La ville la plus dangereuse du monde : celle dont on ne peut localiser les dangers.

Il y avait une marchande de Vins-Charbons (le magasin a peut-être disparu), en contrebas d’une petite place irrégulière (il me semble qu’on y descendait par quelques marches inégales, comme au café de P…), chez qui nous avions commandé des pastis (sans doute le premier acte « adulte » que nous ayons partagé) ; il y avait un restaurant marocain ou algérien (et s’il s’était appelé le Ghardaïa ?), puis une boîte de nuit, qui m’évoque le nom (mais ne m’est-il pas venu plus tard, d’un article de journal, ou d’un guide touristique ?) de la rue Saint-Rome : triangle flottant, dont les sommets pourraient être séparés par quelques mètres, ou plusieurs kilomètres ; triangle sacré, ou maudit, qu’il me serait impossible de repérer, donc d’éviter : chaque pas peut faire surgir l’un des moments de cette soirée dont le souvenir me guette à chaque carrefour.

(Nos villes amoureuses n’ont ni centre ni périphérie, ni nord ni sud : on choisit Bruges et Séville, Venise et Fez, non pour les canaux et les mosquées, mais parce que ce sont des villes qu’on ne peut pas dessiner – qu’on visite en aveugle, en feignant d’oublier qu’il en existe des plans, puisqu’on ne veut pas s’y retrouver, mais s’y perdre. Par une sorte de malentendu, la plupart de ces labyrinthes sont aussi des sites touristiques, riches de leurs façades et de leurs tableaux, débordants de sens et de beauté, solidement installés dans l’espace ; mais notre passion les annule, non seulement parce que nous y faisons l’amour au lieu d’en visiter les églises et les musées, mais parce qu’elles dépendent de nous ; si nous acceptons de sortir de notre chambre d’hôtel, nos regards les inventent à chaque instant, les font naître de rien ; elles ne sont que le produit de notre désir, le résultat (non la cause) de notre plaisir : une fiction, notre fiction (de sorte que le degré de réalité de la ville que nous découvrons, l’intérêt ou le crédit que nous lui accordons, pourraient servir à mesurer avec exactitude l’état de notre amour, qui leur est inversement proportionnel).

Des villes absolues, et immédiates ; des villes intérieures, qui ne se déploient que dans le temps : Bruges est faite non de mètres et de kilomètres, mais de minutes et d’heures, non de rues et de canaux, mais de moments ; Bruges n’est pas en plein air, mais enfermée dans une de ces bulles transparentes que l’on peut voir sur les tableaux de Bosch, dans ses musées… Nous ne soupçonnions pas que « Bruges-la-Morte » porte si bien son nom : elle n’était pas là avant que nous y pénétrions, ne sera plus là après ; précaire, éphémère comme une mise en scène, elle s’effacera dès que nous aurons tourné le dos, ou plutôt, comme Ys, s’engloutira ; de sorte que ce n’est pas par idéalisme, romantisme ou sentimentalisme, mais au contraire par une sorte de réalisme plus profond qu’il nous semble impossible de retourner ensuite (seuls, ou avec une autre) dans ces cités de nulle part, qui n’ont jamais occupé l’espace.)

Cette première fois nous troublait sans doute d’abord parce qu’elle annonçait une autre « première », que nous n’osions encore imaginer. Seuls pour la première fois, tout près et très loin de Servières, puisque pour la première fois livrés à nous-mêmes ; privés pour la première fois de nos points de repère et de nos références quotidiennes, dont nous ne voulions pas alimenter la conversation, de peur de paraître n’avoir rien à nous dire qui n’appartienne qu’à nous – ce « nous » qu’il fallait redéfinir, dont il fallait en tout cas réduire l’extension au minimum (une vraie révolution sémantique : changer le sens de la première personne du pluriel), puisqu’il n’avait jusque-là désigné que notre groupe (auquel nous refusions de substituer le mot, adulte et petit-bourgeois, donc deux fois ridicule, de « couple »…). Orphelins de nos amis, de nos cousins, de nos parents et de notre enfance, expulsés du milieu protégé, transparent et chaleureux (un milieu liquide, notre liquide amniotique) hors duquel nous ne nous étions jamais rencontrés (et qui nous dotait d’une sorte de corps collectif, comme dans ces spectacles de Lavelli qui associaient les choristes dans un costume unique et multiple, ou comme dans ces matches de rugby qui tissaient entre les quinze joueurs d’invisibles liens, non seulement physiques mais moraux, puisque l’équipe, tantôt euphorique, tantôt déprimée, bref, cyclothymique, semblait réagir comme un seul homme, ou une seule âme), nous n’étions plus que des individus, séparés, trop visibles, encombrés de cette enveloppe physique personnelle, trop grands ou plutôt trop hauts, trop loin du sol, de cette asphalte qu’il nous semblait arpenter pour la première fois côte à côte (comme si nous avions toujours marché pieds nus, sur la terre et sur l’herbe) ; et malgré les heures passées dans le grenier du château avec Camillo et Ray Charles (Sag warum et Hit the road Jack, nos deux régimes, qui s’opposaient techniquement, jamais psychologiquement), nous croirions, dans la boîte de la rue Saint-Rome, danser ensemble pour la première fois ; il ne s’agissait plus d’un exercice, d’une répétition dont les participants figuraient (comme des doublures) à la place de futurs et hypothétiques « vrais » partenaires : cette fois (pour la première fois…), préférer le slow au rock nous engageait vraiment.

Brutalement arrachés à l’état de nature, nous étions jetés dans un monde anonyme, qui ne nous reconnaissait pas, confrontés à des étrangers qui ne nous voulaient a priori aucun bien, des garçons de café avec lesquels il fallait échanger ce symbole matériel qui n’était jamais intervenu dans nos relations : comme si nous avions vécu jusque-là dans une idéale société primitive, la circulation du vil métal nous communiquait un peu de la gêne qu’auraient éprouvée de bons sauvages rousseauistes à découvrir les codes de la Cité moderne, et nous rougissions ensemble d’avoir à nous faire d’absurdes politesses devant une addition. Il fallait à chaque instant tout réinventer ; à l’anxiété de dévisager une inconnue (une amie d’enfance, presque une petite sœur, se transformait en l’une de ces étrangères dont la beauté, avant même qu’elle ait ouvert la bouche, multiplie l’intelligence et l’ironie), s’ajoutait celle de m’envisager inconnu à ses yeux (tenu de faire sans cesse mes preuves, de construire de toutes pièces et de consolider minute après minute l’image la plus favorable de moi, sous peine de sombrer dans le néant).

Et ce fut, malgré ces handicaps, ou peut-être grâce à eux, la première soirée où tout nous réussit, comme si la Ville avait d’abord voulu se montrer bienveillante, ou comme si Caroline, transportant avec elle en dépit des voitures et du macadam l’esprit de Montsalvat, avait disposé d’un sortilège qui faisait du plus banal incident un moment d’aventure, d’humour, de poésie, et m’affranchissait peu à peu de toute anxiété, comme un alcool sans conséquences, une ivresse sans expiation : tous les hasards tournaient en notre faveur, chaque rencontre agressive, grinçante ou hostile (celle du clochard mélomane, furieux contre le directeur du Capitole qui avait programmé non pas la Manon qu’il était venu entendre, celle de la « petite table » et du Cours la Reine, mais une Italienne : une inconnue) s’inversait en scène de comédie.

Car c’était aussi ce soir-là : l’opéra, pour la première fois. Du genre, ni du lieu, nous ne savions rien : sans doute notre mépris d’adolescents pour ce divertissement bourgeois se confondait-il avec notre mépris bourgeois pour ce qui, dans cette région et à cette époque, était encore un plaisir aussi populaire que le rugby ou le cinéma ; si Hergé nous avait montré le ridicule de cet art solennel, Bach et Buxtehude, l’orgue et le clavecin, les fugues et les variations nous avaient d’avance convaincus de la vulgarité de cette musique narrative ; et il me semble bien que nous prenions Puccini, à cause de la sonorité de son nom, pour un compositeur d’opérettes.

Nous n’étions donc entrés au Capitole que par jeu, par dérision peut-être ; et là, perchés au premier rang du dernier balcon (auquel le public accédait alors, comme les domestiques et les fournisseurs dans les immeubles cossus de la place, par une entrée de service, puis un escalier lépreux, de sorte que, une fois assis, les employés, les étudiants et les ouvriers ne partageaient que fictivement le lieu, le temps, le spectacle des bourgeois de l’orchestre et des corbeilles, dont à l’entracte ils seraient à nouveau physiquement séparés), le balcon dont la courbe prolongeait nos bras pour étreindre tout l’espace, suspendus entre ciel et terre, lovés dans le giron fiévreux de cet amphithéâtre aérien, mais en perpétuel déséquilibre, prêts à basculer dans le mélodieux précipice, nous avons tout de suite su : les premières mesures de Manon Lescaut nous ouvraient un autre univers (ce que nous ne pouvions deviner, c’était que cette surprise ne s’émousserait jamais1 : que la conjugaison d’un roman, d’une symphonie et d’une pièce de théâtre nous donnerait chaque fois la sensation (qu’aucun de ces genres n’aurait pu nous procurer séparément) de rencontrer non pas une œuvre de plus, mais un monde entièrement neuf, un continent inconnu, qui nous ferait renaître à nous-mêmes).

La musique à laquelle nous nous étions voués jusque-là (y compris le déchaînement de la Passacaille au finale de la messe de P…) ne nous avait rien laissé soupçonner de ces pouvoirs ; leibniziens sans le savoir, nous ne l’avions jamais considérée que comme une forme sans matière, une âme sans corps, pure comme un concept, un nombre ou une figure géométrique ; grâce à l’opéra, nous révisions la vieille définition leibnizienne plus radicalement que ne l’avait fait Schopenhauer lui-même2 : la musique passait d’un seul coup non seulement de la mathématique à la philosophie, mais de la métaphysique à la physique ; nous découvrions qu’elle pouvait agir directement sur les corps, sur les sens et les nerfs, mais aussi qu’elle pouvait avoir elle-même un corps puisque, comme le roman, elle racontait des histoires et s’intéressait à des personnages, comme le théâtre et le cinéma, elle engendrait des images, bref, qu’elle descendait sur terre, pour s’incarner et s’individualiser à ses risques et périls : alors que la Passacaille, qu’elle soit actualisée par Xavier Darrasse, Michel Chapuis ou le curé de P…, restait intacte, immuable dans le ciel de l’Art, plus à l’abri dans le paradis des Idées que le mètre de Sèvres dans sa vitrine blindée, souverainement indifférente à la personnalité, à l’état psychologique et à la forme physique de son interprète invisible, la vérité, la force, le sens de Manon Lescaut semblaient à chaque seconde s’en remettre au hasard, et dépendre des circonstances, de la température, de la fièvre de chacun, sur scène et dans la salle ; nous découvrions une musique non seulement profane, mais contingente, et accidentelle – bref, une musique jetée dans le monde, dans la crainte et le tremblement de la liberté – exactement comme le sujet kierkegaardien ou sartrien : une musique existentialiste, et phénoménologique. Si la Passacaille affirmait et réaffirmait sans relâche (sans le moindre doute, ni la moindre faille, elle me l’a redémontré hier) la nature essentielle, c’est-à-dire divine, de la musique, ce n’était pas seulement parce que son thème se répétait, ou plutôt refusait de s’altérer (ses variations ne faisaient que renforcer son identité), mais parce que l’œuvre elle-même revenait toujours sous la même forme ; l’opéra vérifiait, à chaque « sortie » (qui n’avait rien d’une « représentation » : cette musique-là ne se faisait jamais représenter, elle se déplaçait chaque fois en personne, en chair et en os, tout entière exposée, hors d’elle-même) le postulat de L’Être et le Néant selon lequel l’existence précède l’essence…

En préférant le relatif à l’absolu, et l’impur au pur (en remplaçant les menuets, les courantes et les bourrées de Bach par les tangos de Verdi et les valses de Richard Strauss), nous ne changions pas seulement de genre esthétique : nous inaugurions une autre vie, immédiate et lyrique, une vie chantée. Nous choisissions l’instant, et le plaisir (mais encore une fois, ce « nous » est abusif, il faudrait rendre à Caroline ce qui lui appartient, Bellini et Rossini, Verdi et Puccini étaient de son côté, et c’est elle qui m’avait sinon converti à cette musique, du moins libéré des soupçons et des réticences presque morales qui m’empêchaient de m’y abandonner) ; nous inventions notre philosophie, et même notre morale, puisque l’opéra nous servirait bientôt de grille de lecture du monde, et de critère infaillible de jugement : il nous permettrait de diviser le monde en deux camps – non pas les wagnériens et les verdiens, ni même les debussystes et les ravéliens, mais (nos distinctions se faisaient de plus en plus fines, de plus en plus précises), les amateurs de Carmen contre ceux de Faust.

