pas ? » le coupa Boot avec une sombre ironie. L’homme haussa les épaules en esquissant un sourire fataliste. Sans paraître prendre ombrage de l’interruption, il continua : « Mister Freeling m’ayant prévenu du drame, j’ai fait boucler le quartier par mes hommes. Je pense qu’il vaut mieux éviter un attroupement, n’est-ce pas ? »

Boot acquiesça d’un air absent. Ses yeux fiévreux glissaient sur le policier pour balayer la grande pièce. Bodichiev se décala discrètement afin d’étudier les lieux. Au fond du vaste hall d’entrée, un escalier en pierre grimpait vers l’étage. Une moquette rase, verte et rouge, couvrait le sol tandis que les murs se décoraient d’un marbre rose aux épaisses veines blanchâtres. Des poutres sombres et étroites soutenaient le haut plafond. Trois personnes se tenaient en retrait du policier, contre une des portes – des hommes, jeunes et pâles en dépit de l’éclairage chaleureux des lieux, dispensé par des appliques régulières. Plantant là le commissaris, Boot les rejoignit en quelques grandes enjambées, conféra avec eux, serra le bras de l’un, posa sa main sur l’épaule de l’autre, fit un sourire triste, l’image d’un homme de pouvoir tentant de rassurer ses subalternes. Il revint ensuite au policier qui n’avait pas bronché.

« Pardon commissaris, je voulais m’entretenir un peu avec eux », s’excusa Boot, la voix rauque. Le policier toujours immobile indiqua d’un signe du menton qu’il comprenait et l’ambassadeur demanda : « Vous avez déjà eu le temps d’examiner les lieux ?

– À peine, Votre excellence, je viens tout juste d’arriver. Et puis, bien qu’invité par Mister Freeling, je ne savais pas si j’avais le pouvoir de… Onderzoek – comment dites-vous… Enquêter.

– Allons-y, alors », décida l’ambassadeur en ouvrant le chemin. Ses assistants s’écartèrent pour laisser passer le groupe. « Ce monsieur est le détective londonien Jan Markus Bodichiev, expliqua Boot avec un vague geste de la main.

– Oh, un détective ? Enchanté, je suis le commissaris Samson, en charge de la Justitiele Dienst – les services de recherche criminelle. »

Les deux hommes se serrèrent brièvement la main, tandis que devant eux l’ambassadeur poussait une nouvelle porte : toujours suivis par Aneke Boot, ils pénétrèrent dans une salle également haute de plafond, sans fenêtres. Des vitrines, démontées, avaient été appuyées contre les murs et tout un fatras de cartons, grands et petits, encombrait le sol. L’ambassadeur avança jusqu’au milieu du plancher, regardant autour de lui avec un air effaré. Lorsqu’il s’immobilisa, Aneke vint passer son bras autour de sa taille. Sans toucher à rien, Bodichiev se pencha sur un tas de cartons : vides. Les vis des vitrines formaient des petits tas réguliers, entre les vitres et les planches démembrées. Samson accompagna Bodichiev dans son tour de la pièce, poussant lui aussi du bout du pied un carton, une boîte, comme pour vérifier leur légèreté. Un amoncellement de caisses en bois formait une pyramide dans un angle, les couvercles béaient, leurs clous tordus formant comme des dents dérisoires. Le poing fermé, le commissaris frappa une paroi avec ses articulations. Le son creux arracha un profond soupir à l’ambassadeur.

« Plus rien du tout. déclara-t-il de sa voix rauque. Plus rien. C’était ici que nous avions entreposé tous les bijoux, messieurs, expliqua-t-il inutilement. Les murs, le plancher et le plafond ont été renforcés de plaques d’acier. Un rideau métallique protège l’unique porte d’entrée. »

Bodichiev et Samson se tournèrent dans cette direction. Ils ne virent d’abord que la porte, en bois, ordinaire, puis remarquèrent dans le linteau une barre de métal, le bas du rideau.

« Plus rien », répéta Boot la voix blanche, comme anesthésié. Un de ses assistants, début d’embonpoint et bouc qui bouclait sur le menton, pénétra dans la salle avec une chaise qu’il vint placer auprès de son supérieur. L’ambassadeur s’assit avec des précautions de vieillard, comme s’il craignait qu’un geste trop brusque ne le brise. Son blanc visage demeurait inexpressif, tandis son épouse arborait une mine contractée, douloureuse.

« Monsieur Bodichiev ? Je suis Conrad Freeling, le premier secrétaire de l’ambassade », se présenta l’assistant à mi-voix, pendant que s’étant rapproché de l’ambassadeur, le commissaris l’interrogeait sur la suite des démarches à effectuer.

« Mon gouvernement n’a aucune raison d’intervenir, bien entendu. Exterritorialité oblige. Je ne suis là pour l’instant qu’en tant qu’observateur amical. En revanche, Votre Excellence, si vous décidez de me confier l’enquête, officiellement, il me faudra prévenir le Procureur-Général et l’Hoofd-Commissaris.

– Oui… Je ne peux pas encore vous répondre. Je dois consulter mon ministère… Monsieur Bodichiev, appela Boot, le cas échéant je peux compter sur vous, n’est-ce pas ? »

Bodichiev l’en assura et Boot sortit, accompagné par Freeling. Aneke s’assit à son tour sur l’unique chaise, le dos bien droit, son visage de poupée froissé d’inquiétude.

Sans attendre les résultats des délibérations téléphoniques, Bodichiev décida d’explorer l’ambassade. Il fit tout d’abord un tour complet de la salle blindée, examinant avec minutie le bas des murs. Samson qui le suivait comme son ombre l’aida à faire basculer légèrement les planches et vitres qui pouvaient le gêner, le temps de scruter la plinthe. Les deux hommes, sans se concerter à haute voix, avaient tous deux enfilé des gants. Mais qu’importe cet examen des murs : Bodichiev ne trouva pas la moindre solution de continuité. À l’œil nu, cette pièce présentait un aspect de complète étanchéité. Au point même que le détective eut beau chercher, il ne vit nulle part la moindre bouche d’aération. Samson revint avec une nouvelle chaise, sur laquelle il se jucha, mais rien non plus au ras du plafond. Bodichiev le laissa conduire l’examen des hauteurs, n’ayant pas réellement envie de grimper sur la chaise, lever le cou, redescendre de la chaise, la déplacer, regrimper, et ainsi de suite le long de tous les murs puis à travers toute la pièce, de manière à s’assurer du moindre espace de plafond. À un moment, Aneke Boot, qui était demeurée immobile, se leva brusquement et sortit sans rien dire. Un silence presque parfait enveloppait la pièce, seulement troublé par des froissements de tissu, le frottement discret des chaussures. Pas un bruit ne filtrait depuis le reste de l’ambassade.

Bodichiev aurait aimé examiner le rideau, mais ce point-là devrait attendre que les autorités aient tranché sur les questions de responsabilité de l’enquête. Il examina tout de même le linteau, les baguettes, les battants en bois – rien, une porte ordinaire. Il repéra également les lentilles des caméras, qui semblaient intactes. Samson revint vers Bodichiev, une fois achevé son exercice de gymnastique : « Je n’ai rien trouvé, monsieur le détective. J’ai l’impression que cette salle est totalement hermétique. Je ferai sonder en détail les murs et le plafond si la recherche m’est confiée, mais en l’état, je ne vois rien de suspect, par la moindre fissure. »

Les deux hommes s’apprêtaient à sortir de la pièce lorsque Freeling revint. Il réceptionna avec calme les regards interrogateurs du commissaris et du détective privé. « Pas encore de décision », laissa-t-il juste tomber. La petite trentaine, Conrad Freeling commençait déjà à perdre ses cheveux. La gravité stoïque qu’il affichait ne suffisait cependant pas à lui donner l’air vieux. Samson s’avança vers lui :

« Il serait bien que vous nous en disiez plus, pourtant, affirma-t-il de sa belle voix grave.

– Sauf votre respect, commissaris, je ne sais… commença à dire Freeling, le front plissé.

– Je vous rappelle que vous m’avez demandé de venir, Mister Freeling ; de plus, un détective de votre pays est également ici.

– Hum, oui, bien sûr, hésita encore le jeune diplomate. C’est monsieur l’ambassadeur qui m’a dit de vous faire venir, en fait, mais maintenant que… »

Bodichiev intervint :

« Allons jeune homme, perdre plus de temps que nous n’en avons déjà perdu sera forcément dommageable. Il faut agir. Qui a découvert le vol ?

