Leurs voisins avaient publié un mémento indiquant qu’ils accueillaient en principe favorablement les contacts sociaux, mais pouvaient mettre un certain temps à répondre. Jasim leur envoya une invitation et attendit.
Une réponse arriva au bout de trois jours. Les voisins ne voulaient pas leur imposer le tracas de modifier physiquement leur habitation et préféraient ne pas se rendre incorporels pour le moment. Étant donné les besoins moins stricts de l’espèce de Leila et Jasim lorsqu’ils étaient incarnés, ne préféraient-ils pas venir chez eux ?
« Pourquoi pas ? » dit Leila. Ils fixèrent donc une date.
Le mémento des voisins incluait tous les détails biologiques et sociologiques nécessaires à la préparation de la rencontre. Leur biochimie était basée sur le carbone et ils respiraient de l’oxygène, mais utilisaient un réplicateur différent de l’ADN de Leila et Jasim. Leur phénotype ancestral ressemblait à un grand serpent à fourrure et, quand ils étaient incarnés, ils vivaient en général dans des nids d’une centaine de membres. Ils avaient des esprits individuels parfaitement autonomes, mais la solitude leur était un concept aussi étranger que dérangeant.
Leila et Jasim se mirent en route en fin de matinée pour arriver en début d’après-midi. Des nuages bas et lourds peuplaient un ciel qui n’était pas complètement couvert, et Leila remarqua que, lorsqu’ils masquaient le soleil, on pouvait discerner les étoiles les plus brillantes de la frontière du bulbe.
« Arrête de regarder, la chapitra Jasim d’un ton sévère. C’est notre jour de congé. »
Le bâtiment des Serpents se présentait sous la forme d’un grand cylindre massif évoquant une citerne ; il se révéla plein d’une substance âcre et moussue. Quand Leila et Jasim parvinrent à l’entrée, trois de leurs hôtes attendaient pour les accueillir, lovés sur le sol, près de l’embouchure d’un large tunnel qui émergeait de la mousse. Leur corps, presque aussi large que celui de leurs invités, était long de huit à dix mètres. Leur tête comportait deux yeux frontaux, mais leurs autres organes sensitifs n’étaient pas proéminents. Leila arrivait à distinguer leurs bouches et connaissait, grâce à la fiche de synthèse qu’elle avait parcourue, le nombre de rangées de dents qui se nichaient derrière, mais les larges entailles roses restaient fermées, presque perdues dans la fourrure grise.
Les Serpents communiquaient par l’intermédiaire de bruits sourds de basse fréquence, et leur système d’appellation était complexe, de sorte que Leila donna mentalement à chacun des trois un nom plus ou moins exotique choisi au hasard – Tim, John et Sarah – puis régla son traducteur pour pouvoir reconnaître intuitivement qui était qui, qui s’adressait à elle et la signification de leurs gestes.
« Bienvenue chez nous, dit Tim avec enthousiasme.
– Merci de nous avoir invités, répliqua Jasim.
– Nous sommes vraiment ravis de vous rencontrer. Nous n’avons pas eu de visiteurs depuis un certain temps, expliqua Sarah.
– Depuis combien de temps ? demanda Leila.
– Vingt ans, répondit Sarah.
– Mais comme nous sommes venus ici parce que la vie y est tranquille, ajouta John, nous nous y attendions. »
Leila retourna dans sa tête la notion de tranquillité dans un clan d’une centaine de membres ; mais peut-être les intrusions importunes d’étrangers n’étaient-elles pas de même nature que les drames familiaux.
« Désirez-vous entrer dans le nid ? demanda Tim. Nous ne nous sentirons pas offensés si vous refusez, mais tout le monde aimerait vous voir et certains ne se sentent pas à l’aise à l’extérieur. »
Leila jeta un coup d’œil à Jasim. « Nous pouvons pousser notre vision dans l’infrarouge, dit-il en privé. Et ajuster les réglages pour tolérer l’odeur. »
Leila acquiesça.
« D’accord », dit Jasim à l’intention de Tim.
Se glissant dans le tunnel, ce dernier disparut en un mouvement rapide et élégant, puis John fit un signe de tête à ses hôtes, les invitant à le suivre. Leila s’engagea en premier, se propulsant le long de la faible pente avec ses genoux et ses coudes. La plante que les Serpents cultivaient pour le nid formait une surface fraîche, sèche et résistante. Leila apercevait Tim une dizaine de mètres devant, tel un ver luisant géant rayonnant de sa chaleur corporelle ; il s’arrêta pour lui permettre de le rattraper. Elle jeta un coup d’œil derrière elle à Jasim, maintenant encore plus bizarre que les Serpents, le visage et les bras parsemés d’étranges bandes de rayonnement en raison de l’effort physique.
Après quelques minutes, ils atteignirent une grande cavité. L’air y était humide, mais après le confinement du tunnel, il semblait doux et frais. Tim les mena vers le centre, où une dizaine d’autres Serpents les attendaient déjà pour les saluer. Ils entourèrent leurs invités avec excitation, tambourinant pour leur souhaiter la bienvenue avec enthousiasme. Leila ressentit une poussée d’adrénaline ; elle savait qu’ils ne couraient aucun danger, mais la taille et l’énergie des créatures suffisaient à les rendre inquiétantes.
« Pouvez-vous nous dire pourquoi vous êtes venus sur Nazdik ? demanda Sarah.