Ensemble, nous l’avions aussitôt haï, l’opéra malade, anémique, impuissant, dont les airs étaient de faux airs (ils commençaient comme des vrais, l’élan factice de l’orchestre, son éloquence enflée mimaient le début d’un grand air, mais ils ne tenaient jamais leurs promesses, ils n’avaient pas la force d’aller jusqu’au bout : ils avortaient, comme Marguerite3), des airs en trompe l’œil ; ici, l’idéologie se traduisait immédiatement en musique, ou plutôt la qualité de la musique trahissait celle de la pensée : ces personnages pompeux, pompiers, semblaient toujours sur le point d’entonner une Marseillaise (que Gounod était incapable d’écrire) ; le moralisme, le patriotisme, le militarisme et le cléricalisme, incarnés sous leur forme la plus naïve par Siebel, la grenouille de bénitier, et la plus primaire par l’ignoble Valentin, culminaient dans le chœur des Soldats (même la dérision de Lavelli, qui l’avait mis en porte à faux en faisant entrer sur la marche éléphantesque les glorieux combattants en ordre dispersé, mutilés, éclopés, têtes bandées, perdus dans leurs uniformes aux manches trop longues, murés dans leur solitude et leur folie, n’avait pas réussi à le sauver)… Le jour où nous avions découvert Parsifal, Caroline avait tout de suite reconnu le frère jumeau de Faust ; elle n’avait sans doute lu ni Le Cas Wagner ni La Prisonnière, mais, devançant à la fois l’ironie de Nietzsche contre Wagner et celle de Proust contre Nietzsche (ironie qui s’exerce d’autant plus facilement que, non sans mauvaise foi, Proust remplace Bizet par Adolphe Adam…)4, elle avait spontanément opposé l’opéra en soutane, en noir et blanc, l’opéra sulpicien, à l’opéra nerveux, lumineux, libéré (chaque mot, chaque note de Micaëla, l’équivalent féminin de Valentin, démontrait que Bizet l’avait inventée à contrecœur, comme une concession au conformisme du public, à moins qu’il n’ait voulu se moquer à travers elle de la morale bourgeoise, alors qu’il était évident que Valentin représentait fidèlement l’obscène, la scatologique, la pornographique philosophie de Gounod), à l’opéra en couleurs, dont nous avions fait notre emblème, et notre modèle.

Ce soir-là, nous ne savions rien de Faust, et si nous connaissions Carmen, c’était comme une œuvre à part, un souvenir d’enfance que nous ne songions pas à mettre en rapport avec le genre lyrique, ni même avec l’histoire de la musique ; mais le mio dolce amor tu piangi de Manon au dernier acte, l’adieu passionné qui nous touchait jusqu’aux larmes (la musique capable de faire jouir devait aussi pouvoir faire pleurer), non e di lagrime, ora di baci e questa, était aussitôt devenu l’acte de naissance et (plus bruyamment que la « petite phrase » de Vinteuil pour Swann et Odette) l’« hymne national » de notre amour, ou plutôt de nos séparations et de nos réconciliations, que nous écouterions à distance (le lendemain matin, nous avions acheté en double la version Caballé-Domingo), il tempo vola, baciami (comment cette phrase déliée, sensuelle, pathétique, et pourtant raffinée, presque aussi aérienne que Casta diva, n’a-t-elle pas ce soir-là imprimé non dans mon cerveau ou ma mémoire, mais dans mon corps, dans le centre, où qu’il siège, de la sensibilité, la vérité qu’il m’est encore difficile d’admettre aujourd’hui, mais que rien n’est malheureusement venu démentir : puisque jamais, nulle part (même à Paris !) nous n’avons connu ensemble un moment sans musique, un moment prosaïque, elle seule sans doute aurait pu me permettre d’échapper au dilemme dans lequel nous nous sommes enfermés, presque tous, une fois pour toutes – ou l’angoisse, ou l’ennui, l’ennui d’être deux, l’angoisse d’être seul, l’angoisse d’être délaissé, l’ennui d’être aimé).

La plus intime, et la plus étrangère des villes : celle qui me rend étranger ce qui m’est le plus intime. Celle au cœur de laquelle s’est jouée la scène cruciale de notre histoire, en tout cas de la mienne, en quelques heures qui, mieux que des années de civile fréquentation, ont gravé son nom dans ma chair (tatouage qui m’en rend plus anciennement et légitimement citoyen (citoyen d’horreur) que Baylet, Nougaro et Villepreux réunis) ; et celle dont il me serait impossible de citer trois rues. Ce sont finalement mes deux seuls points de repère, l’Opéra, la gare, qui, alors qu’ils auraient toutes les raisons objectives d’être les plus douloureux, me font aujourd’hui le moins peur, soit parce qu’ils sont faciles à situer, et ne risquent pas de surgir à l’improviste (contrairement à la 403 du père de Caroline, c’est l’heure de son avion, ma fuite va peut-être me précipiter à sa rencontre…), soit parce qu’ils ont pour fonction de servir de théâtres à la jouissance et à la souffrance publiques, de les broyer dans leurs vacarmes, et de les réduire en cendres dans leurs foyers.

Au début, le Capitole ; et le Capitole à la fin. De Manon Lescaut à Turandot, le cycle (presque) parfait : au chef d’orchestre que les amies toulousaines de Caroline, inventant le verlan avec quinze ans d’avance, n’appelaient que « Son Plat », nous avions voué une passion sans réserves, parce qu’il nous avait révélé Les Huguenots et Wozzeck – une nouvelle fois, l’ironie de l’Histoire, plus modestement de l’histoire de l’opéra, plus modestement encore de l’histoire de la mise en scène d’opéra, nous avait fait manquer de peu l’occasion de découvrir ensemble, à la place de ces spectacles académiques, le Fidelio légendaire que Lavelli, quelques semaines après notre séparation, allait emprisonner entre des barbelés, des miradors et des caméras, c’est-à-dire libérer dans le cirque électrisé de la Halle aux grains (elle l’a peut-être vu sans moi, au moment même où il a fallu assister sans elle à ce Faust parisien, enfermé dans des halles à la Baltard qui se transformaient en église sulpicienne, puis en prison piranésienne, ce Faust dans lequel Mirella Freni aurait pu nous délivrer de l’image de la Castafiore, et dont peut-être même la sublime image finale, la vision de la petite fille en blanc venue du fond de l’immense plateau vide du palais Garnier, sautant à cloche-pied sur une marelle imaginaire, de la Terre au Ciel, tandis que la neige commençait à tomber, nous aurait réconciliés avec la musique de Gounod).

Après avoir refusé pendant des années, sous les prétextes les plus futiles, de « descendre » la voir en automne ou en hiver, ne fût-ce qu’un week-end, il avait fallu négocier des heures, dès son retour de Ghardaïa, supplier, m’humilier, pour arracher un droit de visite (qu’elle m’avait accordé de guerre lasse, et sans me donner le moindre espoir), et pénétrer à nouveau dans la cité brutalement interdite, dans cette rue qui n’était encore qu’un nom sur une enveloppe, sur tant d’enveloppes, dans cet Institut médico-pédagogique dont les initiales nous avaient inspiré la vieille plaisanterie qui allait prendre un sens cruel : la chambre minuscule dans laquelle nous étions enfermés était bien devenue l’Imp(asse), le Bout du monde ; et c’est contre un mur que nous nous sommes acharnés pendant ces quarante-huit heures, quarante-huit heures de tortures qui nous ont fait régresser plus profondément que les enfants psychotiques ou autistiques qui nous entouraient, et dont parfois on entendait les cris, comme si non seulement leur souffrance aveugle, mais la folie de la ville tout entière s’étaient accumulées et concentrées dans notre cellule. Deux jours de grève de la faim et du sommeil (pas de l’alcool), de haine, de fièvre, de vomissements, qui nous avaient transformés en héros de faits divers, « Les Forcenés de l’IMP », deux jours d’absolue solitude, de solitude multipliée par deux, au terme desquels elle avait fini par accepter, presque hostilement (on aurait dit un châtiment, ou une vengeance), de faire à nouveau l’amour : et l’échec prolongé et répété de cette expérience interminable, hantée par une invisible rivalité avec l’absent (cette surpuissance, produite peut-être par le whisky – comme le jour de notre « première fois », nous réfutions concrètement la pessimiste théorie shakespearienne des rapports de l’alcool et de l’amour –, n’était au fond qu’un autre mode d’impuissance : nous étions passés du trop vif au trop lent, du trop court au trop long, comme si nous étions condamnés à ne jamais trouver ensemble le « temple », le rythme juste, et la bonne distance), m’avait absurdement fourni des raisons d’espérer à nouveau ; comme si on pouvait négliger la réalité même de ce combat, la charge d’agressivité qu’il retournait contre notre passé, comme si on pouvait s’en tenir à la promesse de son nom (qu’il aurait fallu changer, puisque, pendant des heures, nous n’avions fait que la guerre) ; comme si on pouvait oublier les caractéristiques et le sens particuliers de l’acte pour s’en tenir à sa valeur symbolique, abstraite, générale (à la manière d’un fou qui d’une lettre de rupture ne retiendrait que le signal apparemment objectif de l’enveloppe, sur laquelle son nom est inscrit avec les mêmes caractères que sur celles qui les mois précédents contenaient un message amoureux), et l’interpréter comme l’amorce d’un recommencement.

Il aurait fallu savoir que, justement, elles sont presque toutes incapables (par manque d’imagination ? – mais Caroline en avait cent fois plus que moi) de ces retours en arrière avec lesquels le cinéma aurait pourtant dû les familiariser autant que nous, et qui sont devenus si naturels qu’il n’est plus besoin pour les signaler de faire trembler l’image, ou d’effeuiller un calendrier à l’envers ; savoir que, insensibles au passé (elles veulent toujours déménager, changer de voiture, de coiffure ou d’enfant), elles ne peuvent vivre que positivement, penchées sur le présent ou tournées vers l’avenir, vers ce que leur optimisme opiniâtre et borné appelle leur « bonheur » (quand ce n’est pas la « construction-de-leur-bonheur » !), dont on se demande parfois si leur obstination ne finit pas par l’inventer de toutes pièces ; savoir qu’au mal dont nous souffrons tous plus ou moins gravement, l’impuissance à choisir, répondait aussi systématiquement chez elles l’impuissance à remettre en cause leurs décisions, forme non moins pathologique de leur incurable esprit de sérieux : incapables de jouer – avec le temps, avec les autres, avec elles-mêmes –, incapables (quoi qu’elles en pensent) de la moindre perversité, et même de la moindre légèreté, elles sont clouées au sol par un invisible poids, qui entrave comme un boulet l’« homme-de-leur-vie », exactement comme il entravera son successeur ; ce qui ne les empêche pas de convoquer le meilleur ami de celui qu’elles viennent de quitter, ami qu’elles détestaient naguère, mais avec qui elles éprouvent, un beau jour de printemps, le besoin pressant de déjeuner, pour lui déclarer gravement, d’un ton pénétré, la voix vibrant discrètement d’une émotion retenue, alors qu’il vient de leur apprendre la tentative de suicide ou de leur raconter la détresse et la solitude de l’absent, « tu ne peux pas savoir » (tutoiement dont vous vous demandez s’il faut attribuer la spontanéité inattendue à la réminiscence d’une passion en partie reversée sur votre tête, ou à la williamine), « tu ne peux pas savoir comme ça me fait plaisir d’apprendre qu’il va mieux », feignant (ou peut-être sincèrement persuadées) non seulement d’être soucieuses de la santé de leur victime, mais encore de ne pas être complètement étrangères à son imaginaire amélioration (comme si elles ne pouvaient malgré tout renoncer à leur plus beau rôle, celui de bienfaitrice et d’infirmière, et ne voyaient aucune contradiction, en tout cas aucune incompatibilité, entre la tâche du bourreau et celle de l’assistante sociale). (L’une de ces scènes qu’il suffirait d’avoir vécues une fois – mais peu s’en tirent à si bon compte – pour ne plus jamais croire à la comédie de l’estime ou de l’amitié entre les sexes : comment feindre de prendre le moindre plaisir, ou simplement de s’intéresser à une conversation forcément truquée, puisqu’elle ne vise qu’à masquer le désir (par stratégie), ou (par politesse) son absence ?)

Il aurait fallu savoir qu’il existe si peu de vraies différences entre elles : il y a celles qui préfèrent l’amour le matin, celles qui ne prennent pas de café, et celles qui ne prennent pas de sucre dans leur café (la seule chose, avec la date de leur anniversaire, qu’elles ne nous pardonnent pas d’oublier), celles qui ne supportent pas les traversins (mais elles ont besoin de deux oreillers), celles qui ne dorment que sur le côté droit, ou les fenêtres fermées, celles qui font semblant d’aimer le football (quelques semaines, au bout desquelles elles n’ont toujours pas compris la règle du hors-jeu), ou (quelques mois, parce que quelle que soit leur indifférence au sport, elles ont tout de même l’intuition du spectacle, de la beauté, et de la vie) le rugby ; mais toutes savent ce qu’elles veulent et veulent ce qu’elles veulent. Nous aussi, nous finissons par le savoir (mais trop tard) : elles veulent déménager pour mieux réaménager, déranger pour mieux ranger, abolir l’ordre pour mieux le rétablir ; bref, changer, comme le prince Salina, pour conserver, de sorte que leur volonté de transformation n’est pas signe d’inquiétude, mais de confiance dans la permanence de leur essence, et dans la stabilité du monde.