– Eh bien, c’est moi, mais je…

Horocho ! À quelle heure ?

– Je n’ai pas vraiment regardé, il devait être dans les environs de huit heures…

– Vous étiez seul à l’ambassade ?

– C’est-à-dire que oui, la secrétaire n’était pas encore arrivée.

– C’est votre heure normale d’arrivée ?

– Oui, oui, je… Oui. Chaque matin j’arrive à huit heures. »

L’air un peu dépassé, Freeling se mouilla les lèvres. Samson glissa vers lui l’une des chaises et le jeune homme s’assit, maintenant dominé par la masse volumineuse du détective londonien et avec derrière lui la longue silhouette du commissaire amstellodamois. Bodichiev embraya sans pause sur sa question suivante :

« Et qu’avez-vous fait, ce matin ?

– Eh bien, je suis allé poser ma serviette dans mon bureau, c’est-à-dire, le bureau des assistants, puis j’ai relevé le rideau de la salle des joyaux.

– Le rideau de fer de cette salle ?

– Absolument, affirma le jeune diplomate qui, maintenant qu’il était assis, reprenait un peu d’assurance.

– Il était fermé à clef ?

– Bien entendu. Enfin, pas véritablement une clef : il est commandé par un boîtier électronique, sur lequel il faut taper un code. Je l’ai déverrouillé et relevé complètement. J’ai également débranché le système d’alarme électronique.

– Quelles sont les personnes qui connaissent ce code ?

– Eh bien, il y a monsieur l’ambassadeur, la secrétaire principale, mademoiselle Smolzenska, et puis moi bien sûr.

– Vous ouvrez cette salle tous les matins ?

– Oh non, bien entendu que non : avec les trésors qu’elle contient, je veux dire, qu’elle contenait… Non, nous n’ouvrions la salle blindée qu’en cas d’absolue nécessité.

– Et ç’en était une, ce matin ?

– Tout à fait. Il était entendu avec Son Excellence que je devais entamer l’inventaire du contenu des caisses en bois. » Le jeune homme désigna de la main la pyramide des dites caisses, qui désormais ne nécessiteraient plus d’inventaire. « Nous n’en avions pas encore eu le temps.

– Donc, vous avez ouvert la salle blindée.

– Voilà. Et puis j’y suis rentré, et… Voyez ! J’ai découvert ce désastre. » L’air toujours un peu ébahi, il balaya de la main le désordre de cartons béants et de vitrines démontées. Le commissaris choisit ce moment pour parler à son tour : « Si je comprends bien, cette salle blindée était parfaitement verrouillée ce matin lorsque vous êtes arrivé, mais cependant elle a été vidée durant la nuit. C’est bien cela ? »

Freeling esquissa le mouvement de se retourner vers son interlocuteur, mais y renonça. Il se mit à regarder le plancher : « C’est bien cela… » murmura-t-il, d’une voix plus surprise qu’accablée. « La salle blindée n’a pas été ouverte, mais elle a malgré tout été cambriolée… C’est incompréhensible… » Il secoua la tête, avec une expression incrédule.

Magnifiquement stoïque, Samson leva juste un sourcil, seule marque de surprise de son long visage par ailleurs impassible : « Une affaire de chambre close », affirma-t-il posément.

Bodichiev se mordilla la lèvre inférieure, songeur.

« Qui s’occupe de la gestion du système de surveillance ?

– C’est un de mes collègues, Seymour Howlett.

Horocho, fit Bodichiev, je n’ai pas d’autres questions à vous poser pour le moment. Et vous, monsieur le commissaris ? » Sur une dénégation du policier, Bodchiev demanda à Freeling de leur envoyer monsieur Howlett.

Très brun, le visage en lame de couteau et les sourcils sarcastiques, Seymour Howlett entra dans la pièce blindée en regardant autour de lui, mais sans changer d’expression. Il salua les deux enquêteurs d’un hochement sec de la tête et, les bras croisés devant lui, attendit qu’on l’interroge. Si le jeune homme pensait gagner par cette attitude un concours à celui qui resterait le plus impassible, il avait mal choisi ses adversaires : le commissaris demeura immobile, sans mot, tandis que Bodichiev entamait d’arpenter le plancher, la mine simplement songeuse.

Lorsque Howlett commença à donner des signes d’impatience, trahi par quelques signes corporels, Bodichiev se décida enfin à se retourner vers lui et à le regarder – en restant encore un instant sans mot dire. Il y avait un il ne savait quoi d’arrogance chez Howlett qui lui avait déplu au premier regard. Mais son silence n’avait pas seulement pour objet de mettre le jeune homme sur le grill. En fait, une inquiétude commençait à tarauder Bodichiev. Vague au début, elle allait en se précisant au fur et à mesure qu’il réfléchissait à l’impossibilité apparente de ce cambriolage.

« Monsieur Howlett, vous avez la responsabilité du système de surveillance, c’est bien ça ? demanda-t-il enfin.

– Oui monsieur.

– Et qu’indique votre système, sur ce cambriolage ?

– Rien du tout, monsieur.

– Vous voulez dire… ?

– Je veux dire que le système de surveillance n’a absolument rien enregistré d’anormal durant la nuit, les sauvegardes indiquent que personne n’est entré ici. »

De sa belle voix de baryton, Samson s’étonna tout de même :

« Il y a tout de même eu effraction ?

– Non monsieur. Pas si l’on s’en fie aux enregistrements.

– Et comment expliquez-vous la disparition des bijoux, alors ? insista le commissaris en balayant d’un geste ample le spectacle de désolation qui les entourait.

– Je ne l’explique pas, monsieur. Je me contente de l’évidence des enregistrements », répondit Howlett avec tout de même une moue de perplexité.

Bodichiev, qui avait repris ses cent pas entre les cartons vides, intervint de nouveau : « Ne serait-il pas possible que vous ayez mal interprété vos enregistrements ? »

Avec un petit grognement dépréciateur, Howlett affirma que ce programme n’avait pas de secrets pour lui. « J’en suis un expert ! » trancha-t-il.

« Et moi j’en suis l’inventeur, rétorqua Bodichiev avec un gloussement ironique. Amenez-nous donc au local de surveillance. »

Médusé durant un quart de seconde, Howlett tourna les talons en leur faisant signe de le suivre.

Dans l’escalier, ils croisèrent d’abord une jeune femme qui leur jeta un regard inquiet, puis Son excellence qui dévalait les marches en parlant dans un vidéophone cellulaire. Bodichiev se dit avec un rien d’amusement que l’image reçue par l’interlocuteur de l’ambassadeur devait beaucoup trembler.

Howlett sortit une clef de sa poche pour ouvrir la pièce réservée à l’informatique de surveillance – en fait, à peine plus qu’un placard. Bodichiev s’installa immédiatement à la console, pour pianoter sur le clavier. Le commissaris demeura appuyé au chambranle de la porte, mais pour sa part Howlett se pencha par-dessus l’épaule du détective anglais. Sur son visage, la morgue avait cédé la place à une expression d’intense concentration, tandis que Bodichiev faisait glisser des tableaux, suivait du doigt des courbes et faisait défiler en accéléré un enregistrement vidéo.

« Vous voyez bien : il n’y a rien ! affirma Howlett en se redressant.

– Dans ce cas, prononça Samson depuis l’entrée de la petite pièce, il faut éliminer l’impossible. Si personne n’a pénétré dans la chambre blindée cette nuit, c’est que le vol a eu lieu hier soir.

– Pas du tout ! répondit Howlett. Je vais vous montrer… » Sur un assentiment de Bodichiev, qui demeurait songeur, il se pencha sur la console et fit apparaître à l’écran une image datée de la fin de journée précédente. On pouvait y voir la porte de la pièce aux joyaux, vue de l’extérieur. Un homme s’en approcha, porteur d’un dossier. Bodichiev et Samson reconnurent sans difficulté David Boot. Avec les mouvements saccadés propres à ce genre d’enregistrements de basse définition, l’ambassadeur s’approcha du boîtier de déverrouillage. Son épaule cacha son opération de pianotage, mais le rideau blindé commença à se relever. L’ambassadeur n’attendit pas qu’il soit complètement arrivé en haut du chambranle pour se glisser dans la chambre, en se courbant un peu. Il ressortit presque aussitôt, sans le dossier, et referma le rideau. Il quitta ensuite le champ de la caméra, qui ne filma plus que la porte. Peu de temps après, l’éclairage de la scène passa du jaune-doré au gris-bleuté.