– Bien sûr. » Pendant quelques secondes, Leila s’efforça de maintenir le contact visuel avec elle, mais comme tous les autres Serpents, Sarah n’arrêtait pas de bouger fébrilement, un comportement que le traducteur de Leila considérait comme l’expression d’un contentement mêlé de gaieté. Du fait de l’absence de contact visuel, les traducteurs des Serpents comprendraient sans peine que certains aspects d’un comportement humain habituel et poli devenaient peu pratiques eu égard aux circonstances, et n’interpréteraient pas leurs actions de manière erronée. « Nous sommes ici pour en savoir plus sur les Indifférents, dit-elle.
– Les Indifférents ? » Sarah sembla tout d’abord perplexe, et puis le traducteur de Leila sous-entendit un soupçon d’ironie. « Mais ils ne nous proposent rien. »
Leila resta un instant sans voix. L’implication était subtile mais sans équivoque. Les Citoyens de l’Amalgame utilisaient un protocole pour gérer leur curiosité réciproque : ils publiaient un mémento qui énonçait clairement toute l’information qu’ils voulaient que les gens en général possèdent sur eux et spécifiait aussi, le cas échéant, les questions supplémentaires qui pouvaient leur être posées. Un citoyen était néanmoins parfaitement libre de ne pas publier de mémento et de voir cette décision respectée. En l’absence d’un tel document, vous n’aviez pas d’autre choix, à défaut de recevoir une invitation, que de vous mêler de vos affaires.
« Ils ne nous proposent rien pour autant qu’on puisse en juger, répondit-elle, mais c’est peut-être un malentendu, peut-être qu’ils échouent à communiquer avec nous.
– Ils renvoient toutes les sondes, répliqua Tim. Croyez-vous que cela soit sujet à interprétation ?
– Cela signifie qu’ils ne veulent pas d’une intrusion physique dans leur territoire, d’une présence de nos machines dans leur voisinage, mais je ne suis pas convaincu que cela prouve un refus absolu de communiquer.
– Nous devrions les laisser tranquilles, insista Tim. Ils ont vu les sondes, donc ils savent que nous sommes ici. S’ils veulent prendre contact, ils le feront en temps et en heure.
– Laissez-les tranquilles », reprit un autre Serpent en écho. Leurs congénères présents dans la cavité lui apportèrent un chœur de soutien.
Leila insista. « Nous n’avons aucune idée du nombre d’espèces et de cultures différentes qui vivent dans le bulbe. L’une d’elles renvoie les sondes, mais pour ce que nous en savons, il peut y en avoir mille autres qui ignorent que l’Amalgame a essayé de prendre contact. »
Cet argument déclencha une série de discussions, certaines entre les invités et leurs hôtes, d’autres entre les Serpents eux-mêmes. Pendant ce temps, ces derniers continuaient à tourner en rond avec excitation tandis que de nouveaux arrivants entraient dans la salle pour assister au spectacle inédit de ces étrangers.
Lorsque le tumulte au sujet des Indifférents se fut suffisamment calmé pour qu’elle change de sujet, Leila demanda à Sarah : « Et vous, pourquoi êtes-vous venus sur Nazdik ?
– Ici c’est à l’écart, en dehors des routes principales. Nous pouvons réfléchir sans être dérangés.
– Mais vous pourriez avoir la même intimité n’importe où. Il suffit de préciser ce que vous voulez dans votre mémento. »
Sarah répondit avec un soupçon d’amusement. « Pour nous, il serait incroyablement malpoli de couper explicitement tout contact en décrétant que telle est notre volonté. Surtout avec d’autres personnes de notre propre espèce ancestrale. Pour mener une vie tranquille, nous devions réduire la probabilité de rencontrer quelqu’un qui nous chercherait. Nous devions faire l’effort de nous éloigner physiquement afin d’en recueillir les fruits.
– Vous nous avez pourtant très bien accueillis, Jasim et moi.
– Certainement. Mais cela nous suffira pour les vingt prochaines années. »
Au temps pour la résurrection de leur vie sociale. « Sur quoi méditez-vous exactement dans cet état de solitude ?
– La nature de la réalité. Les usages de l’existence. Les raisons de vivre, et les raisons de ne pas vivre. »
Leila sentit la chair de poule courir le long de ses avant-bras. Elle avait presque oublié qu’elle avait pris rendez-vous avec la mort, même si le moment précis en était incertain.
Elle expliqua comment elle et Jasim avaient décidé de se lancer dans un grand projet avant de mourir.
« C’est une conception intéressante des choses, déclara Sarah. Je vais devoir y réfléchir. » Elle marqua une pause avant de reprendre. « Bien que je ne sois pas sûre que vous ayez résolu le problème.
– Que voulez-vous dire ?
– Est-ce qu’il sera vraiment plus facile maintenant de choisir le bon moment pour renoncer à la vie ? N’avez-vous pas simplement remplacé un jugement délicat par un jugement encore plus épineux : décider quand vous aurez épuisé les possibilités de contacter les Indifférents ?
– Vous parlez comme si nous n’avions aucune chance de réussir. » Leila n’avait pas peur de la perspective d’échouer, mais c’était autre chose de suggérer que c’était inévitable.
« Nous sommes ici sur Nazdik depuis quinze mille ans, dit Sarah. Nous ne prêtons pas beaucoup d’attention à ce qui se passe en dehors du nid, mais même depuis cet état cloîtré nous avons vu quantité de gens se casser les dents sur ce problème.
– Et quand accepterez-vous que votre propre projet soit terminé ? répliqua Leila. Si vous n’avez toujours pas obtenu ce que vous cherchiez après quinze mille ans, quand admettrez-vous votre propre défaite ?
– Je n’en ai aucune idée, avoua l’autre. Absolument aucune idée, pas plus que vous. »