Mais peu importe qu’il faille des années pour apprendre l’irréductible différence entre les sexes5, puisque cette connaissance ne sert vraiment à rien, et que l’amoureux n’a pas plus de chances de « progresser » que l’écrivain (comme si nos seules expériences décisives échappaient aux lois de l’Histoire, de l’expérience et de la culture), de sorte que ce qui nous reste de temps se passera (se perdra) à mimer à nouveau cette première mésaventure, à susciter en tout cas les conditions de sa répétition, comme pour mieux nous convaincre de la réalité et de la férocité de la seule guerre qui ne connaisse pas de trêve, jusqu’à devoir admettre que la formule célèbre d’Aragon est plus forte et plus profonde à l’envers : qu’en tous les sens du terme, l’homme est toujours le passé de la femme.

Comment avions-nous pu décider d’aller à l’Opéra, où en avions-nous trouvé la force ? La coïncidence était sans doute trop belle, qui faisait jusqu’au bout de notre histoire un roman ; Plasson n’avait pas pu ne pas penser à nous en programmant ce jour-là le dernier opéra de Puccini. Ce dimanche d’hiver, Turandot nous adressait un appel trop direct, trop impérieux : cette convocation nous était forcément (quel que soit notre état, l’état de notre amour) personnellement destinée. Nous n’aurions donc vu la lumière du jour que le temps d’aller de l’IMP au Capitole, sous la neige, que nous regardions ensemble pour la première fois (à condition de ne pas compter le Campiello, qui ne compte pas, ni Amarcord : nous n’avions partagé jusque-là que des neiges de théâtre ou de cinéma, des neiges fictives, des neiges rêvées), que nous touchions, avec laquelle nous nous battions pour la première fois (et la dernière…), comme des enfants – ses joues roses, son nez rouge, ses yeux humides ressuscitaient le remords du temps perdu loin d’elle aux stupides « sports d’hiver », tandis que ce combat pour rire me semblait effacer déjà la lutte sans merci de la nuit.

Depuis Manon Lescaut, Puccini n’aurait cessé d’accompagner notre vie commune (au sens musical du mot : il aurait été notre chef de chant personnel, notre pianiste intérieur), de transformer nos aventures en notes, nos émotions en airs. Pas en airs : en phrases, ces phrases qui depuis mio dolce amor, matrice de toute effusion amoureuse, n’avaient cessé de nous servir (mieux que n’importe quel motif wagnérien) de mots de passe (ils avaient remplacé ceux de Montsalvat), tutto e dunque finito6, les jours où nous nous séparions ironiquement (précieux exorcisme, qui abolissait l’idée même de rupture), sono andati, fingevo di dormire7, les soirs où nous avions enfin réussi à nous débarrasser des importuns. Des phrases presque quotidiennes : alors que les airs de Bellini, de Mozart ou de Verdi délimitaient un espace clos, réservé aux professionnels (comme nous étions incapables de les chanter, ils ne nous parlaient pas tout à fait de nous), elles semblaient à notre portée ; elles s’écartaient d’abord à peine de la parole, de son allure naturelle et de sa signification ordinaire, comme si l’art de Puccini relevait autant de la grammaire que du solfège, de la syntaxe que de la composition : il avait l’air de s’emparer d’une simple conversation (sono andati commençait comme une banale question, à la fin d’une soirée comme les autres) pour en dénombrer les rythmes, en esquisser les virtualités mélodiques, puis l’amplifier (à la manière d’Eliza Doolittle quand elle transforme The rain in Spain, passant irrésistiblement de la parole au chant, puis à la danse), ou plutôt la laisser s’enivrer, jusqu’à l’oubli d’elle-même, d’un lyrisme d’autant plus exaltant qu’il gardait la trace de son origine parlée (ses airs ressemblaient moins à des airs qu’à des poussées de fièvre, à des bouffées d’enthousiasme, à des accès de folie).

De Manon à Cio-Cio-San, c’était la même souplesse, la même caresse, la même courbe sensuelle, qui épousait directement l’émotion, et sublimait notre naïve sentimentalité : comme nous avions réhabilité, pour notre usage personnel, et contre les mélomanes d’alors, la musique de Puccini, nous avions pris la défense des livrets ; nous les savions par cœur, la confession de Mimi, ho tante cose, che ti voglio dire, o una sola, ma grande come il mar, nous paraissait la plus pure définition de l’amour, et quand l’orchestre en répétait la mélodie, sans paroles, après la mort de l’héroïne, nous entendions à nouveau, sous ces dernières mesures, la phrase envolée qui malgré sa banalité, ou à cause d’elle, nous semblait plus précieuse, plus rare et plus poétique que le plus beau vers de Baudelaire.

Nous déchiffrions avec passion les petits livrets de Ricordi, qui tenaient dans la poche ; sur la couverture blanche, les vignettes monochromes de Peter Hoffer annonçaient la scène clef de l’œuvre. Contrairement aux Latins de la collection Budé, ou aux Wagner publiés par Aubier, ils étaient monolingues : nous en étions souvent réduits à deviner ou à imaginer des significations conjecturales, mais nous étions moins victimes que complices de ce que nos professeurs de langues appelaient les « faux amis » ; nous jouissions de nos contresens comme d’autant de lapsus (le plaisir même de la conversation avec Nuria ou Cornelia), et n’étions pas pressés de les dissiper : nous aimions entendre, dans l’air de Figaro, de « beaux turbans8 » (même dans l’opéra français, grâce à la prononciation approximative des chanteurs, on pouvait se tromper : nous avons longtemps cru qu’en arrivant dans les montagnes sauvages de l’acte III, Micaëla chantait « mais j’ai peur d’avoir peur » – anaphore qui donnait à son angoisse un sens plus poétique, en tout cas moins banal que dans le texte original9).

Deux langues étrangères, l’italien et la musique, s’éclairaient mutuellement : la musique traduisait l’italien ; elle nous servait d’universel, de multiple, de fluide dictionnaire. Pour passer d’une langue à l’autre, de la musique aux situations et aux sentiments, et inversement (de la version au thème – mais quelle était notre langue maternelle, notre langue de départ ?), nous n’avions plus besoin du gros lexique wagnérien, de ses grossières équivalences entre parole et musique, texte et « leitmotivs » : des mois après la séparation, un thème obsessionnel, une plainte exposée au violoncelle semblerait vouloir me dire quelque chose, me transmettre un message qu’il me faudrait plusieurs jours pour comprendre, le temps que les mots reviennent se poser sur la musique, Ella giammai m’amo10, qui m’avait identifié à mon insu à Philippe II, amor per me non ha.

(L’italien que l’opéra nous avait enseigné sauvagement, « sur le tas », était malheureusement trop spécialisé pour servir dans la vie quotidienne : le lexique de cet Assimil lyrique était encore plus rudimentaire que celui du manuel de conversation anglaise dont Ionesco s’inspire dans La Cantatrice chauve ; et il n’aurait pu, contrairement à lui, nous aider à communiquer avec les indigènes – à moins de les vouer à une perpétuelle « Maledizione » (qu’à vrai dire dans ce pays dont le raffinement contraste si bizarrement avec la vulgarité de certains de ses occupants actuels qu’on a l’impression qu’il s’agit de squatters, et qui se considèrent comme des propriétaires, on avait parfois envie de leur lancer, mais qu’il était sans doute risqué de leur signifier aussi directement) ; le mot restait donc d’un usage limité : on pouvait difficilement le placer dans les restaurants, sauf au moment où arrivait l’addition – comme les deux mots que nous avions retenus de Boris Godounov, « Boje » et « Smiert », n’auraient pu nous être d’un grand secours à Moscou, quel que soit le rôle que Dieu et la mort, un siècle plus tard, continuaient à y jouer…)

 

Hébétés, affamés (enivrés autant par le jeûne que par le whisky), comme si nous avions passé des mois loin de toute civilisation, nous regardons cette salle que nous ne reconnaissons pas : un monde à peine moins étrange, à peine moins lointain que la Chine de légende sur laquelle se lève le rideau. Au moment où nous avons oublié jusqu’à l’existence de la musique (ramenés à un état d’enfance, un état archaïque d’innocence ou d’ignorance, donc d’hypersensibilité dans lequel la sévère Passacaille retrouverait sans doute sa force d’autrefois), c’est toute la violence de tous nos souvenirs d’opéra, concentrée dans ces premiers accords, qui explose sous nos yeux, presque sous nos pieds (le sortilège de Caroline ayant encore agi, comme pour une dernière (et cruelle) démonstration, quelqu’un dans le hall nous a revendu deux places, et nous sommes assis au milieu du premier rang, juste derrière le chef) : plus fulgurant que l’attaque d’Otello ou de La Walkyrie, l’électrochoc de ce début nous laisse tétanisés, comme le jour où, dans la tour de Bayreuth, nous avions reçu en pleine poitrine le chœur des Maîtres. Cette fois encore, nous avons cessé d’être spectateurs : arrachés à notre situation banale, à notre passé immédiat, à notre psychologie conventionnelle (une petite rupture, une de plus – un stéréotype, dont l’histoire de l’opéra présente des centaines d’exemples), précipités tout vifs sur le plateau brûlant, dans la foule sonore de Pékin, nous jouons à côté des chanteurs, chantons avec ces choristes barbares, animés par la même folie meurtrière ; emportés par le fleuve de lave, le fleuve de feu et de sang, nous perdons pied jusqu’au finale du premier acte, l’accélération vertigineuse qui nous donne envie de nous emparer du maillet de Calaf, et de frapper le gong à sa place, ou plutôt d’arracher la baguette des mains de Plasson, et, tous deux chefs d’orchestre (elle m’avait avoué qu’il lui arrivait de diriger seule dans sa chambre, devant un miroir, comme les « toreros de salon » de Cela, qui affrontent chez eux, dans les règles, un animal imaginaire), de ne plus vivre que dans l’instant, de l’énergie fabuleuse et mortelle de la musique.

Il aurait fallu être plus attentif aux signes, et plus curieux du sens (au moment où il me semblait écouter le mieux, regarder comme jamais, coïncider avec chaque seconde de l’œuvre, l’essentiel m’échappait) : sur scène, mon sort s’était scellé dès la dixième minute, au moment où (à l’arrière-plan, il est vrai) le prince de Perse, amoureux malheureux de Turandot, était conduit au supplice : c’était pour moi que la meule tournait sans fin, gira la cote, gira la cote, pour moi que le bourreau aiguisait le cimeterre, gira, gira ; mais le lyrisme de Non piangere Liu (plus sensuel, plus caressant, plus troublant que toutes nos phrases-fétiches, cet air devait rejoindre, si notre histoire continuait, ce qui pour moi, à cet instant, ne faisait plus de doute, la série de nos refrains amoureux) m’avait bien sûr identifié avec le ténor ; il me faisait jouir naïvement (comme autrefois le Gloria de la chorale de P…) de toutes les femmes à la fois, de Turandot et de Liu, il me donnait le pouvoir de consoler l’esclave en défiant la princesse (l’amour que me déclarait l’une multipliait mon désir de posséder l’autre) ; surtout, il me rendait sourd aux avertissements de mes vrais amis, mes seuls alliés dans l’œuvre, à leurs petites phrases saccadées et incisives, pazzo, va via, qui si strozza, si strivella, les trois intellectuels taoïstes, si sgozza, si spella, si uncina et scapitozza, les ironistes, si sega e si sbudella, qui dénonçaient la vraie nature de l’amour, la gran beccheria… Il n’y avait pas à l’époque de surtitres, et mon italien d’opéra ne me permettait pas de comprendre le détail de leurs invectives, qui défilaient à toute allure : il a fallu lire et relire le petit livret de Ricordi pour découvrir le sens et la violence de leur message (cette œuvre, qu’il n’était pas question de réécouter – qui m’était aussi interdite que la Cité de Pékin – (peut-être y a-t-il aujourd’hui prescription, comme pour l’Anneau ?), s’est donc peu à peu transformée pour moi en pièce de théâtre (elle est revenue à son point de départ), dont la musique s’est presque entièrement évaporée : des années après, ce qui reste d’un opéra, ce ne sont pas des airs, ni des situations, mais une sorte de souvenir plastique, une couleur, une matière ; il y a des opéras de bois, des opéras de soie, des opéras de verre : on se souvient de la trompette du Trouvère, du violoncelle de Cosí ; Norma, c’est la flûte, accompagnée des timbales pp, et des pizzicati, qui imitent les battements de notre cœur, et règlent notre respiration ; celui-ci m’a laissé la sensation d’un opéra métallique, presque métallurgique, du travail obstiné et cruel d’une forge, pas seulement à cause de ces objets emblématiques, la meule, les armures, les épées ou le gong, ni même des cuivres en fusion dans la fosse, mais aussi des voix, des chœurs d’airain, et des aigus de la Princesse frigide, tranchants comme l’acier des lames.