« C’est le moment où les derniers partants éteignent la lumière. Son Excellence fut la dernière personne à pénétrer dans la chambre blindée, il a posé le dossier d’inventaire, n’a visiblement rien constaté d’anormal, ce que confirme l’enregistrement par les cellules intérieures. Son Excellence a fermé l’ambassade, et aucun mouvement n’a ensuite été enregistré jusqu’à l’arrivée de monsieur Freeling, ce matin. Je vais vous montrer aussi… » Howlett fit défiler la vue de la porte, en accéléré. Pendant ce temps, Bodichiev ne disait pas un mot. Rejeté en arrière contre le dossier de la chaise de bureau, il se mordillait un ongle d’un air absent.

« Vous voyez : rien ! » affirma une fois encore Howlett lorsque la silhouette rondouillarde de Freeling apparut devant la porte.

« Attendez, vous concluez un peu trop vite, intervint Bodichiev en sortant enfin de son apparente torpeur. Il y a dans ce que nous venons de visionner un… Comment dire ? Un « non-événement » qui me semble significatif. » Il fit défiler de nouveau la scène nocturne. « Regardez bien, vous voyez ce que je veux dire ?

– Mais il n’y a rien à voir… insista Howlett.

– Justement ! La lumière de l’extérieur, tombant par la grande fenêtre qui domine l’escalier, pénètre bien dans l’ambassade, n’est-ce pas ?

– Oh, j’ai saisi ! fit Samson. Sur la vidéo, la lumière ne change pas d’un iota à partir du moment où Son excellence éteint les lampes.

– Exactement, commissaris ! Il manque un événement sur cette vidéo : l’évolution de la lumière. Il fait nuit tout du long, sans la moindre fluctuation. Puis, soudain, lorsqu’arrive monsieur Freeling, le jour se fait. D’ailleurs, je pense que l’on doit pouvoir détecter… » Il ne termina pas sa phrase, absorbé par le visionnage du film à vitesse normale. Arrivé sur le passage entre nuit et jour, il ralentit encore le défilement.

« Là ! » s’exclama-t-il. Une mince barre, indistincte, juste un vague flottement lumineux au sein de la soupe de pixels, coupait l’image. Howlett étouffa une exclamation de surprise et Samson, qui s’était rapproché, déclara : « Voici donc la vérité. Quelqu’un s’est arrangé pour faire tourner en boucle la même image nocturne, gommant ainsi l’enregistrement de son forfait. C’est fort habile…

– Le problème, c’est que logiquement c’est aussi fort impossible, laissa tomber Bodichiev.

Da ! Comment a-t-on pu s’introduire dans les données, je ne comprends pas ! Personne n’a eu accès à l’ordinateur : seule Son Excellence possède la clef de ce local, à part moi, et je suis le seul à connaître les codes d’accès… Et puis réaliser une telle manipulation ne doit pas être une mince affaire, je ne sais même pas si je saurais faire… » Howlett laissa mourir sa voix en constatant que non seulement Bodichiev ne semblait pas l’écouter, mais encore qu’il avait recommencé à pianoter.

Après un moment, le détective daigna expliquer : « Une telle opération est effectivement très complexe, presque impossible en fait. En tant que concepteur du système, je me trouve bien placé pour savoir à quel point il serait compliqué d’opérer une telle « boucle » de données. Mais hélas, il se trouve que je sais aussi qu’un certain type de virus peut être créé, qui provoquerait par exemple une telle boucle. Malgré tout, à la difficulté de rédiger un tel virus s’ajoute la quasi-impossibilité de l’introduire dans le système, à plus forte raison si l’on n’a pas accès à la console.

– Mais alors ? s’étonna doucement le commissaris.

– Mais alors je ne connais qu’une personne capable d’un tel forfait. Commissaris, nous devons en discuter avec Son Excellence. »

« Votre frère !? » s’exclama David Boot avec stupéfaction, en regardant tour à tour le visage sombre de Bodichiev et celui, pâle, mais toujours impassible, de Samson. Les trois hommes se trouvaient réunis dans le bureau de l’ambassadeur, une belle pièce au mobilier design, dont la fenêtre ouvrait sur les frondaisons du parc.

« Mon demi-frère, en vérité, précisa Bodichiev. Félix Sylvanovitch Bodichiev, alias Le Masque. Gentleman-cambrioleur de son état, à la tête d’une organisation criminelle qui cambriole toute l’Europe.

– Mais c’est… c’est proprement incroyable ! J’avoue ne pas trop suivre les affaires criminelles, mais je n’ai jamais entendu parler de cette bande…

– Elle est pourtant bien réelle, Votre Excellence, intervint Sansom. La presse n’a pas été informée du lien entre plusieurs affaires importantes, les choses demeurent encore assez secrètes. Mais le Masque a tout d’abord écumé la France et l’Italie – et de cela la presse a parlé. Le Masque se posait en champion de la lutte contre le solidarisme. Ces dernières années il a peu à peu commencé à étendre ses activités au reste de l’Europe, en déclarant lutter contre l’impérialisme. Il a notamment sévi chez vous, monsieur Bodichiev. »

La gorge bloquée par une grosse boule qui pouvait être de la colère, de la tristesse ou de l’humiliation, et certainement un peu des trois, Bodichiev hocha la tête. Sourcils férocement froncés et mine plus sombre que jamais, il se décida cependant à ouvrir la bouche, pour fournir quelques précisions : « Félix est devenu l’Ennemi public Numéro Un, dans toute l’Europe. Tous les services le recherchent. J’ai déjà eu à le confronter à London. » Il n’ajouta pas que pour lui cet affrontement fraternel s’était soldé par un semi-échec.

« Et comment pouvez-vous affirmer que la catastrophe qui vient de frapper mon ambassade est imputable à ce Félix ? lui demanda Boot. J’imagine bien qu’un tel antagonisme vous porte à soupçonner des agissements de ce Masque chaque fois que…

– Excusez-moi, Votre excellence, l’interrompit Bodichiev. Je vous assure qu’il n’y a aucune obsession de ma part. Mon demi-frère et sa bande ont une particularité qui les rend d’autant plus redoutables. »

Sur ces mots, Bodichiev s’arrêta soudain, réalisant que dans son émotion il en avait peut-être trop dit. Il se mordilla la lèvre inférieure puis se tourna vers le policier amstellodamois : « Que savez-vous de Félix, commissaris ? J’ai peur qu’une part des informations à son sujet soit confidentielle, et en fait j’ignore ce que j’ai le droit d’en révéler…

– Oui, je vois ce que vous voulez dire, affirma Samson avec le visage aussi grave que sa voix. Il s’agit d’informations classifiées, à un très haut niveau de sécurité.

– Je vous prie de me pardonner, Votre Excellence, j’aurais dû y réfléchir avant, c’est de ma faute », s’empressa de déclarer Bodichiev, passablement vexé de son erreur. Le visage de l’ambassadeur demeurait figé sur une expression d’étonnement. « L’implication dans cette affaire de ma crapule de demi-frère m’a un peu perturbé… Mais s’agissant d’une question de sûreté impériale… »

David Boot leva une main pour stopper le flot confus des excuses de Bodichiev.

« Je comprends parfaitement. Il convient que je confirme au préalable mon niveau d’autorisation – je vais appeler le Ministère de l’Intérieur. »

L’heure qui suivit aurait pu emprunter un titre de Sempé : « rien n’est simple, tout se complique ». Pour sûr, imaginer que puissent être aisées des tractations inter-ministérielles et inter-gouvernementales ne serait venu à l’idée de personne. Et les lignes téléphoniques chauffèrent, ce jour-là, entre Whitehall et La Haye, Amsterdam et Péter, le Foreign Office et le Ministère de l’Intérieur, et puis le service des « recherches » criminelles d’Amsterdam, New Scotland Yard, et ainsi de suite…

Entre-temps, le commissaris s’éclipsa afin d’aller coordonner les efforts de la Justitiele Dienst, soucieux de protéger sa ville d’autres déprédations que Félix pourrait éventuellement manigancer. La police d’Amsterdam allait se retrouver sur le pied de guerre !

Mais enfin, ce fut en tête-à-tête avec l’ambassadeur (quoiqu’interrompu de fréquente manière par la sonnerie du téléphone) que Bodichiev eut enfin la possibilité de lui exposer les « particularités » de son demi-frère ;

« Modifié ? s’étonna van Boot.

– Comme je vous le dis : il bénéficie d’avancées cybernétiques qui lui permettent de mettre à mal la plupart des systèmes, sans le moindre effort. Son organisme cyber-augmenté peut fabriquer des virus sur mesure. C’est ainsi que, sans même avoir accès à la console de votre système de surveillance, il a paralysé et détourné toute la protection de la salle blindée.

– C’est invraisemblable, comment des choses pareilles sont-elles seulement possibles… murmura le diplomate. Je crois que même nos propres agents de renseignements ne sont pas dotés de telles capacités.

– J’en doute effectivement. La plupart des gouvernements de la planète ont signé des accords bio-éthiques contre ce genre de manipulations du corps humain. Mais les anarchistes de Félix ne reculent devant rien : à côté d’eux, les pires terroristes finlandais font figure d’amateurs balbutiants ! »

David Boot secoua la tête, toujours un peu incrédule. Se levant de son bureau, il alla se planter devant la bibliothèque, puis alla regarder la forêt depuis la fenêtre.

« Où votre demi-frère et ses sbires se sont-ils ainsi fait « modifier » ? Au Brésil, je suppose ?

– Tout à fait, Votre Excellence. C’est du moins ce que pensent nos services. Le docteur Moravek serait certainement derrière la chose.

– Moravek ?

– Hans Moravek, fit Bodichiev avec un mouvement du menton. Un génial théoricien des intelligences artificielles, qui s’est réfugié au Brésil pour poursuivre des expériences un peu… extrêmes », expliqua-t-il avec une grimace.

« J’avais entendu dire des choses… dit l’ambassadeur en hochant lentement la tête. Mais je ne voulais pas trop y croire, ça semble tellement fantastique, ces histoires de gens qui vont au Brésil se faire opérer, greffer des circuits électroniques… Brr !! C’est incroyable.

– Mais bien vrai, je vous l’assure. J’ai moi-même eu l’occasion de mettre fin aux agissements d’un modifié, en plein London. »

La secrétaire de l’ambassadeur frappa timidement à la porte et entra, porteuse d’un plateau où fumaient deux tasses de thé. Elle posa le tout au coin du bureau avant de s’en retourner, un peu voûtée, avec cet air penaud des gens en deuil. Le diplomate tendit une tasse au détective.

« Pensez-vous que la police retrouvera les bijoux ? demanda-t-il d’une voix lasse.

– Je ne peux pas me prononcer, mais hélas… Personne n’est encore parvenu à démanteler le réseau criminel de Félix… » prononça Bodichiev avec une moue dépitée.

Les deux hommes restèrent un long moment silencieux, chacun plongé dans des pensées moroses, à regarder côte à côte par la fenêtre les frondaisons bousculées par un vent tumultueux. Des nuages aux allures d’ardoises s’entassaient dans le ciel au-dessus d’Amsterdam.

Aneke Boot insista gentiment pour que, en dépit des événements, Bodichiev vienne encore se promener avec elle. De toute manière, expliqua-t-elle avec un sourire désarmant, ils ne pouvaient plus rien faire. Bodichiev, d’humeur fataliste, admit qu’en effet il n’aurait guère de rôle à jouer dans les activités des services de Samson. Le temps était à une vaste opération policière, pas à une enquête ponctuelle.

Il accompagna donc son hôtesse pour une promenade par les rues et par les quais, sous le couvercle anthracite d’un ciel enflé de pluie. Une brume bleutée gommait le haut des bâtiments et effaçait les trottoirs dans les artères indécises et gonflées d’eau. Le feuillage des arbres se mirait sur les pavés vernis d’humidité, tout comme les façades étroites et sombres se reflétaient dans le miroir tremblant des canaux. À l’extrémité d’une presqu’île, Aneke montra une curiosité à son invité : Vredenburgersteeg, une portion de canal où plongeaient directement les pieds des maisons, sans trottoir. Dans la lueur blessante du soleil rasant, les reflets acquéraient presque plus de tangibilité que la brique cuite de lumière dorée.

Chassés par les gifles du vent, les deux promeneurs se réfugièrent finalement dans un « café brun », sur une petite place encaissée, qui intrigua Bodichiev par son aspect quasi parisien. Depuis le charme désuet du kiosque à musique jusqu’à la verrière aux montants rouges du bistrot, en passant par les troncs épais des platanes, tout ici semblait curieusement extrait d’un recoin de Montmartre ou de Belleville.

Le jour voilé de gris et les bruits étouffés du dehors furent propices à l’un de ces moments d’intimité tranquille qui, parfois, forment comme un ressac dans la vie quotidienne. Aneke parla de son existence d’épouse de diplomate, de la difficulté à s’insérer dans une société néerlandaise qu’elle jugeait assez fermée, assez froide, et du climat de même – elle regrettait l’époque où son mari se trouvait en poste en Grèce ou en Espagne. Pour sa part, de fil en aiguille Bodichiev en vint à parler de ses sentiments par rapport à son demi-frère, de la difficulté à gérer les heurts d’un tel conflit, et puis aussi de la vie de leur père, ses errances entre France et Angleterre, son suicide…

Inévitablement, le jour s’acheva avec un massif orage, une bourrasque d’une telle violence que Bodichiev et madame Boot préférèrent appeler un taxi que d’affronter les trombes d’eau qui cinglaient les vitres du bar. Et en dépit de ce que le véhicule se soit garé exactement devant leur abri, ils eurent le temps de se faire copieusement tremper rien que durant le moment où ils grimpaient à bord. Déjà passablement bouleversée par les événements du jour, malgré ce qu’elle en laissait paraître, Aneke Boot se mit à frissonner. Elle accepta la lourde veste du détective avec une grimace d’autodérision, mais sous son allure vaillante perçait la fatigue. Les lampadaires projetaient dans le taxi leurs feux brutaux, qui soulignaient par intermittence les traits tirés de l’épouse de l’ambassadeur.

À la porte de la maison d’Eerte Elmerstraat, la bonne des Boot les accueillit avec un parapluie et des cris alarmés. Sans se soucier du détective, l’ample matrone enveloppa sa maîtresse dans une couverture avant de la pousser dans le raidillon.

La nuit durant, Bodichiev entendit la tempête battre les vitres et faire frémir la charpente. Le lendemain matin trouva Amsterdam luisante de propreté, sous un ciel rendu au bleu triomphal du beau temps. La lumière jeune donnait l’impression que la journée serait pimpante, et les époux Boot faisaient bonne figure malgré leurs épreuves : Aneke souriant, entre deux éternuements (elle avait attrapé un rhume), son époux, plus grave qu’à son habitude, tenait de menus propos. Mais enfin, ce calme fragile ne pouvait échapper à Félix. La bonne venait à peine de leur servir le petit-déjeuner qu’elle revint annoncer un visiteur : le commissaris Samson.

Pressentiment ou effet de la fatigue ? Bodichiev sentit son cœur se serrer rien qu’en entendant le nom du policier. Et il n’eut qu’à considérer son long visage et le gris qui soulignait ses yeux pour comprendre que Samson ne venait pas seulement pour leur parler de l’enquête sur les joyaux disparus.

En fait, par comparaison à ce qui venait de se dérouler, durant cette tempétueuse nuit, le vol des bijoux russes faisait figure de bien maigre butin…

« La Banque des Pays-Bas ? » répéta Aneke Boot lorsque le commissaris eut révélé la dernière cible de Félix. Samson hocha lentement du chef, avant de préciser : « Plus un lingot, plus un seul gramme d’or… Rien ! Ils n’ont rien laissé derrière eux. » Le policier demeura sur son coin de canapé, comme figé. L’air semblait se congeler autour de lui.

David Boot se mit debout d’un bond nerveux, le visage crispé. Il entreprit de faire les cent pas sur le plancher brillant. « Un cambriolage de la Banque des Pays-Bas… Ça semble presque trop énorme pour être vrai ! Comment est-ce seulement possible ? » L’ambassadeur s’arrêta en voyant la mine chagrine du policer. « Mais je suppose que vous n’êtes pas simplement venu pour nous apporter cette catastrophique nouvelle ? »

Le commissaris laissa passer sur son visage une ombre d’embarras : « Non en vérité, pardonnez-moi Votre Excellence, mais il est vrai que j’étais plutôt venu dans l’espoir de consulter monsieur Bodichiev.