S’il a fallu chercher « beccheria » dans un dictionnaire pour comprendre que les trois sages assimilaient l’amour à une « grande boucherie », la formule lapidaire et profonde qui résumait leur philosophie cynique, parfaitement limpide (elle se traduisait toute seule), n’aurait pas dû m’échapper. Elle m’était personnellement destinée, c’était la seule qui aurait pu m’être utile dans ces circonstances : Turandot non esiste. Mais, de ce message radical, l’audace ne m’apparaît qu’aujourd’hui, tant sont rares les auteurs qui aient osé dire si brutalement la vérité que sans doute nous ne sommes toujours pas prêts à entendre (sauf avec mauvaise foi, par dépit, quand nous souffrons, comme une piètre vengeance et une vaine consolation) ; la vérité que Mozart a suggérée dans Cosí, que Schnitzler a démontrée dans La Ronde ; la vérité que Proust a proclamée le plus clairement, lorsque à la fin d’Un amour de Swann il risque, avec bien des précautions, et en se réfugiant derrière des guillemets, la phrase provocatrice (il prend soin de l’attribuer à la muflerie de Swann, et à la « baisse de sa moralité » !), la phrase scandaleuse qui réfute non seulement l’idéologie romantique, mais toute la pensée occidentale depuis Tristan11 : il ne se contente pas de constater, comme Racine dans Andromaque, que l’amour est la pire des catastrophes ; il ajoute cette petite correction (qui ne fait paradoxalement qu’aggraver la situation) : cette catastrophe est une illusion, puisque l’amour – contrairement à la souffrance qu’il provoque – n’existe pas.

C’est au deuxième entracte (alors que les trois énigmes étaient résolues, et Turandot à la merci de Calaf) qu’elle a poignardé, d’une seule phrase (la phrase même de Carmen), plus acérée que la lame de Pu Tin Pao (et que l’épée d’Escamillo), l’espoir renaissant, l’espoir de renaître. Alors, dans Pékin éveillé sous la lune, le grand air du ténor, Nessun dorma, ne m’annonce plus que l’insomnie de la nuit prochaine ; alors, l’opéra me donne enfin mon vrai nom : ni Calaf, qui a la chance d’être (deux fois) aimé, ni le prince de Perse, qui a celle d’avoir été décapité, ni même Liu, l’amoureuse délaissée, qui a le courage de se donner la mort, mais celui qui suit le cadavre. C’est moi, une fois pour toutes, le vieillard impuissant, c’est moi Timur, l’aveugle, le lâche (c’est moi Timor), le radoteur qui assiste à la mort de son amour en se contentant de marmonner Liu dolcezza, Liu bonta, avant de retourner à sa nuit, nella notte che non ha mattino.

Liu, poesia, à cet endroit, Giacomo Puccini dut interrompre son travail, la mort, en cette occasion, se montra plus forte que l’art, rappelait solennellement le programme, il aurait été beau que, comme le 25 avril 1926, quand Toscanini a déposé sa baguette et s’est retourné vers le public de la Scala, l’opéra s’arrêtât là (il aurait suffi de me pencher un peu, et d’étrangler le chef, ou de casser sa baguette), qu’il restât suspendu sur cette note unique, ce trait de flûte solitaire, aigu, légèrement tremblé, mais il a fallu subir jusqu’au bout le dénouement ajouté, le duo banal écrit par ce crétin d’Alfano, c’est-à-dire assister au triomphe vulgaire de l’Amour (entendre ces deux braillards italiens se beugler leur passion), c’est là que la formule des bouffons philosophes m’aurait été précieuse, Turandot non esiste, qui ridiculisait d’avance ce happy end, se moquait de la soumission de la princesse, contestait l’unanimisme des chœurs, des fanfares enfin consonantes, et des applaudissements qui, non contents d’insulter ma douleur, me semblaient nier l’essence même de l’œuvre, sa cruauté et sa perversité.

(Cette perversité, cette étrangeté, cette morbidité naissaient-elles vraiment de la musique et des situations, ou tenaient-elles aux circonstances ? Est-ce moi qui ai inventé ce sadisme, ce plaisir de torturer, de blesser et de tuer ? L’opéra me décrirait-il, aujourd’hui encore, comme dans un cauchemar, une cité fantôme, insomniaque, un paysage glacé sous une lune de sang ? À moins que cette odeur de mort ne vienne de la situation historique de cette œuvre attardée (contemporaine de Wozzeck !), anachronique, presque déplacée en plein XXe siècle : le dernier des opéras qui portait le deuil non seulement du théâtre lyrique, mais du théâtre, et de la fiction en général, en tout cas le deuil du XIXe siècle, au moment même où Le Temps retrouvé, inachevé lui aussi, annonçait la fin du roman, et la Neuvième de Mahler, celle de la symphonie…)

Matabiau n’est pas loin du Capitole : en 2 CV (la 2 CV qui pour la première fois n’était plus qu’un instrument de communication – jamais la conjonction de ces deux mots ne m’avait paru aussi vulgaire –, le moyen d’arriver le plus vite possible à destination), le temps de quelques laborieuses plaisanteries sur les joies du Capitole, la roche Tarpéienne, et la chanson du film délirant de Blake Edwards, The Party, que nous avions vu quelques mois plus tôt, Nothing to loose (ces jeux de mots désespérés, désespérants disqualifiaient in extremis notre culte du calembour, le renvoyaient à sa puérilité, à sa stérilité, comme pour congédier Montsalvat, et liquider notre passé).

C’est elle qui a trouvé la couchette, ne surtout pas s’allonger, debout dans le couloir, regarder défiler les villes insomniaques sous la neige, nessun dorma, le paysage glacé sous la lune de sang, mais ce n’était pas un cauchemar, sur les rails, les roues ont aiguisé toute la nuit le cimeterre de Pu Tin Pao, gira la cote, et voilà comment un lundi de février, à 6 heures du matin, gira, gira, on se retrouve, plus vieux et plus seul que Timur, à Paris, pour toujours12.

(Il faut tout de même mentionner le dernier geste, qu’il m’est encore difficile d’avouer (il me fait monter le rouge aux joues, comme le corrigé des fautes d’orthographe) : elle a dû recevoir, le jour de son mariage, le coffret de Turandot (avec un jeu de mots sur la finale, nous nous étions moqué ensemble du snobisme des mélomanes qui prononçaient Tourandotte : dot dérisoire, dérisoire dérision de la dot…), version Mehta (Pavarotti, Sutherland, Caballé, Ghiaurov) ; plus Norma, et, bien sûr, Tristan (quelle version ?). Qu’en a-t-elle fait, comment s’est-elle débarrassée, à la veille de partir pour l’Afrique, de cet importun bagage ?

Lui arrive-t-il encore d’écouter de l’opéra ?)

 

Le dessin de l’allée reproduit à peu près celui de Servières, le même tournant à angle droit (on ne découvre la maison qu’au dernier moment, comme un lever de rideau sur un décor), et presque la même cour, pleine de voitures, comme à Montsalvat les samedis de Toussaint, demi-surprise, petit coup de théâtre à moitié prévisible, bien digne de Patrick (mais que la deuxième partie du Temps retrouvé aurait aussi pu m’annoncer : Proust continuait, quoi qu’il arrive, à anticiper sur les événements, et à prédire mon avenir), ils sont tous là, sur la terrasse, presque tous (ils ont changé, mais pas autant que les invités de la matinée Guermantes, méconnaissables, grimés et travestis par le temps), composant la vraie « Vue générale » de P…, une carte postale vivante, Jacques et Bruno, Bernadette, Béatrice, Dominique et les autres, tous ceux dont le silence avait fini par m’apparaître comme le résultat d’une véritable conjuration (ils avaient dû décider, réunis en congrès solennel ou en tribunal extraordinaire, à l’unanimité moins quelques abstentions – était-il même certain que quelqu’un s’était abstenu en ma faveur ? –, de prendre le parti de Caroline, et de m’exclure d’une fête qui n’avait pas cessé depuis notre séparation – fête perfectionnée par mon absence, par la comédie de l’amoureux ridicule, du jaloux éconduit (Arnolphe avait pris la place de Pyrrhus – mais Pyrrhus n’était-il pas déjà un personnage de comédie ?), carnaval sinistre, nocturne, grimaçant, traversé par les rires que déclenchait Caroline en lisant mes dernières lettres sur un tréteau improvisé…).

Vieux fantasme (elle aurait invoqué la « paranoïa »…), que les premiers mots dissipent immédiatement (comme une miraculeuse infraction à la loi générale qui veut qu’il n’existe pas de plaisir de la conversation, tout au plus un plaisir du plaisir de la conversation, une satisfaction mondaine, indirecte et médiate, de la voir prendre, et ne pas retomber trop vite : plaisir forcément second, et doublement imaginaire, puisqu’il n’est que le reflet de celui que l’on prête gratuitement à ses interlocuteurs), petite revanche, les alliances se renversent : la plupart d’entre eux ne l’ont pas revue depuis dix ans (c’est moi qui leur apprends qu’elle revient aujourd’hui) ; et, bien qu’ils aient tous fini par se fixer comme instinctivement à quelques dizaines de kilomètres les uns des autres, et que même ceux qui se sont expatriés (presque toujours en Afrique ou au Canada, dont les espaces sauvages pouvaient rappeler la forêt vierge du parc du château ou le désert de Montsalvat, et jamais à Paris) habitent aujourd’hui entre Toulouse et Montpellier, confirmant leur fidélité à un sol qui ne m’aura finalement accueilli que comme un touriste plus assidu que les autres (au fond aussi étranger au Midi que le Navarrais Don José à l’Andalousie de Carmen), et à une philosophie à laquelle mon adhésion n’aura été que formelle, puisque tout dans ma vie, mes loisirs, mes habitudes, mon métier même, la contredit ou la trahit, ils se revoient rarement, c’est la première fois depuis des années qu’ils se retrouvent aussi nombreux ; et ils ont certainement sinon tout oublié de mon passé avec Caroline, du moins conservé de ces faits anciens la version désincarnée, humoristique et attendrie que les parents colportent des exploits, des accidents et des bêtises historiques de leurs enfants (tellement historiques qu’elles finissent par échapper à l’histoire, et par emprunter à la légende son caractère archétypal, son abstraction et son anonymat), récits canoniques dont Patrick et Catherine possèdent et distribuent déjà quelques exemplaires, qui mettent en scène leurs propres enfants, ils renvoient ma nuit blanche à des années-lumière, c’est peut-être le moment de rattraper enfin mon âge, ou du moins de me voir par leurs yeux : de considérer à mon tour avec une condescendance amusée, une indulgence quasi paternelle (à défaut d’avoir su grandir régulièrement, peut-on sauter une génération, et devenir d’un seul coup son propre père ?) des angoisses qu’ils ont depuis si longtemps cessé de prendre au sérieux qu’ils ne peuvent sans doute même plus les imaginer, c’était le bon choix, le seul, tourner le dos à P…, à son concert d’orgue, à sa messe et à son curé, renoncer à Madeleine et à ses escargots, et regagner Paris en deux temps, l’étape rationnelle sur le chemin du retour, quoi de plus naturel que de vouloir revoir ses vieux amis, ses amis d’enfance, tout est redevenu normal, il n’y avait pas de quoi ne pas dormir.

Si la réplique apparemment absurde du narrateur quinquagénaire du Temps retrouvé, qui en se présentant à Gilberte comme un « jeune homme » fait éclater de rire les invités13 (elle m’aurait sans doute fait rire moi-même autrefois, sur le banc de l’allée des Pins, ou en tout cas m’aurait paru trop invraisemblable pour ne pas être mise sur le compte de la maladie, de la fatigue de l’auteur, et de l’inachèvement du manuscrit), m’a paru hier soir si juste et si fine, c’est qu’elle ne disait pas seulement qu’on ne se voit pas vieillir, mais que l’âge adulte n’existe pas ; elle confirmait l’hypothèse que m’avait fait pressentir la lecture des Vacances, et qui avait eu besoin de vingt ans pour se transformer en certitude. Il aura suffi de vingt-quatre heures pour que le spectacle de Reyniès la fasse à nouveau vaciller : les innombrables petits liens qui m’ont entravé, Patrick les a dénoués naturellement, en appliquant sans le savoir (inconscient disciple de Kant, sa bête noire à l’époque du bac) une philosophie pratique qui pulvérise les paralogismes et balaie les apories de la Raison pure. On dirait une parabole, toujours la même, Jean qui grogne et Jean qui rit : celui qui, calfeutré dans le Dortoir, immobilisé – pour toujours – en chien de fusil (emblématique posture, qui aurait pu anticiper et résumer toute mon existence, lui servir de dérisoire blason) a choisi de relire sans fin la comtesse de Ségur, et, victime de la stérile dialectique de l’Être et de l’Avoir, de refuser la paternité pour ne pas quitter l’enfance, c’est-à-dire ne pas perdre le pouvoir, ou du moins le désir d’écrire (la maturité, c’est peut-être simplement le temps qu’il faut – deux ans, vingt ans, toute une vie, selon la rapidité et la lucidité de chacun – pour accepter l’idée qu’on peut très bien vivre sans talent) ; et celui qui a décidé non d’« avoir », ni même de « faire » des enfants, mais, en construisant à Reyniès un univers fictif à leur échelle et à leur usage, avec sa basse-cour, ses animaux inutiles (paons, perroquets, pigeons voyageurs (qui, contredisant leur réputation, ne reviennent selon Patrick jamais à leur point de départ – inconvénient largement tempéré par le fait que, contredisant leur nom, il est exceptionnel qu’ils partent vraiment), et même quelques perdreaux qu’on entend cacaber), son parc miniature et son étang à grenouilles, de fabriquer de l’enfance, une enfance continue, une enfance perpétuelle : il ne se contente pas de protéger le passé dans le coffre dans lequel il a rangé films et cassettes, comme le conservateur du musée de notre adolescence (notre Langlois, à la tête de ce qui représente pour nous la plus riche, la plus rare, la plus précieuse des cinémathèques), mais le fait revivre et le revit lui-même tous les jours, comme si cette production d’immaturité justifiait sa condition adulte, blanquette pour tout le monde, il n’a tout de même pas pris le risque de négliger l’adjuvant de nos imaginations fatiguées, le petit supplément grâce auquel tout peut sembler intact (comme la musique, qui permet aux vieux mélomanes de revivre à l’Opéra presque toutes les émotions du Guignol), notre philtre magique, notre fontaine de jouvence : l’alcool.

 

Le grenier reproduit presque exactement celui du château, tout y est, le vieux projecteur à manivelle, le drap de lit épinglé au mur (il ne manque que Sag warum, ça viendra peut-être, on va sûrement danser après le dîner), il a choisi de ressusciter la période que des historiens de nos vies minuscules auraient pu qualifier d’« ancienne et médiévale », les vieux films 8 mm, les incunables que nous connaissons par cœur, Caroline n’y fait que de brèves apparitions, forcément indolores : si ses longues nattes et son teint mat l’avaient imposée dans un des premiers rôles du western, celui de l’irréductible Indienne (cette image n’aura cessé de m’accompagner, évoquant selon l’état de nos relations tantôt la marginalité farouche de l’Apache, tantôt la douceur, la tendresse muette, la soumission de la squaw), elle succombera la première dans le film d’épouvante, vampirisée par Patrick et presque aussitôt crucifiée (… par Bernard !), et dans le policier ne figurera que comme une silhouette, une comparse de la bande des Sharks (Bernard faisait partie de la bande adverse, comment s’appelait-elle, peut-être les Kids), dont (si mes souvenirs sont exacts) le visage est presque toujours à moitié caché par un chapeau masculin.

C’est donc lui l’historien de Servières, et l’écrivain de nos vacances ; c’est lui qui a su montrer le parc, justement parce qu’il ne l’a jamais envisagé comme objet esthétique, mais comme le cadre évident, anodin et nécessaire, presque invisible, de nos jeux : il pensait le filmer en plus, par accident, comme une toile de fond de nos naïves fictions ; mais nous ne prêtons plus aucune attention aux aventures des cow-boys et des vampires que nous inventions et interprétions avec une passion qui nous cachait leur décor : oubliant l’anecdote, nous ne voyons plus que le parc, ce parc en noir et blanc qui jamais n’aura été si coloré, notre parc, plus émouvant que toute fiction, ou plutôt fiction par excellence, puisqu’il les recèle toutes, prodigieux gisement de récits que personne (surtout pas moi) n’a su extraire – le parc fixé pour toujours dans son état originel, avec tous ses arbres, et son bassin intact…

(Ainsi, sur les vieilles bandes d’actualités, au lieu de regarder le président-fantoche inaugurer une place ou une statue, nous cherchons à capter un peu de la poésie du Paris de la Quatrième, à isoler une « réclame », à entrevoir une robe ou un chapeau, ou simplement à retrouver notre émerveillement devant la première 404 : c’était au printemps14, en rentrant du lycée on entendait par les fenêtres ouvertes siffler les soldats de la rivière Kwaï, elle était jaune d’or, entre une Dauphine et une 15 CV noire (que nous savions distinguer au premier coup d’œil de la 11, comme plus tard la DS de l’ID, sujets de compétition aussi classiques que les trois différences entre Dupond et Dupont15) : miracle de pureté, de légèreté et de transparence, adamantin produit d’une improbable métamorphose de la grossière 403 familiale dont elle descendait, mais dont elle offrait une version si quintessenciée, une idéalisation si raffinée (sa ligne italienne rappelait plutôt l’esprit de sa grand-mère, la 203) que nous nous demandions, comme on aurait dit au théâtre, si elle était « praticable », c’est-à-dire si elle pouvait quitter son statut d’œuvre d’art, de sculpture lumineuse, pour admettre des passagers en chair et en os, et consentir à les transporter d’un point à un autre de l’espace réel, et que le modèle réduit – la Dinky toy qui nous permettrait de posséder ce jouet précieux plusieurs mois avant nos pères –, que nous avons conservé jusqu’à la fin de l’adolescence, nous paraîtrait au moins aussi vrai que l’original.)

Tout le génie, et la délicatesse de Patrick : faire l’ellipse de notre adolescence, et nous rendre, dans ce petit montage, le paradis perdu, le vert paradis (malgré la petite piqûre qu’il m’a fallu quelques secondes pour interpréter (la douleur, suraiguë, avait légèrement précédé sa cause) : le western avait ressuscité le souvenir de ces nuits où l’amour avec elle me transformait en « peau-rouge »), la meilleure idée pour ressouder la tribu, et ça marche, comme à Fleurville, c’est le moment, ce serait le moment de déclamer l’entame des Vacances, Camille et Madeleine de Fleurville, Marguerite de Rosbourg et Sophie Fichini, leurs amies, allaient et venaient, montaient et descendaient l’escalier, couraient dans les corridors, sautaient, riaient, criaient, se poussaient, nous aussi, bousculades dans l’escalier en colimaçon, coups de poing et croche-pieds, ça va sûrement finir par les cris d’animaux, ou par un grand épervier dans le jardin, pas besoin de blanquette, nous avons retrouvé tout seuls la véritable ivresse, celle d’autrefois, qui se passe de l’alcool, dans le Salon aussi les rideaux sont tirés, projecteur électrique, grand écran, il y avait une suite, forcément, une soirée à tiroirs, à rebondissements, comme au temps de Montsalvat, mais il a dû cette fois préparer le terrain, organiser les surprises, mettre en scène tout l’espace de la maison (il ne pouvait pas se contenter de l’emploi de vieux cinéaste, qui aurait célébré sa propre rétrospective), il a fait de Reyniès un théâtre et, à la manière d’Ariane Mnouchkine quand elle réinventait 1789 dans la Cartoucherie de Vincennes16, et incitait les spectateurs à choisir leur trajet à l’intérieur d’un spectacle dont ils devenaient les figurants (du moins ceux qui avaient choisi de pénétrer dans l’aire de jeu – les plus nombreux, c’était autour de 68, et les « révolutionnaires » parisiens se sentaient tout prêts à incarner leurs lointains prédécesseurs : comme à la Foire du Trône, où on pouvait entrer gratuitement dans le cylindre infernal, mais où il fallait acheter le droit de regarder d’en haut les victimes de la force centrifuge, le public était coupé en deux, « comédiens » (qui payaient tout de même leur place…) et « voyeurs » – inutile de dire que si nous avions été ensemble, Caroline m’aurait empêché de monter dans les gradins, et m’aurait entraîné d’un tréteau à l’autre, à l’écoute des bateleurs…), nous a transformés en acteurs qui, en descendant un étage, ont changé d’époque,

 

CUEILLETTE DE CHAMPIGNONS À MONTSALVAT

 

(il y a même des cartons, comme dans les films muets), c’est la partie « moderne et contemporaine », exclusivement documentaire (le scénariste s’est transformé en journaliste, conformément au modèle scolaire qui nous fait abandonner la « rédaction » pour la « dissertation », la couleur et la vie de la fiction pour l’ennui, la pauvreté, la sécheresse de l’essai, comme si l’école voulait d’abord nous apprendre à vieillir, ou du moins nous annoncer que nous sacrifierions tous en grandissant les plaisirs de l’imagination à la tristesse des faits et au sérieux des idées), chapitre II, est-ce qu’on va nous voir ensemble, au plus fort de notre amour, si tant est que cette période ait existé, nous n’avons jamais formé pour les autres, à plus forte raison pour l’œil d’une caméra (sauf peut-être à Orange, le soir où la télévision a eu l’idée catastrophique de filmer Norma…), ce que l’on appelle un couple, jamais nous ne nous regardions ni ne nous touchions en public, non par pudeur, mais parce que sans cesse nous séparaient le jeu du dépit amoureux, la comédie de l’indifférence, le masque de la jalousie (qui aurait pris notre histoire au sérieux, alors que nous ne quittions pas l’espace du théâtre ?), jamais notre passion n’a pris le dessus sur notre ironie (peut-on concevoir une passion ironique, nous n’avons en tout cas pas été assez forts pour l’inventer), (ça se gâte, la scène annonce forcément une autre partie, le chapitre III, qui célébrera l’avènement d’un amour véritable, d’un amour adulte), blanquette, blanc sur blanc, elles n’ont pas l’air d’apprécier, les bourgeoises de l’Ariège, du Tarn-et-Garonne, elles doivent préférer le champagne, leur apéritif obligé, pas évident de les faire jouer aux cris d’animaux, la maladresse de l’adolescent qui, inversant l’ordre habituel des opérations, pose la pointe du pied avant le talon, comme s’il n’osait pas prendre franchement appui sur le sol, et marche (jamais cette expression ne m’a semblé si peu métaphorique) « sur des œufs », son allure précautionneuse et timorée (sans doute caricaturée par les saccades du projecteur) exposent si complètement mes caractéristiques psychologiques et même morales, me dénudent avec tant d’impudeur, qu’il m’a sans doute fallu quelques secondes (comme au Narrateur du Temps retrouvé quand il répond à Gilberte qu’il est trop jeune pour sortir seul avec elle) pour entendre les rires qui déferlent autour de moi, ou du moins pour comprendre que c’est à moi qu’ils s’adressent…

 

Lumière, sauvé par le gong, petite humiliation, et c’étaient plutôt des rires amicaux, affectueux, qui ne me visaient pas personnellement : nous nous moquions ensemble de notre maigreur d’alors, de notre maigreur collective ; ensemble, nous nous moquions de notre légèreté (comme des danseurs dans un film muet, nous pesions à peine sur le sol), de notre équilibre instable (nous avons tous été funambules, Les Funambules, roman, avant de devenir somnambules) ; pas cher payé, de toute façon, pour ne pas revoir Caroline, la Caroline moderne et contemporaine, peut-être une attention de Patrick, qui prouverait que notre histoire n’est pas si morte que ça, pas pour tout le monde, la salle à manger aussi ressemble à une copie, l’exacte réplique de celle de Montsalvat, rien ne manque, le gril est posé sur la braise, à côté des champignons et des escargots (une reconstitution à l’américaine : comme les Cloisters de New York présentent les morceaux disparates de colonnes et de chapiteaux, les statues et les vitraux venus de tous les horizons du Languedoc et du Roussillon non comme un collage ou un montage, mais comme un tout, donnant la sensation que ces fragments ont toujours été assemblés, que ce cloître imaginaire, synthétique (un hypercloître, qui les contiendrait tous, ou plutôt un hypocloître, qui les engendrerait tous : le Cloître originel) a été construit là, qu’il est né au Moyen Âge sur les bords de l’Hudson (de ses baies romanes, on ne voit pas une maison moderne), et que ces couloirs et ces escaliers communiquent à l’infini sur d’autres déambulatoires et d’autres cryptes – jusqu’au moment où une porte entrouverte laisse apercevoir les ordinateurs des secrétariats –, Reyniès, en combinant les emblèmes de Servières, du château et du moulin, semble recréer un modèle unique et idéal de l’espace de notre enfance, matrice de tous nos souvenirs, il n’a rien oublié, rien laissé au hasard, son meilleur scénario, la projection a ressuscité l’irresponsabilité collective des soirées d’autrefois (l’alcool n’était finalement pas de trop, qui multiplie le plaisir de se retrouver par le plaisir d’avoir pris du plaisir à se retrouver), personne n’a vieilli (on n’est pas chez les Guermantes), le temps n’existe pas (à bas l’Histoire, à mort les historiens !), qui a allumé la télévision, on ne va tout de même pas regarder la télé, le cercle se reforme, les rires repartent, ce n’était que l’entracte, le deuxième entracte, troisième époque, suite (et fin), c’est le tour des vidéos, le tour des années 80, les dix années obscures, inconnues, interdites, celles des fiançailles et des mariages, non, un baptême, le baptême de Nicolas, tout va bien, on est passé directement du II au IV, les plaisirs de la famille, des pères et des mères de famille, il a sauté un chapitre, celui des années critiques, des années douloureuses des choix et des ruptures, on dirait une série à la française, la victime, épinglée par un gros plan comme sur une planche anatomique (on venait sans doute de découvrir ou du moins de vulgariser le zoom, dont Patrick avait visiblement tenu à tester toutes les possibilités), affiche un instant (on a l’impression, bien que le reste de la scène continue à bouger, d’un bref arrêt sur image) une indiscrète grimace sociale qui ne s’efface pas, mais s’aggrave au moment où, s’apercevant un peu tard qu’elle est filmée, l’intéressée éclate face à l’objectif d’un rire excessif qui, destiné à lui faire réintégrer l’univers du naturel, l’enfonce dans celui de la comédie, ou de la farce, l’hilarité se transmet aussitôt à l’ensemble des spectateurs (sauf un), renvoyée de l’écran au salon, d’un mur à l’autre de la pièce, la vague contourne des îlots de silence, des poches de résistance qui cèdent quelques minutes plus tard, et deviennent à leur tour les foyers d’une gaieté communicative, ça efface la petite blessure de tout à l’heure, mais ce ne sont plus tout à fait les mêmes rires, ils ont changé de nature, de couleur, ils sonnent un peu moins juste, des rires composés, des rires d’acteurs, qui ressemblent de plus en plus à ceux qui sortent du téléviseur, comme si le spectacle du conformisme avec lequel ils ont adhéré, sous prétexte de célébrations familiales, aux conventions les plus ridicules de la bourgeoisie provinciale, le spectacle cruel du deuil de leur fantaisie et de leur liberté, faisait naître un malaise vague, dont nul ne pouvait plus s’exclure ; et la critique que pour la première fois et à l’improviste la tribu se surprend à exercer sur elle-même, sur ce passé proche qui contamine l’autre, le passé lointain que nous croyions hors d’atteinte, fait peser un insistant soupçon sur le présent ; la longue soirée filmée mine peu à peu la soirée réelle, elle compromet notre illusion lyrique d’unanimité, d’innocence et de spontanéité : nous avons quitté le royaume de l’instant, nous vivons en léger différé, on ne s’aperçoit pas tout de suite qu’on a changé de séquence, les cérémonies s’ajoutent aux cérémonies, si semblables qu’on dirait une seule fête, interminable et monotone, au cours de laquelle les comparses s’avancent l’un après l’autre vers la rampe, les simples soldats se transformant en rois et reines éphémères, comme s’ils n’avaient accepté de figurer (en tous les sens du terme) dans les scènes précédentes que dans l’espoir ou à la condition d’être couronnés à leur tour, on rit de moins en moins, au fur et à mesure que les exemples s’accumulent, la répétition engendre une implacable démonstration, dévoilant, derrière les apparences de la gratuité, de la pure jouissance ou de la pure dépense, le patient travail, l’épuisante comédie que chacun joue pour avoir l’air de ne pas jouer, le mal qu’ils se donnent tous pour fabriquer ce masque, puis le faire oublier.