– Je suis à votre service, bien entendu, affirma le détective sans faire montre de ses sentiments, un mélange de surprise et d’appréhension. Que puis-je… ?

– Excusez-moi ! l’interrompit Boot. Peut-être vaudrait-il mieux que nous vous laissions ?

– Non je vous en prie, Votre Excellence, restez : ce que j’ai à demander à votre concitoyen peut être entendu de vous, fit poliment Samson. Voici, monsieur Bodichiev : nos services viennent de découvrir que nous n’avons plus le daguerrotype de… » Le commissaris hésita imperceptiblement, « … de votre demi-frère. »

Bodichiev comprit aussitôt la nature du problème.

« Aïe ! fit-il, vous voulez dire que son daguerro a disparu de votre base informatique, c’est bien cela ?

– En effet. Pour autant que nous puissions nous en rendre compte, il semble qu’un virus ait été introduit, qui a effacé toute trace se rapportant à la personne de votre demi-frère. Mes services n’ont plus rien, et j’ai demandé à la Justitiele Dienst de Den Haag, plus rien non plus.

– Cet homme est diabolique ! s’exclama l’ambassadeur.

– Hélas, c’est bien de technologie qu’il est question, soupira Bodichiev, et pas de sorcellerie. La police impériale craignait ce genre d’attaques… Étant donné les capacités de Félix en matière de virus informatiques, sans parler de son admiration pour Arsène Lupin, il ne s’agissait que d’une affaire de temps avant qu’il ne développe des armes afin d’effacer toutes traces de son identité des fichiers policiers.

– Et les services du Tsar ont trouvé une parade, supposa le commissaris.

– Oui : à l’ancienne ! Des copies papier de tout ce qui concerne Félix sont conservées dans les lieux les plus sûrs de l’Empire.

– Malheureusement, notre petit pays n’avait pas pensé à prendre de telles précautions, soupira le commissaris. Et aujourd’hui que nous avons à confronter le bandit, nous ne possédons même pas son portrait pour l’identifier !

– Seules ses daguerrotypes ont disparu, pas le reste des données le concernant ? voulut savoir Bodichiev.

– Juste les daguerros, répondit Samson en hochant la tête d’un air grave.

– Typique ! Il s’amuse ! il pouvait tout aussi bien tout effacer, faire en sorte que vous n’ayez plus le moindre document sur lui et sa bande, mais non, il ne vous dérobe que son portrait ! »

Le détective laissa échapper un rire amer. Il sentait remuer en lui une vieille colère, depuis longtemps familière, comme une sorte d’ulcère qui battait sourdement au centre de ses émotions. « Félix ! » laissa-t-il échapper comme une invective. Les sourcils froncés férocement, il considéra le commissaris, toujours gris, toujours immobile. « Il vous faut donc des copies de portraits de Félix, c’est bien cela ?

– Effectivement, si cela vous est possible. Mes supérieurs ont tout de suite supposé que vous seriez les mieux placés, monsieur Bodichiev, ou bien vous, Votre Excellence, pour obtenir que l’Empire veuille bien nous rétrocéder quelques informations cruciales… Si London pouvait nous télécopier…

– Oh surtout pas ! Toute télécopie d’un daguerrotype de Félix sera impitoyablement détruite en cours de route par ses virus traqueurs. Il vous faut directement une « copie solide », comme disent les informaticiens dans leur jargon. Et donc un porteur.

– Et le tout, sans prononcer le nom de Félix Sylvanovitch Bodichiev au vidéophone », proféra David Boot depuis la baie vitrée, qu’il contemplait en leur tournant le dos, les poings enfoncés dans les poches de son élégant pantalon sans se soucier de les déformer.

Le commissaris leva un sourcil inquisiteur et Bodichiev se sentit obligé d’expliquer, dans un grommellement rageur : « Félix possède également un système d’écoute, des fureteurs informatiques qui se réveillent chaque fois que le nom de mon demi-frère est prononcé au vidéophone. Je parlais de sorcellerie, tout à l’heure : eh bien, Félix est un peu comme ces sorciers des légendes, dont il faut bien se garder de jamais prononcer le nom de peur qu’ils vous entendent…

– Mais sûrement il ne peut pas tout espionner ? cela demanderait une logistique et une puissance d’analyse… commença Samson.

– Certes ! le coupa Bodicghiev à qui la colère faisait un peu oublier les bonnes manières. Et cependant, avec mon frère il faut toujours mieux en faire trop que pas assez. On n’est jamais assez prudent. La police impériale a demandé à ce que le nom de Félix ne soit plus prononcé.

– J’ai appris cela hier, commenta encore l’ambassadeur depuis sa fenêtre. Dès mon premier appel sur la question, on m’a signifié de ne plus parler de lui que par périphrases. »

Samson hocha très lentement la tête, comme s’il commençait à se remettre de sa paralysie. « J’ai bien peur que nous n’apparaissions comme très provinciaux, mais nous n’étions pas au courant, aux Pays-Bas. Et maintenant nous voici ruinés. »

Un silence embarrassé pesa un instant sur la pièce. La blancheur du jour projetait une lumière blafarde, sans pitié pour les traits tirés et les yeux cernés des trois hommes. Seule Aneke échappait à cette cruauté révélatrice, retirée comme elle l’était tout au fond du salon, dans la pénombre protectrice de la bibliothèque. Comme si elle réalisait soudain cette situation, Eneke se pencha pour allumer une petite lampe. Un halo de miel l’enveloppa, la plaça au centre d’un espace chaleureux, petite femme en soie dorée sur le fond multicolore des livres, tandis que le visage long du commissaris semblait couler jusque sur le beige grisâtre de sa gabardine, et que non loin de là l’ambassadeur en chemise blanche se tenait droit comme une statue inquiète.

« Pour le portrait, j’ai une idée, puis-je vidéophoner ? demanda Bodichiev en se tournant vers son hôte.

– Bien entendu, mais je vais devoir appeler mon ministère. » Boot ne fit pourtant pas mine d’en avoir l’intention, il se tourna simplement vers ses invités. Bodichiev lui adressa un léger sourire de connivence : « Ma solution ira certainement plus vite que de longues transactions vidéophoniques, sans vouloir vous offenser. »

Boot lui concéda ce point avec une brève courbette pleine d’ironie. « By all means : le combiné est derrière vous, sur la tablette près de la porte . »

Un vent vif faisait se mouvoir en glissements successifs la voûte crayeuse du ciel. Bodichiev resserra le col de son manteau, saisi par un frisson. Le commissaris Samson avançait à deux pas devant lui, hâtif, ses grandes jambes raides avalant les trottoirs comme l’on dévalerait une pente. David Boot n’avait pas répondu à l’invitation polie de l’enquêteur de les accompagner à la Banque des Pays-Bas : il devait rejoindre son ambassade, métaphoriquement en ruines. Aneke avait pareillement décliné, solidaire de son époux et visiblement lasse en dépit de sa réserve stoïque. Le commissaris avait donc pris congé des diplomates, sans doute soulagé de n’avoir pas à s’encombrer de leur présence sur le site d’une catastrophe nationale. Il avait néanmoins tenu à se faire accompagner par son collègue londonien, afin de le prendre à témoin de l’invraisemblance (il s’agissait de sa propre expression) du cambriolage.

Le souffle écourté par la rapidité de leur marche, Bodichiev ne posa pas de questions durant le trajet, quoiqu’il brûlât d’en savoir plus. Qu’avait encore inventé son diable de demi-frère, exactement ?