Peut-être commençons-nous (même si chacun n’en a qu’une conscience fragmentaire) à comprendre collectivement (et en ce sens notre groupe conserverait une certaine réalité, celle d’une intelligence et d’une sensibilité qui malgré tout dépasseraient la somme de celles des individus qui le constituent – ce qui confirmerait qu’un romancier aurait dû pour raconter notre histoire utiliser la première personne du pluriel, qui aurait pris une signification plus que grammaticale, une valeur moins formelle et moins artificielle que celle du « vous » de La Modification) que nous ne retrouverons pas Montsalvat : le langage de là-bas, ironique et antiphrastique, si nous osions l’utiliser à nouveau, risquerait d’être pris au « premier degré » non seulement par ces jeunes mères de famille (qu’elles ahuriraient davantage que les mondaines blasées d’Ascot quand Audrey Hepburn leur lance « The rain in Spain »), ces bourgeoises ultra-catholiques et hyper-réactionnaires (politiquement plus proches de la violence de nos grands-parents pendant la guerre d’Algérie que de la tolérance de la génération intermédiaire), mais par leurs maris amnésiques. Seul le souvenir de notre ancien code m’avait empêché de prendre au sérieux, à l’« apéritif » (le mot, sinon la chose, était inconnu à Montsalvat, où il nous aurait paru aussi vulgaire que celui de « couple »), leurs positions philosophiques ou morales, et au pied de la lettre leurs propos sur le divorce, l’avortement, l’école libre, les immigrés ou le socialisme ; mais il était vite devenu impossible de croire, et même de feindre de croire qu’elles plaisantaient, et de refuser de voir que la triomphante, la jubilatoire Bêtise collective de Montsalvat – notre Bêtise ionesquienne et métaphysique, notre Bêtise militante, que nous prenions pour une machine de guerre contre la culture, l’humanisme, et toutes les formes de l’esprit de sérieux – pouvait se convertir en celle du Front national (mais cette conversion n’était-elle pas en germe dans notre haine enfantine de l’Histoire et de la politique, de l’intelligence et de l’expérience, du travail et de toute espèce d’autorité, à laquelle n’importe quel militant, et même n’importe quel « progressiste » n’aurait pas manqué de coller l’étiquette que sans doute elle méritait : notre « anarchisme de droite » ?).

À moins que la cause de la gêne grandissante ne soit moins sociale – plus intime (plus profonde, c’est-à-dire plus banale) : peut-être sommes-nous simplement stupéfaits de voir nos existences résumées si brutalement, non comme dans Doña Rosita à une journée, mais à une heure. Parce que le réalisateur est resté vingt ans fidèle aux mêmes acteurs (notre Langlois, notre Brecht serait aussi notre Lelouch…), son œuvre nous apparaît aujourd’hui comme un vaste feuilleton qui raconterait moins l’histoire des personnages qu’il met en scène que celle des comédiens qui les interprètent, et dont le sujet caché, presque indépendant de la volonté de l’auteur, serait la description objective des métamorphoses que leur a fait subir le temps (sujet qu’avant lui un seul cinéaste a osé traiter, en retrouvant et en mélangeant des fragments de ses films anciens comme on puise dans ses souvenirs, mais des souvenirs concrets, intacts et universels : en juxtaposant ou en opposant les différents âges, les différents visages de Claude Jade ou de Jean-Pierre Léaud (notre double, qui aura grandi avec nous, aimé, mûri, vieilli avec nous, qui aura partagé les mêmes expériences, les mêmes illusions et les mêmes déceptions), comme il alternait le noir et blanc avec la couleur, donc en prenant le temps non seulement comme thème, mais comme étoffe de son film (Baisers volés17 ?), Truffaut aura réalisé le rêve de donner à voir, directement, naturellement, savoureusement, l’Histoire même, mise à nu (l’histoire du cinéma, des sentiments, de la sensibilité de ce demi-siècle), sans jamais se transformer en historien ; et le rêve encore plus audacieux d’écrire son autobiographie sans jamais dire « je »).

Patrick n’a eu besoin ni de ce génie ni de ce travail pour que les époques qu’il a filmées jouent les unes avec les autres, échangent leurs qualités, et brouillent la frontière entre réalité et fiction. Il était absurde d’opposer ses deux périodes, sa phase créatrice et sa phase documentaire : alors que derrière l’affabulation naïve des premiers films nous ne voyons plus qu’un témoignage objectif sur notre enfance, ce reportage-fleuve sur les fêtes de la bourgeoisie provinciale évoquerait plutôt aujourd’hui, mutatis mutandis comme il disait autrefois à tout propos, donc le plus souvent hors de propos (avant que Valse mélancolique et langoureux vertige ne s’impose pour longtemps), peut-être à cause du fond sonore, des bribes de conversation perdues, tantôt la « nouvelle vague », tantôt le cinéma-vérité des années 60. Mais si notre cinéaste n’a été, au moment où il croyait inventer des histoires, qu’un simple chroniqueur, pour se transformer en romancier malgré lui le jour où il s’est borné à mettre bout à bout des documents familiaux, c’est aussi grâce à ses acteurs (cette distribution qui lui était imposée non par un producteur, mais par la vie, c’est-à-dire le hasard) : sur les images muettes et grises que le vieux projecteur faisait trembler sur le mur, nous dévoilions sans le savoir, par notre jeu grossier, mélodramatique et involontairement décalé, par le choix de nos rôles et surtout de nos partenaires, nos vrais désirs, nos vrais espoirs, de sorte que la trame artificielle et fragile du western ou du policier laissait sans cesse transparaître notre personnalité ; cette personnalité que, dans les reportages sophistiqués qui s’inscrivent sur l’écran de télévision avec le naturalisme conventionnel des images d’actualité, la comédie mondaine ne vise qu’à masquer : nous sommes passés sans transition d’une fiction trop invraisemblable ou trop absurde pour ne pas être vraie, à une réalité trop banale pour ne pas être truquée.

Et c’est là qu’intervient malgré tout l’art du réalisateur : l’humour avec lequel il souligne un détail de la parade sociale, puis l’oppose à un geste, un tic, une expression fugitive de colère ou de mépris, ou plus perfidement isole un regard échangé ou dérobé, comme un discret (c’est-à-dire indiscret) rappel du passé – l’équivalent pour un romancier classique d’une note en bas de page – vient, du moins pour ce public d’initiés, retoucher les traits à demi effacés du personnage, et peut-être en restaurer l’originalité et l’unité perdues, enfouies, oubliées de lui-même, comme si un instant les acteurs du film d’horreur reparaissaient sous les traits des pères et des mères de famille. Et il est difficile de s’empêcher de penser (ce pourrait être le motif le plus précis de l’embarras général), aujourd’hui que le Chef des Hors-la-loi et l’Épouse du Shérif s’apprêtent à divorcer, ou que le Prêtre exorciste et la dernière victime de Dracula viennent de baptiser leur deuxième enfant, que les rôles enfantins trahissaient une vérité plus profonde que les emplois adultes, c’est-à-dire que, comme dans Cosí fan tutte, les couples que la vie a finalement constitués pourraient être moins justes, moins forts que ceux qui s’étaient formés par jeu, le temps d’une comédie d’été, cette fois c’est le moment, courage, il faut bien que quelqu’un se dévoue, le moment de retrouver le temps, le moment de le lancer, notre cri de ralliement, personne n’ose, tout le monde l’attend, à moi de jouer,

 

VALSE MÉLANCOLIQUE ET LANGOUREUX VERTIGE !

 

… À quoi non seulement ne réplique pas l’adage platonicien, mais dont personne, pas même Patrick (nul n’est méchant volontairement…) n’a l’air de saisir ni l’opportunité ni le sens, intervention plus incongrue que celle d’Eliza Doolittle, the rain in Spain, et qui creuse le même silence interloqué, échec cuisant dont le ridicule ressuscite, plus sûrement que le spectacle de la cueillette de champignons, l’enfant rougissant qui n’aura jamais l’âge de raison…

 

Et ce n’est pas fini, il va falloir l’affronter, blanquette, l’autre scène, il ne l’a pas sautée, en historien scrupuleux, il s’est contenté de respecter l’ordre chronologique, tous ces baptêmes et premières communions sont antérieurs au mariage de Caroline, c’est elle qui ferme le ban, les images vont glisser sur l’écran sans préavis, sans crier gare, comme une simple variante des précédentes…

Il ne peut pas ne pas l’avoir filmé. Le scénario rêvé ; la matière idéale de son chef-d’œuvre. Épicentre de notre géographie et de notre histoire, l’événement impose sa propre mise en scène, comme ces œuvres dont la dramaturgie est si forte, c’est-à-dire si contraignante – certaines pièces de Tchekhov, certains opéras de Mozart (les Noces, justement…) – qu’au réalisateur le plus inventif elles ne laissent presque aucune marge de liberté, dictant les entrées et les sorties, les trajectoires et les comportements. De ce « Mariage » (le dernier chapitre, qui dénoue les fils de toutes les histoires), il a dû se contenter d’exécuter les volontés : entre mairie, église et château, il n’avait pas à diriger, mais, comme dans une improvisation collective, à laisser exister des acteurs dont le physique, la psychologie, le passé lui étaient si familiers (jusqu’au moindre figurant, ils n’étaient que des projections de lui-même, des incarnations de ses souvenirs ou de ses rêves, les figures vivantes de ses différents âges, de ses différents « moi », de sorte que les circonstances lui permettaient (comme à Truffaut) de se raconter sans utiliser la première personne) qu’il pouvait donner l’impression de les avoir soigneusement choisis et longuement fait répéter, et que, sans intervenir dans le déroulement de la cérémonie (en s’en extrayant au contraire, en se résignant à n’en être que le témoin), il apparaîtrait comme le génial régisseur de ce grand spectacle. En feignant de s’en retirer, voire de s’en absenter (caché derrière sa caméra comme le curé derrière sa console), il en devenait l’invisible centre.

Le dénouement : la séance va s’achever là-dessus, le clou de la soirée, ils ne m’ont invité que pour cette épreuve, cette mise à mort, la thèse du complot était la bonne, blanquette, d’une minute, d’une seconde à l’autre, il va falloir découvrir en public – en différé, mais en temps réel – les images interdites, les images imprévisibles – les images inimaginables –, il faudrait qu’elles arrivent vite, qu’elles arrivent tout de suite, elles ne peuvent pas faire plus mal que celles de Norma (la direction de la première chaîne, malheureusement aussi soucieuse que moi des exactes commémorations, avait choisi de fêter l’anniversaire de la représentation d’Orange, elle avait programmé le film un an après, jour pour jour, le premier travelling sur le public, la falaise humaine, entre deux lumières (celle du soleil couchant se confondait avec l’éclat encore à peine visible des projecteurs), m’avait annoncé sans préavis, sans précaution une nouvelle nuit blanche, on allait peut-être nous voir, il aurait fallu pouvoir arrêter l’image (heureusement que le magnétoscope n’existait pas), scruter chaque rangée à la jumelle, à la loupe plutôt, mais non, il suffisait de savoir que nous étions là, tous les deux, perdus dans la foule, ce document archéologique (son vrai sujet, plus dramatique que le destin de Norma, c’était cette année morte, mortelle, ces douze mois perdus) avait fixé une fois pour toutes la preuve objective de notre bonheur d’alors, nous n’irions plus à Orange, mais pour toujours (enregistrée dans la mémoire infinie, infaillible de l’INA) elle était là, quelque part (un enquêteur, à partir d’agrandissements successifs, l’aurait sans doute retrouvée), serrée contre moi pour se protéger du mistral, la tête contre mon épaule, sediziosi voci… Comme un miroir magique, l’écran me renvoyait, le temps d’un opéra qui mettait en scène une passion éternisée par la mort, le reflet encore vivant de la nôtre, intacte, ou peut-être déjà défaite : peut-être la petite figure cachée, invisible au centre de l’image, la vignette stéréotypée de notre amour, n’avait-elle été filmée que comme une fiction, comme le symbole non de la permanence, mais de la fragilité d’une liaison ordinaire ; peut-être les caméras avaient-elles moins reproduit le passé que prédit l’avenir : ce qu’à notre insu elles avaient conservé et inscrit dans l’Histoire, c’était notre séparation prochaine, comme si ce soir-là, voyantes ultra-lucides, traversant les apparences, radiographiant la réalité, ou l’observant sub specie aeternitatis, c’est-à-dire négligeant à juste titre les quelques mois d’illusion qui nous restaient, pour ne considérer que la vie entière que nous passerions l’un sans l’autre, elles nous avaient regardés objectivement : d’au-delà de notre rupture), le film de Patrick ne peut être aussi cruel, ce mariage ressemblera forcément, malgré tout, aux cérémonies du même genre (du même nom), une goutte de blanquette, les deux héros n’y figurent sûrement pas toujours ensemble, au contraire, ils seront la plupart du temps séparés par les rituels futiles de cette fête conventionnelle, qui ne peut proposer qu’une image banalisée de leur passion (difficile d’imaginer, quel que soit son don d’ubiquité, qu’il ait filmé la nuit de noces), et les moments les plus dangereux (non pas le baiser obligé, factice comme un baiser de cinéma, mais un coup d’œil échangé d’un bout à l’autre d’un salon surpeuplé, ou le contact furtif de leurs deux mains, un instant de plaisir privé dérobé aux autres, à la Société) me donneront peut-être l’occasion de me purger de cette vieille passion, qui sans doute n’existe plus que dans mon imagination – catharsis qui élèverait le cinéaste à la dignité du tragique grec tel que le définit Aristote…

 

Mais à la liste déjà longue de ses incarnations, il n’ajoutera ni le nom d’Eschyle ni (plus modestement) celui d’Altman, sauvé, tout le monde est debout, un petit verre de blanquette, le dernier, et sous les lettres du mot FIN l’image glisse si vite sur l’écran (à la manière de ces messages « subliminaux » que les publicitaires ou les hommes politiques peuvent paraît-il insérer à notre insu dans n’importe quel film) qu’on aurait le droit d’hésiter sur sa réalité (le plus simple, le plus sage serait de l’ignorer, mais elle a provoqué un élancement plus aigu, plus violent, plus profond que n’aurait pu le faire une demi-heure de mariage) : à l’arrière-plan d’un salon anonyme, entre deux visages familiers et indifférents, une jeune femme est passée, aux cheveux ras, aux yeux élargis et brillants, une étrangère, qui ne me connaît pas, et dont dès qu’elle a disparu il n’est plus possible de douter de l’identité.

 

Il faut savoir. Vérifier, tout de suite, et tout seul (il serait ridicule, presque compromettant, le jour même de son retour, de me renseigner auprès des autres) : trouver quelque part une confirmation, une preuve matérielle, objective et persistante, profiter de l’expérience de psychologie amusante (MARTEAU ROUGE18, dernière tentative de Patrick, touchante, désespérée, inventer du nouveau pour restaurer l’ancien, et retrouver sous le prétexte d’un jeu de société le plaisir primitif des cris d’animaux ou des bouchons), personne ne m’a vu monter, il faut réprimer, comme à l’époque de nos expéditions nocturnes dans les corridors endormis du Château, ces crises de rires nerveux qui peut-être surprennent les vrais cambrioleurs à l’idée d’être découverts, et me délivrer de la crainte vague d’être puni de mon indiscrétion, ou de ma désobéissance, comme si mes amis d’enfance, ayant vieilli sans moi, étaient devenus mes parents, ça porte un nom, Catherine vient de me l’apprendre (tous ou presque ont fini par s’occuper, d’une manière ou d’une autre, de psychologie, comme si Caroline avait été la véritable inspiratrice du groupe), un nom grec : l’« hébéphrénie », cet attachement maladif à l’adolescence dont l’un des symptômes consiste en une pratique persistante et exagérée, donc pathologique, du calembour ; et le mot m’en a aussitôt inspiré un (ses deux premières syllabes invitaient à rendre hommage à l’interjection préférée de Marinette, et de tous les vrais « Méridionaux »), dont l’incident de Valse mélancolique m’a retenu in extremis de faire part à la communauté, par peur de manifester une deuxième fois l’autre symptôme dont le nom scientifique vient également de m’être révélé : cette « érythrophobie » dont la seule mention (encore les méfaits de l’étymologie : le souvenir des Grecs m’a fait aussitôt deviner le sens de ce terme technique) n’a pas manqué de ressusciter ma rougeur…

Le grand panneau vitré trône au-dessus de la cheminée de leur chambre, un de ces tableaux disparates et surchargés que l’on trouve dans toutes les demeures bourgeoises, et qui, comme un Atelier du peintre ou un Cabinet d’amateur, comme une moderne Enseigne de Gersaint, enfermeraient non pas une galerie de tableaux, mais une exposition de photos (à la manière de Watteau peignant vingt toiles en une, on pourrait rephotographier ce montage, et tirer de ces images plus ou moins anciennes une œuvre nouvelle, unique et composite), pas question d’allumer, on pourrait me voir de la terrasse, à la lueur du briquet, ce patchwork fait plutôt penser à Bosch, à cause du désordre apparent de la construction et du fouillis des détails, et parce qu’il semble moins destiné à être contemplé que déchiffré : le sens de la lecture, même s’il échappe d’abord, existe forcément ; pas de gauche à droite et de haut en bas, ni l’inverse, la clef du code ne peut être aussi facile à trouver : peut-être plutôt de la périphérie au centre, en un mouvement de spirale calqué sur celui du jeu de l’Oie ? Ou au contraire en rayonnant du noyau vers les bords, selon une force d’expansion centrifuge…

En tout cas, la méthode selon laquelle il a disposé dans le même cadre ces clichés hétéroclites, affaiblissant leur rapport avec le monde et privilégiant leurs relations mutuelles, invitant donc à les considérer d’un point de vue structuraliste, comme une totalité et presque comme un système (il aura été aussi notre Lévi-Strauss et notre Roland Barthes), confère à cet ensemble le statut sinon d’une œuvre d’art, au moins d’une composition, évidemment beaucoup plus concertée que celles, naïves et rudimentaires, inspirées par la seule sentimentalité, et ordonnées par le hasard, qui décorent généralement l’un des coins inférieurs des grands miroirs des salons provinciaux. Le « chef-d’œuvre » de Patrick raconte une histoire moins anecdotique, plus elliptique et plus concentrée qu’un long-métrage, qu’un Mariage de quatre-vingt-dix minutes ; il permet d’embrasser d’un regard, arrachés à la succession, à la chronologie, à l’Histoire, tous les lieux et tous les personnages qui lui ont servi (comme à moi) de sujet ; mais la liberté de ce parcours sensible et coloré (l’ordre qu’il a conçu et crypté en même temps, chaque lecteur doit sans doute le réinventer pour lui-même, à la lumière de sa propre expérience), la richesse de ce récit aléatoire et nécessaire, l’énigme de ce rébus hermétique semblent vouloir se moquer des signes linéaires et grêles, pâles et abstraits que les écrivains s’acharnent à tracer sur le papier.

 

Au grand complet, toute la population que dans N 20 il ne m’a été donné ni de faire vivre ni même de nommer (il m’était aussi difficile de garder les noms originaux, et même les prénoms, que de les inventer : les vrais sonnaient faux – et les faux encore plus…). L’idéale population d’un roman (la réponse pratique à la question stérile, pour un vrai roman, combien de personnages, autant que dans un train, que dans un wagon, que dans un compartiment ?) : cinq ou six protagonistes, une dizaine de seconds rôles, trente ou quarante figurants. Et, comme dans un roman (comme dans un film), les personnages périphériques sont à peine esquissés, souvent fondus dans un groupe, tandis que chacun des héros est saisi dans une posture caractéristique, ou muni de l’attribut qui, à la manière d’une épithète homérique, le définit une fois pour toutes, Jacques dans une vigne, son fusil à la main, Jacques πολύτροπος, habile chasseur, rusé comme Ulysse, Caroline sur son Solex, écolière pour toujours, libre et légère, Caroline aux pieds ailés, moi sur le banc de l’allée des Pins, plongé dans l’un des précieux petits volumes à la couverture fleurdelysée (Du côté de chez Swann ?), et jusqu’à celui qu’on n’aurait pas dû voir sur ces images (comme Dieu au centre de ses mondes, ou le metteur en scène dans son spectacle), Patrick lui-même, qui a réussi à se photographier dans le miroir en train de se photographier – tous ces acteurs qui sur mes feuilles de classeur ont obstinément refusé de parler et de se parler, de s’animer et de se déplacer, et qui derrière cette vitre paraissent si concrets, si vivants, si naturels que de la foule muette et figée semble monter peu à peu (comme hier de la séquence des cartes postales) une vague rumeur…

Avec Dieu et l’Écrivain, il partage un autre privilège, le don d’ubiquité : il a surpris (comment ?) plusieurs scènes « invisibles », qui paraissent impossibles à saisir en direct, qu’on dirait reconstituées pour les besoins d’un tournage. La photo de la R 10 de l’auto-école est si précise qu’on identifie facilement le conducteur ; mais il m’a fallu un moment pour reconstituer la situation : c’est le jour de mon permis, et il a fixé l’instant précis du refus de priorité qui me le fait manquer, soit que, connaissant le parcours rituel de l’examinateur (il avait quelques mois plus tôt subi la même épreuve, et déjoué les mêmes pièges, entre La Trivalle et Saint-Gimer), il se soit posté au carrefour décisif, soit qu’il ait suivi puis dépassé la voiture (de sorte qu’on pourrait se demander s’il n’a pas été, par l’une de ces manœuvres, responsable de mon échec, ce qui expliquerait qu’il ne m’ait jamais montré ce document compromettant – et confirmerait la thèse des spécialistes de la communication selon laquelle tout enregistrement modifie le spectacle qu’il croit se contenter de reproduire) ; il ne serait donc pas tellement étonnant de trouver quelque part, non loin du centre de la composition, une image de l’un des événements souterrains mais décisifs de la chaîne narrative que le tableau invite à reconstituer : une photo de notre séparation, prise en plongée, du haut du parvis de l’église, comme sur la 9, ou de la route, comme sur la 7, sur laquelle nous aurions remplacé les deux enfants (il aurait suffi d’un montage, changer les deux têtes sur la carte postale) ; ou peut-être, plus allusif et plus dramatique, le seul Rufus, hésitant au milieu de la route (nous laissant tous les deux hors cadre…).

Tout n’est pas de la main de l’auteur, mais les quelques clichés officiels sont intégrés à l’œuvre originale, et détournés par le contexte. Il n’y a que trois cartes (il a peut-être éliminé les autres, celles qui ne convenaient pas à son projet ?) : la 5, la 7 et la 9, il a choisi les impaires, celles que, comme les symphonies de Beethoven, il devait préférer (aucune de celles qui me manquent… Et aucune qui représente le moulin, ce qui prouve à peu près sûrement qu’elle n’existe pas, il l’aurait forcément placée à un point stratégique du tableau). Elles semblent rythmer le récit, comme les têtes de chapitre de ce roman en images (n’a-t-il pas tout simplement voulu reconstituer le parcours du cortège nuptial, du château à la mairie et à l’église ?).

Presque aussi anonyme qu’une carte postale, et situé à mi-chemin de la 7 et de la 9, comme un trait d’union entre église et mairie, le portrait statique, évidemment réalisé par un professionnel, qui donne du bonheur de Caroline et Bernard déguisés en mariés l’image la plus abstraite et la plus convenue, peut d’autant moins me troubler que c’est celui qu’on voit au château (il existe, comme les cartes postales, en plusieurs exemplaires, et figure ici, et sans doute au moulin, aussi inévitablement que celui de Patrick et Catherine, dans la même mise en scène, certainement due au même photographe, en tout cas à la même agence, est affiché au château : à force de circuler comme une monnaie d’échange, ces images canoniques ont fini par constituer une sorte de patrimoine régional de la bourgeoisie – et le rôle de l’imagination dans l’agencement final du tableau est d’autant plus sensible que, pour raconter des histoires différentes, chaque famille dispose à peu près des mêmes éléments) ; mais les clichés voisins modifient cruellement (pour moi seul) sa signification.