Les deux hommes arrivèrent bientôt en vue du double bâtiment de l’hôtel de ville et de la banque centrale. Si la plus grande partie d’Amsterdam figurait une belle archive de pierre, une dentelle d’histoire, on avait en revanche décidé ici de trancher dans le vif : le quai s’ouvrait soudain sur un espace vide, auquel l’architecture médiocre des nouveaux bâtiments ne parvenait pas tout à fait à donner un sens. La banque n’était qu’une barre de briques toutes neuves, tandis qu’à son pied l’hôtel de ville n’offrait qu’une sorte de petite serre, juchée sur des murs bas construits avec cette même brique trop propre, trop rose, trop visiblement récente pour imposer une quelconque autorité. Bodichiev s’était déjà fait cette réflexion lors de ses promenades dans la ville : en matière d’architecture contemporaine, Amsterdam semblait avoir une vingtaine d’années de retard. Encore ce provincialisme sur lequel Samson s’était montré amer ? Les réalisations modernes, relativement rares d’ailleurs, accusaient une mesquinerie, une fausse modestie un peu maladroite, qui trahissait la nature finalement isolée des Pays-Bas, riche, mais minuscule parcelle indépendante au sein des puissances européennes. Enfin, riche – du moins jusqu’à l’intervention de Félix ! Un esprit moins ouvert que Bodichiev se serait peut-être même permis de voir dans ce manque d’envergure de leur architecture récente, une expression de la proverbiale radinerie des Néerlandais.

À la simple vue du commissaris, se rompit un instant le rang policier qui formait cordon autour du bâtiment, et les deux hommes pénétrèrent dans l’atrium de l’hôtel de ville – à moins qu’il ne se fût agi d’un aquarium, tant la lumière filtrant sous cette verrière paraissait liquide. Sans un mot, Samson désigna à Bodichiev un pilier de verre. Jaillissant avec théâtralité des entrailles de la ville, au sein de quelques pistons et conduites complaisamment dévoilés par une ouverture dans le sol, une sorte de pipette géante servait de jauge. L’eau qui la remplissait atteignait un niveau situé à peu près au-dessus des genoux de Bodichiev.

« Ceci vous indique le niveau de la mer par rapport à la ville d’Amsterdam », débuta le commissaris comme un guide touristique, avant d’enfin expliquer à son interlocuteur les tenants et les aboutissants du cambriolage – et de son apparente impossibilité. En résumé, il apparaissait qu’à la moindre intrusion non autorisée dans les coffres (situés sous la banque centrale, au cœur des marécages qui servaient de fondation à la cité), tout était noyé ! Des vannes s’ouvraient directement sur le lac intérieur. Eh bien, malgré tout, les réserves d’or qui garantissaient la stabilité de la République… avaient été volées. De même que les diamants, les pièces anciennes, les divers titres et coupures… Il ne restait absolument rien. Ce disant, Samson continuait à fixer le niveau de la mer dans la colonne de verre, sans regarder Bodichiev. Son ton ne changeait pas, son visage ne laissait rien trahir, pourtant Bodichiev ne reconnaissait plus vraiment le solide gaillard de la veille, le grand flic imperturbable : l’ampleur de la catastrophe semblait l’affaisser, sinon physiquement, du moins moralement. Le commissaris était devenu une statue de cire, à la solidité transitoire.

Lorsqu’il se remit en mouvement, ce fut avec une sorte de gêne, une raideur inconfortable. Il conduisit Bodichiev au sein des entrailles officielles, un austère parcours qui, partant des bureaux en bois et verre de l’hôtel de ville, sinuait ensuite entre les portes noires des banquiers, avant de plonger dans des couloirs hiératiques aux parois épaisses. Des gens aux mines importantes passaient par groupes, tous plus effarés qu’affairés. On présenta Bodichiev à untel et untel, serrages de pinces nerveux, l’esprit n’y était pas, Félix venait de donner un colossal coup de pied dans la fourmilière bancaire. Tout en bas, un homme et une femme conciliabulaient à mi-voix devant une vaste baie vitrée. Samson, brusquement déférent, présenta à Bodichiev le Procureur-Général, madame Annejuul Sjoerd, et le Premier ministre, monsieur Willemtjen Bartelts.

« Jugez de l’ampleur des dégâts », fit la procureur avec un rictus ironique et un geste de la main en direction du spectacle de l’autre côté de la vitre. Il s’agissait de la salle du coffre proprement dite. Dans une eau boueuse qui leur arrivait encore presque jusqu’aux genoux, des hommes pataugeaient maladroitement, ouvraient des tiroirs blindés, les refermaient, inspectaient les étagères vides et de manière plus générale, semblaient passablement ennuyés de se trouver là.

« La fine fleur de la police scientifique ! » énonça encore la procureur d’un ton sarcastique. Le Premier ministre haussa les épaules avec un air maussade : « Je ne crois pas que le moment soit vraiment bien choisi pour plaisanter », bougonna-t-il. Sans faire mine de l’écouter, madame Sjoerd continua sur le même mode. Son sourire se voulait railleur, mais on le sentait douloureux, tandis qu’elle expliquait à Bodichiev ce qu’il avait déjà deviné : il s’agissait du coffre principal de la banque et les eaux ne s’en étaient pas encore complètement retirées, après que l’intrusion des voleurs ait provoqué l’ouverture des vannes. Hélas, il ne se trouvait sur place pas plus trace des cadavres des intrus, qui auraient dû se noyer, que de la fortune des Pays-Bas qu’on croyait à l’abri dans cette forteresse. Madame Sjoerd allait continuer sa narration sarcastique, sans doute sa manière à elle de se colleter avec la catastrophe, mais le Premier ministre l’interrompit en lui posant la main sur le bras. Il y avait dans ce geste une douceur qui en disait long sur la complicité des deux responsables néerlandais, mais également sur le poids de leur désespoir. Madame Sjoerd se tut immédiatement et, avec le silence, ses traits accusèrent soudain l’amertume de la situation. Fixant Bodichiev de dessous ses sourcils froncés, monsieur Bartelts demanda tout de go : « Et d’après vous comme s’y sont-ils pris, monsieur le détective ? Puisque j’ai cru comprendre que vous êtes un expert sur ce damné terroriste », ajouta-t-il en guise d’explication. Sa voix lasse paraissait calme , à peine enrouée. Le chef du gouvernement des Pays-Bas semblait juste vouloir satisfaire une curiosité personnelle. Bodichiev soutint un moment son regard clair, puis porta le sien sur les hommes de l’autre côté de la vitre blindée, qui continuaient leur pantomime humide dans la lumière vacillante. Il sentait que le Premier ministre, tout comme la procureur Sjoerd et le commissaris Samson, le fixaient, mais il ne se retourna pas pour leur faire part de ses suppositions.

« Il m’est difficile pour le moment d’être certain d’avoir en ma possession tous les éléments pertinents, cependant si j’en crois mon habitude des extravagances de Félix, et puisque tout le monde me dit que les eaux ont bien noyé les coffres… Je pense que l’improbable est hautement possible : les hommes de Félix étaient équipés de manière à respirer sous l’eau.

– Monsieur Bodichiev ! s’offusqua la procureur d’une voix chargée d’ironie. Vous pensez bien que ce cas a été prévu ! Des détecteurs auraient immédiatement décelé la présence des sortes de gaz qu’utilisent les hommes-grenouilles, il est d’ailleurs prévu que les vibrations…

– En bref, l’interrompit le Premier ministre d’une nouvelle pression sur le bras, cette hypothèse est forcément invalide : pas de plongeurs ! Les coffres se sont emplis, mais sans neutralisation des intrus – comme si personne n’avait pénétré les lieux. »

Bodichiev secoua lentement la tête. « Pas des hommes-grenouilles, non, ce n’est pas à cela que je pensais. » Il se tourna à nouveau vers ses interlocuteurs. « Des hommes modifiés, munis de branchies afin de respirer librement sous l’eau. »

Bodichiev alla chercher à Centraalstation son collègue Viatcheslav Koulikov. Il ne fut pas le seul : le commissaris Samson l’accompagna et avec lui deux policiers. Précautions nécessaires au moins psychologiquement : Amsterdam se trouvait dorénavant en état de siège et, quoique le gouvernement néerlandais fut dirigé par le très calme monsieur Bartelts (bien des Britanniques auraient eu des leçons de flegme à recevoir de cet homme-là), cela commençait à sérieusement paniquer dans les hautes sphères. Des militaires étaient allés cueillir Viat dès son arrivée en ferry à Rotterdam, et le train dans lequel il avait pris place pour se rendre à Amsterdam n’avait cessé d’être surveillé et accompagné. Souriant et pimpant comme une vedette de cinéma, Viat émergea du train avec une escorte de quatre hommes en tenue de combat. Avec une courbette facétieuse en direction de son patron, il tira une enveloppe de la poche intérieure de sa veste à la coupe impeccable. Ayant consulté Bodichiev du regard, il présenta l’enveloppe au commissaris d’un geste souple.