Autour de la solennelle effigie en noir et blanc qui, pastichant les toiles sur lesquelles Bonnat immortalisait les hommes politiques de la Troisième République, semble garantir l’éternité à un amour cautionné par l’Histoire et applaudi par la Société, des photos d’amateur dessinent une sorte de microséquence qui se détache nettement du récit collectif : la texture secrète du tableau, la clef en tout cas de son système narratif, semble bien être la disposition en étoile, ou en spirale (il y aurait donc non pas un, mais huit ou dix jeux de l’Oie), et il faut commencer par repérer les quelques noyaux de sens qui agissent par attraction sur leur entourage immédiat (resterait à chercher quelles connexions existent entre ces sous-ensembles, et si le tout obéit aux mêmes lois que les parties, c’est-à-dire peut se déchiffrer comme une grande constellation) ; et le sujet de cet épisode n’est pas l’histoire des amours de Caroline et Bernard, mais plutôt, puisque Patrick m’a intégré ou plus exactement annexé à ce cycle, dans le rôle non plus d’un lecteur de Proust, mais d’un joueur de ping-pong, une « Vie de Caroline », exemplaire comme un récit de la Légende dorée (c’est la comparaison la plus juste, ces images se composent à la manière d’un de ces retables du XVe siècle dont le panneau central représente le saint muni de son attribut principal, et les prédelles, les anecdotes marquantes de son existence) ; mon image pourrait servir à illustrer un moment de la dernière étape de son adolescence, à moins que ce ne soit de la préhistoire de son bonheur, en tout cas des années obscures, celles des errements de jeunesse, du temps perdu, auxquelles elle a su renoncer pour devenir elle-même : la petite photo sur laquelle nous jouons l’un contre l’autre au ping-pong (il ne manque que Pang) tire son sens et sa saveur du contraste avec sa voisine, déjà ancienne, mais postérieure à notre séparation, puisqu’elle les montre tous les deux sur un court de tennis, en train de disputer un double contre d’invisibles adversaires.

Découvrir qu’elle a pratiqué ce sport, qu’elle aurait dû mépriser comme elle rejetait tout ce qui enfermait et limitait la liberté du Jeu, tout ce qui codifiait et socialisait sa fantaisie (elle n’acceptait de jouer sur le « court » de Servières que parce que son béton défoncé, suscitant d’imprévisibles rebonds, disqualifiait tout échange sérieux, et bien sûr toute idée de compétition), me surprend moins que de les voir ensemble : comme s’ils étaient réunis par hasard, ou plutôt par erreur (une erreur de distribution, contre laquelle se révolterait moins l’amoureux que le metteur en scène), presque plus de gaz, éteindre et rallumer une dernière fois, trop beau pour être vrai, le côte à côte contre le face-à-face (la connivence amoureuse contre l’antagonisme stérile), le sport adulte contre le jeu puéril… Avec une cruauté inattendue de sa part (les exigences de l’écriture ont dû – légitimement – l’emporter sur les scrupules de l’amitié, nul n’est méchant volontairement), il n’a pas hésité à confronter les deux stades amoureux : le brouillon, l’œuvre. Le couple pour rire, et le vrai. La case « Retournez au point de départ », et la case « Allez directement jusqu’au Trésor ».

En tout cas, la preuve n’est pas là, la joueuse de tennis a les cheveux longs, ce n’était peut-être pas elle finalement, un mirage, un truquage de la télévision, une banale illusion d’optique, non, elle a failli m’échapper, à la périphérie d’un noyau lui-même périphérique (les cycles ne sont pas seulement construits autour de héros, mais de lieux mythiques), le sous-ensemble géographique disposé autour d’une carte postale de Gorée (l’Afrique, comme la psychiatrie, crée entre eux tous un lien qui ne doit rien à nos souvenirs d’enfance, et contribue à m’exclure aujourd’hui de leur cercle), la minuscule photo-témoin, qui devient aussitôt le centre unique, le point névralgique du tableau tout entier.

Il a fallu des années pour les traiter systématiquement, l’une après l’autre, toutes les images d’elle, réelles ou mentales, et les dévitaliser ou les désensibiliser (la tâche paraît d’abord impossible : même si leur nombre n’est pas infini, de sorte qu’il s’agit d’un travail théoriquement à l’échelle humaine, on découvre que celles dont on croyait avoir endormi le nerf se remettent à lanciner, quelques semaines ou quelques jours plus tard ; ou, pour quitter cette périlleuse métaphore, que l’on a beau déchirer les tirages, les négatifs restent intacts ; et on n’a jamais fini d’inventorier les épreuves, il en revient sans cesse, des photos développées à retardement, le labo avait dû oublier de les envoyer) : ce sont donc mes contre-photos, mes talismans (très vite, il n’y a plus eu besoin de les regarder, il suffisait de les évoquer pour les opposer victorieusement à la moindre velléité d’idéalisation de son corps et de son visage) qui m’ont permis de gagner la bataille des images. Celle du Carrousel, qu’un photographe providentiel avait prise au moment où, abîmée par Paris et mon défaut d’amour, elle était la plus grosse et la plus laide ; et celle de Jogjakarta, la hideuse affiche d’un film indonésien plus ou moins pornographique, Erotic Girl, qui caricaturait exactement, à un degré incroyable de fidélité et de mensonge, la précédente, grossissant chacun des défauts du sujet (jusqu’à ces deux incisives qui, sur la médiocre photo commerciale, semblent lui manquer, et qui, sur l’affiche, avaient été noircies par les passants pour ridiculiser le sourire obscène de l’actrice, ou au contraire accentuer sa perversité), sans faire perdre au portrait sa ressemblance, et me présentait à volonté la preuve irréfutable (que ma mémoire aurait d’ailleurs pu me fournir, si elle n’avait été si obstinément, si constamment et si radicalement contredite par ma souffrance qu’elle avait perdu toute confiance en elle) de ce fait historique : cette Caroline travestie en vieille prostituée vulgaire, adipeuse, avachie et édentée, avait un jour (lors de son dernier séjour à Paris) cessé de m’inspirer le moindre désir. De sorte que sur un montage qui, rivalisant avec celui de Patrick, aurait présenté ma version de notre passé, mes deux photos m’auraient permis d’opposer au lumineux « Cycle de Caroline », abusivement béatifiée, son envers ténébreux, Caroline en pécheresse, en Marie-Madeleine (sans d’ailleurs modifier pour autant la signification globale de l’épisode, puisqu’il s’agissait d’un passé que, comme Marie-Madeleine justement, elle avait répudié).

Mais elles ne peuvent rien contre la nouvelle. L’image inédite, imprévisible, l’image indestructible, la petite photo africaine.

Inutile de l’examiner plus longtemps, l’analyse, tous les pouvoirs de la raison sont impuissants, face à l’évidence, au scandale de l’évidence : il a disposé, un jour, du pouvoir monstrueux de lui faire couper les cheveux.

(Et si c’était lui qui les avait coupés ?)

 

Pourquoi l’idée qu’il ait lui-même (Samson à l’envers) exercé sur elle cette dictature physique (l’idée qu’elle y ait consenti, qu’elle s’y soit prêtée, qu’elle ait peut-être désiré cette espèce de viol amoureux) devient-elle plus insupportable que l’imagination de toutes les postures et de toutes les perversions sexuelles ?

D’où vient-elle, la force de destruction de cette image, cette violence irrationnelle qui contraste avec son climat de sérénité – on devine à l’arrière-plan un village de brousse, au moment du coucher du soleil ? Que me raconte-t-elle d’obscur, d’inacceptable ? Peut-être la masculinisation de son visage me parle-t-elle des jeux auxquels ils viennent de se livrer dans l’une des cases (inversant ma lecture de la Recherche, me faisant remonter de La Fugitive à Sodome et Gomorrhe…), peut-être la preuve flagrante de son absolue soumission aux volontés de Bernard (thème de l’esclavage que pourrait annoncer la carte postale qui représente l’île de Gorée) suffit-elle à provoquer cette panique, cette débandade de tous les sens dont la nuit de mercredi m’a rappelé la réalité…

Inutile d’interroger l’énigme de ce visage mis à nu. Impossible de savoir s’il exprime l’extrême de la souffrance ou de la jouissance : tantôt c’est l’envers de son visage, le visage renversé, renversant d’une condamnée à mort (un visage de théâtre, celui de Falconetti dans Jeanne d’Arc, ou de Marguerite au dernier acte de ce Faust que nous n’avons pas vu ensemble, Mirella Freni aux cheveux rasés, enfermée dans une camisole dont les manches dénouées traînaient sur le sol, albatros dérisoire et touchant que l’on aurait voulu protéger, rassurer et consoler) ; tantôt ces yeux immenses, aux pupilles dilatées, dans lesquels mon image ne s’est jamais reflétée, semblent dire qu’elle a subi une initiation mystérieuse, traversé une expérience qui lui a fait tout oublier du passé, de notre petit passé commun, comme si, droguée par la passion, elle s’était perdue dans la plénitude d’une folie heureuse, très loin du bonheur banal, de la sécurité bourgeoise dans lesquels il n’est plus temps d’espérer qu’elle se soit installée.

1.

Ou plus exactement – puisqu’on ne peut pas « aimer » l’opéra, mais seulement l’aduler – qu’elle ne s’émousserait que le jour où nous sortirions de l’âge des passions ; mais cet âge nous paraissait alors devoir durer toujours… (NdA.)

2.

Dans Le Monde comme volonté et représentation (livre III, § 52), Schopenhauer modifie la célèbre définition leibnizienne de la musique (« exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi », un exercice d’arithmétique inconscient, dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il compte), en : « Musica est exercitium metaphysices occultum nescientis se philosophari animi. »

3.

Marguerite n’a jamais avorté (elle tue son enfant)…

4.

«Je n’avais à admirer le maître de Bayreuth aucun des scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir dans l’art comme dans la vie la beauté qui les tente, qui s’arrachent à Tristan comme ils renient Parsifal et, par ascétisme spirituel, de mortification en mortification parviennent, en suivant le plus sanglant des chemins de croix, à s’élever jusqu’à la pure connaissance et à l’adoration parfaite du Postillon de Longjumeau » (op. cit., t. III, p. 665).

5.

Celle que devrait pourtant nous enseigner la littérature féminine, écrite dans une langue qui nous est presque complètement étrangère – mais peu d’entre nous osent avouer qu’ils ne comprennent pas le premier mot de ce que racontent Virginia Woolf, Jane Bowles ou Marguerite Duras : qu’ils ne comprennent ni ce qu’elles disent ni même de quoi elles parlent… (NdA.)

6.

Manon Lescaut, IV, 2.

7.

La Bohème, IV.

8.

« Delle belle turbando il riposo. »

9.

« Mais j’ai tort d’avoir peur. »

10.

Don Carlo, IV.

11.

« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

12.

Cet épisode toulousain est difficile à situer : est-il antérieur ou postérieur à la scène chez Félix racontée dans le premier chapitre ? La rupture a-t-elle eu lieu en deux temps ? L’auteur en a-t-il imaginé ou fantasmé deux versions ? Il semble bien y avoir là une incohérence chronologique, due peut-être à l’inachèvement du manuscrit.

13.

« Gilberte de Saint-Loup me dit : “Voulez-vous que nous allions dîner tous les deux seuls au restaurant ?” Comme je répondais : “Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme”, j’entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m’empressai d’ajouter : “ou plutôt avec un vieil homme” » (op. cit., t. IV, p. 509).

14.

Les premières 404 sont sorties des chaînes de Sochaux en mai 1960.

15.

Je n’en connais qu’une, celle de la moustache, dont les extrémités sont relevées chez l’un, tombantes chez l’autre.

16.

Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 1970.

17.

Non ! (L’Amour en fuite…)

18.

Ce jeu, qui fut en effet en vogue chez les psychologues dans les années 80, consiste à demander à un cobaye, préalablement soumis à une batterie de tests mathématiques destinés à lever ses « défenses », de lancer le premier nom d’outil et le premier nom de couleur qui lui viennent à l’esprit. On obtient (quatre fois sur cinq) « marteau » et « rouge ». Pour les besoins du spectacle, le démonstrateur aura inscrit à l’avance ces deux mots sur un papier qu’il dévoile alors au public ; il peut raffiner l’expérience (mais il la rend aussi plus périlleuse) en plaçant ce papier au milieu de trois autres, et en demandant au sujet de choisir : quatre fois sur cinq, refusant les extrêmes, il opte pour le deuxième papier à partir de sa droite (de sa gauche s’il est gaucher). Pendant que les témoins découvrent l’inscription MARTEAU ROUGE, l’expérimentateur déplie, à la surprise générale, les trois autres papiers, évidemment vierges.