Avec un grognement de remerciement, Samson se saisit de l’objet et en tira à moitié un des daguerros de Félix. Un sourcil sardonique levé, il regarda alternativement le cliché et le détective qui se tenait à ses côtés. « Je ne vois guère de ressemblance familiale, dit-il avec un petit sourire.

– Il ne s’agit que de mon demi-frère, lui rappela Bodichiev avec un léger haussement d’épaules. Je suppose qu’il tient surtout de sa mère. »

Les deux hommes échangèrent un regard amusé, avant que le visage du commissaris ne se fige de nouveau en un masque de gravité impassible. Il tourna les talons derechef, avec de petites salutations du menton en direction des deux Anglo-russes, et en ajoutant qu’il leur rendrait sans tarder les daguerrotypes, dès que ses services en auraient effectué des copies.

Visiblement diverti par les conditions de son arrivée aux Pays-Bas, Viat esquissa une nouvelle courbette. Le quai se vida, les soldats s’étaient retirés et les policiers ayant suivi dans le sillage du commissaris. Viat débordant d’enthousiasme avait commencé le récit de son périple sous haute surveillance, en train puis en ferry puis de nouveau en train.

Bodichiev, l’esprit ailleurs, ne saisit pas les explications de son jeune compère quant aux raisons d’un tel choix de véhicules – une histoire de sécurité aérienne et de législation néerlandaise sur les dirigeables qui lui remit à l’esprit la terrible catastrophe de Sheepol, il y a quelques années, mais ce fut fugitif, le détective brassait des tas de pensées, un vague écœurement et un soupçon d’abattement ; à l’enthousiaste babille de Viat répondaient les maussades réflexions de Bodichiev. Les deux hommes traversaient la grande place devant la gare, la foule vaquait à ses occupations sans que soit apparente la moindre inquiétude – la presse n’avait pas encore saisi toute l’amplitude, toute la portée des événements récents. Jusqu’aux festons placides des nuages bas qui semblaient nier la gravité de la situation. Au bout d’un moment, tout de même, Bodichiev réalisa que Viat avait cessé de parler.

Se retournant vers lui, il vit que Viat le fixait avec un large sourire, ses yeux verts brillant de malice.

« Oh, hum, je crois que je ne vous écoutais pas vraiment, fit Bodichiev avec un rictus gêné.

– Bah, j’ai l’habitude ! » proféra Viat sans se vexer, ponctuant une grimace faussement outragée d’un éclat de rire.

Pour se faire pardonner, Bodichiev entreprit de guider son ami par les rues et les canaux et bientôt tous deux marchèrent dans le silence confortable d’une complicité habituelle, n’échangeant que des impressions passagères, levant le nez vers la poulie qui pendait d’un pignon, se désignant en même temps l’épaule ronde d’un pont, le vol lent d’une mouette. Bodichiev retrouva une manière de tranquillité d’esprit. Un jour gris rabattu par les façades éclairait les rues luisantes d’humidité et une brume se levait doucement, qui gommait les perspectives. Il arrivait parfois des rafales, brise de la rue emplie d’une fraîcheur salée, avant que la senteur de la vase et l’estompe du brouillard ne s’empressent de reprendre leurs droits.

Un tramway passait, grondant comme une longue bête brune, et les vélos filaient en hoquetant sur le pavé. Un bateau rouge fendait lentement le mercure agité des eaux du Singel. Bodichiev retrouva finalement cette curieuse proue citadine que formait le Vredenburgersteeg, et les deux hommes s’accoudèrent au parapet de bois lustré, devant le spectacle insolite des hautes maisons plongeant directement leur pied dans le canal. Ils devisèrent à leur accoutumée, en contemplant le reflet des demeures qui vibrait à la surface aquatique, presque plus visible en miroir que face à eux à travers les fines écharpes de brume. Viat faisait le résumé des dernières nouvelles du front aristocratique londonien : les guéguerres, les psychodrames, les soirées, les médailles, tous ces ragots frivoles dont il savait bien qu’ils constituaient toujours pour Bodichiev une source de distraction et d’amusement. Bien que travaillant pour l’agence Bodichiev, Viatcheslav n’avait jamais réellement cessé de côtoyer l’univers de la haute société, ce monde au sein duquel trônait sa dragonesque tante, madame Koulikova.

Bodichiev l’écoutait, en s’efforçant de ne pas laisser filer ses pensées du côté de son demi-frère, mais il n’y parvenait que malaisément. Son regard allait du visage animé de son compagnon aux oscillations des façades dans l’eau, soucieux en dépit de ses efforts, empli d’un malaise qu’il ne parvenait pas vraiment à définir. Il y avait son sentiment d’impuissance, bien sûr, et puis la brûlure familière de sa colère envers Félix, mais une autre chose encore le démangeait, comme l’un de ces détails que l’on saisit du coin de l’œil et que l’on peine à retrouver en le fixant de face. Ce n’est qu’alors qu’ils avaient repris leur promenade que Bodichiev réalisa brusquement.

Il se hâta de faire demi-tour, suivit par un Viatcheslav un peu étonné. Ce dernier vit rapidement ce sentiment se muer en stupéfaction : Bodichiev lui fit signe de s’arrêter à l’angle d’une demeure et, depuis cet abri relatif, il lui désigna ce qui l’avait préoccupé. Une maison avait disparu.

*

L’arrestation de l’ensemble de la bande à Félix fut rondement menée. À partir du moment où Bodichiev fournit à la police amstellodamoise l’adresse du repaire, la seule complication fut de trouver un véhicule capable d’aller sous l’eau, afin de couper aux brigands toute possibilité de retraite, même par la voie du canal. De plus, il s’agissait de faire vite : Bodichiev craignait que son diable de demi-frère ne l’ait repéré, planté comme il avait été devant son antre. L’engin, une sorte de gros scarabée de métal jaune, fut donc promptement acheminé du port de Rotterdam, une brigade de plongeur fut rameutée, et le commissaris Samson donna le signal de l’assaut.

« Juste le hasard, vraiment ! Je vous assure que mes facultés déductives n’ont guère joué dans l’affaire, se défendit Bodichiev lorsque Samson voulut le féliciter d’avoir découvert le repaire des malfaiteurs.

– Allons, pas de fausse modestie, le morigéna le commissaris avec un léger sourire. Des centaines de personnes sont passées par là, sans doute même des milliers, et personne n’a jamais vu qu’une maison avait disparu !

– C’est vrai, concéda Bodichiev, mais néanmoins seul le hasard m’a conduit à Vredenburgersteeg. Et c’est le hasard encore qui fit que, ce jour-là, le brouillard pouvait permettre de déceler la supercherie.

– Les voisins ne se sont jamais rendu compte de rien, en tout cas. »

Bodichiev haussa les épaules avant de répondre, une moue agacée sur les lèvres : « Malheureusement, Félix est un génie, il n’y a pas d’autre mot. Sa version modifiée d’une barrière Bonnetier-Henriet escamotait presque totalement la maison dont il avait fait sa planque.

– Sauf à vos yeux, insista Samson avec dans les siens une lueur moqueuse.

Da, si vous le voulez ! Disons que ce jour-là le reflet des façades révélait par moment qu’il se trouvait dans l’eau l’image d’une maison de plus qu’il ne pouvait s’en observer sur la berge. C’est brillant, ce coup-là ! Un pli du champ de force et hop ! Une maison invisible. Je suis bien certain que l’armée ou les services secrets vont s’emparer d’une telle trouvaille.

– Simplement, les mouvements de la brume permettaient de repérer l’astuce… fit Samson d’une voix songeuse.

– Oh, mais arrêtez, on croirait que vous admirez cette canaille ! » s’exclama Viat depuis l’autre bout de la table.

Afin d’échapper à la bousculade des officiels qui se pressaient tant à l’ambassade de Grande-Bretagne (où l’on fêtait la récupération de l’ensemble des joyaux russes, sauf un) qu’au siège de la police (où la bande à Félix séjournait sous très haute surveillance), les trois hommes avaient trouvé refuge dans un café où l’on offrait à la lecture de la clientèle un vaste panorama de la presse quotidienne internationale, en plus des consommations habituelles. Et si Bodichiev et Samson affichaient des expressions de calme résignation, en ce qui le concernait Viatcheslav avait pour une fois troqué sa coutumière légèreté contre une humeur massacrante. Car Félix Sylvanovitch Bodichiev ne s’était pas laissé mettre le grappin dessus ! L’habile scélérat ne se trouvait pas dans son repaire lors de l’assaut donné par les forces de l’ordre. Pire, même…

« Et il se fiche de nous, en plus ! regardez-moi ça, fulmina Viat en brandissant un quotidien de langue anglo-russe. Un témoin anonyme prétend avoir vu un homme tranquillement appuyé contre un mur, au coin de la rue, qui paraissait observer les opérations de la police lorsque celle-ci a investi les lieux. Non, mais dites-moi que je rêve ! Et ce faquin jouait avec une grosse pierre brillante, certainement le rubis de l’impératrice douairière Marie, celui qui manque à l’inventaire du butin. Ah c’est trop fort ! Vous savez quoi ? Je suis prêt à parier que ce mystérieux témoin, c’est Félix lui-même ! »

Le jeune Koulikov vitupérait ainsi depuis le début de la matinée, en brassant les journaux. Bodichiev et Samson échangèrent un regard amusé, mais eux-mêmes ressentaient plutôt de la lassitude. Passait encore que Félix et un bijou, aussi précieux soit-il, aient échappé au coup de filet. Par ailleurs, l’ampleur du butin récupéré dans la « maison escamotée » dépassait en quantité tout ce que les services du commissaris auraient pu imaginer : de toute évidence, la bande avait entrepris de dévaliser la petite république ! Mais il manquait le principal : l’or des Pays-Bas. En dépit des recherches, rien n’avait été retrouvé de ce qui avait été dérobé des coffres de la banque centrale.

Bodichiev replongea le nez dans son bol de thé au lait. Il ne le releva que lorsqu’un petit garçon, un môme d’à peine six ou sept ans, lui tira la manche pour lui tendre une enveloppe. Une subite poussée d’adrénaline étourdit brièvement le détective. Le temps qu’il se reprenne, l’enfant s’était déjà éloigné. Samson ouvrit la bouche, la referma, se leva pour partir à la poursuite du messager. Bodichiev tira de l’enveloppe une simple carte en bristol, sur laquelle on avait écrit les mots : « Bravo petit frère, cette fois c’est toi qui as gagné – presque. »

Le détective demeura un instant immobile, à lire et relire ces quelques lignes qui ne nécessitaient pas de signature. Puis il partit à rire, nerveusement, sans pouvoir se retenir. Lorsque Samson revint quelques minutes plus tard (bredouille, comme de juste), une hilarité presque hystérique secouait encore Bodichiev de hoquets. Il s’essuya les yeux avant de tendre le billet au commissaris, tandis que Viat, qui s’était approché pour lire par-dessus son épaule, grommelait sombrement.

*

Le temps du rire fut de courte durée. Dès le lendemain, une réunion de crise fut convoquée dans le bureau de monsieur Willemtjen Bartelts, le chef du gouvernement néerlandais. Bodichiev s’y trouva invité en auguste compagnie

D’une manière générale, Bodichiev constatait que les gouvernants de toutes les nations aimaient à se donner des titres compliqués : de même qu’en Grande-Bretagne le « Chancelier de l’Échiquier » était le ministre de l’Économie et en France le « Garde des Sceaux » celui de la justice, aux Pays-Bas l’on nommait « Procureur-général » madame Annejuul Sjoerd, qui s’avérait être ministre de la Justice. Le « Hoofd-Commissaris » (un individu si colossalement énorme qu’à ses côtés Bodichiev se sentait presque mince) était le ministre de l’Intérieur, et le « grand chancelier » cumulait la direction de la banque centrale avec le poste de ministre des Finances. Une vieille connaissance de Bodichiev se trouvait également là : monsieur De Grunwald, le ministre des Affaires étrangères de l’Empire. Les deux ambassadeurs impériaux ne manquaient pas non plus à l’appel : monsieur Boot représentait le pôle britannique de la première puissance mondiale, et un étrange garçon, tout en lippe et en sourcils, monsieur Dragomir Tchoukovski, représentait le pôle russe. Durant tout le discours de monsieur Bartelts, le regard de Bodichiev ne cessa de revenir vers Tchoukovski, fasciné. Il ne parvenait pas à lui donner un âge, ses traits semblaient changer selon la lumière. Ne surnageaient que les deux lèvres épaisses, vers le bas, et les deux sourcils roux, vers le haut. Son visage était si mou que Bodichiev avait l’impression qu’il aurait pu y laisser l’empreinte de ses doigts.

Cependant, à l’autre bout de la table au vernis brillant, monsieur Bartelts continuait à exposer ses craintes, la situation catastrophique des Pays-Bas privés de l’or qui assurait leur stabilité, la panique boursière, le péril pour l’économie mondiale, l’équilibre européen… Pivot marchand de la vieille Europe, les Provinces Unies appuyaient leur pouvoir à la fois sur leur or et sur leur flotte. Privés de l’un, qu’adviendrait-il de l’autre – et du reste du monde, soudain déstabilisé par un gouffre financier ?

Bodichiev ne l’écoutait pas vraiment. Outre sa fascination pour la face de lune de monsieur Tchoukovski, le détective londonien faisait furieusement tourner ses petites cellules grises. Lorsque monsieur Bartelts, puis le grand chancelier, puis monsieur De Grunwald, se furent amplement exprimés, Bodichiev saisit la parole et ne la lâcha plus durant un long moment. Il avait un plan, mais celui-ci ne serait pas simple à mettre en place… Et surtout : pas simple à faire accepter. Mais Bodichiev y parvint, fort du soutien de monsieur De Grunwald aussi bien que de l’énergie du désespoir qui poussait monsieur Bartelts à agir sans tarder.

Bodichiev partait d’un constat : les prétentions démocratiques de Félix. Il s’agissait d’en faire usage comme d’un levier sur les motivations de l’escroc international. Pour cela, il convenait de lui faire croire à un colossal mensonge – et avec lui, à la population du monde entier, rien moins !

Alors ? Prétendre qu’en raison de la faillite de l’État néerlandais, l’Empire allait annexer les Pays-Bas de manière à préserver la stabilité économique… Impossible ? Fort crédible au contraire, d’autant qu’il appartenait à monsieur Bartelts de prononcer un vibrant discours auprès de ses concitoyens, où il les appellerait au calme et à la résignation. Disparition d’une des dernières démocraties indépendantes d’Europe, au profit du totalitarisme paternaliste du Tsar anglo-russe : comment croire que Félix demeurerait de marbre ?

Les risques d’une manière aussi outrageuse furent longuement débattus, notamment ceux d’émeutes. Secouant la tête de manière incrédule le grand chancelier se demandait si l’on se rendait bien compte de l’ampleur de ce que l’on mettait ainsi en branle… Mais messieurs Bartelts et De Grunwald le savaient, oh oui. De fait, le gouvernement du Tsar s’engageait à soutenir les Pays-Bas et à préserver leur indépendance : un transfert d’or se trouvait déjà prévu, car personne, pas même le tout-puissant Empire, n’avait intérêt à renverser l’équilibre économique dont la petite république était l’une des garanties. Un bluff, oui, un bluff colossal !

Épuisé par les transactions et débats, Bodichiev suivit depuis le téléviseur de Samson le dénouement de l’affaire. Tandis que Viat et le commissaris se tenaient presque collés à l’écran, Bodichiev qui faisait un effort pour garder les yeux ouverts et souffrait d’un mal de reins, s’était affalé dans un fauteuil crapaud, la tête dans le cou et les pieds sur une liseuse. Il vit vaguement l’image d’un hélicoptère qui s’approchait du parlement, le sac énorme qui en descendait. Viat ne cessait de pester contre le scélérat qui jouait ainsi les héros : Félix rendait aux Pays-Bas l’or garant de son indépendance ! Et puisque la vérité sur les transactions néerlando-russes demeurerait bien gardée, l’animal s’arrangeait pour passer du statut de voleur à celui de héros de tout un peuple, de symbole de la liberté démocratique ! Bodichiev s’endormit satisfait malgré tout, sur fond d’exclamations colériques de Viatcheslav. Sa dernière pensée fut qu’au moins, puisqu’il avait fait disparaître tous ses portraits, Félix n’aurait pas le plaisir de se voir orner des t-shirts de célébration de son « héroïsme ».