8.

L’Amalgame avait été si généreux envers Leila, et l’intérêt local pour les Indifférents si intense, qu’elle en avait presque oublié qu’elle n’avait en fait pas droit à un flux de ressources illimité et inconditionnel pour assouvir son obsession.

Lorsqu’elle demanda à Tassef les moyens de construire un émetteur de rayons gamma de grande puissance afin de viser le bulbe, la planète l’interrogea pendant une heure puis lui répondit que l’affaire nécessiterait une consultation longue et approfondie. Elle comprit qu’il était inutile d’arguer du fait que, comparé à l’accueil d’un milliard d’invités pendant deux siècles, le coût de cette opération était négligeable. Le point de contention n’était pas la consommation d’énergie, ou une conséquence insignifiante pour le confort et l’agrément des habitants de Tassef. La question était de savoir si les actions qu’elle proposait pouvaient être considérées comme malvenues, voire agressives par les Indifférents, et si cet affront pouvait à son tour provoquer des représailles.

Sondes et spores en quantités innombrables avaient été gentiment et patiemment renvoyées intactes du bulbe, mais elles étaient arrivées à une vitesse inférieure à celle de la lumière. Or, intercepter un éclair de rayons gamma et le renvoyer avant qu’il atteigne sa cible était impossible. Même s’il semblait à Leila que le réseau pouvait très facilement rejeter les données, supposer que la sensibilité des Indifférents sur ce point puisse différer de la sienne n’était pas déraisonnable.

Jasim avait quitté Shalouf pour une ville de l’autre côté de la planète. Les sentiments de Leila à ce sujet étaient mitigés ; une séparation lui était toujours douloureuse, mais le rappel qu’ils n’étaient pas irrévocablement solidaires lui apportait aussi un indéniable sentiment d’espace et de liberté. Même si elle aimait Jasim sans mesure, tout ne se résolvait pas à ça. Elle n’était pas certaine de ne pas finir par céder et mourir tranquillement à ses côtés lorsque l’information arriverait de Massa  ; il y avait des moments où il semblait totalement pervers, masochiste et arrogant de fuir cette fin calme et digne dans l’espoir de couronner leur modeste révolution par une nouvelle folie aussi spectaculaire que dangereuse. Mais elle n’était pas non plus certaine que Jasim ne changerait pas d’avis et ne lui prendrait pas la main pour qu’ils plongent ensemble de cette falaise.

Les mois passant sans décision sur sa demande, sans nouvelles de Massa et sans concessions de son mari, Leila se fit oratrice, allant de ville en ville pour promouvoir son projet d’ouvrir la voie au cœur du bulbe. Ses paroles et son image étaient véhiculées dans des forums virtuels ; toutefois, sa présence physique représentait un moyen d’attirer l’attention sur sa cause, et c’étaient autant les pèlerins de l’Écoute que les Tassefis qui remplissaient les lieux de rencontre lors de ses passages. Elle maîtrisait la langue et le style des habitants, mais les gardait empreints de maniérismes convenablement étrangers. La rumeur selon laquelle elle était l’une des pionnières de l’Écoute ne nuisait en rien à ses chiffres de fréquentation.

Lorsqu’elle atteignit la ville où Jasim s’était exilé, elle le chercha en vain. Tandis qu’elle marchait dans la nuit, un sentiment de panique la saisit. Elle n’avait pas peur pour elle-même, mais l’idée qu’il puisse mourir ici, seul, lui était insupportable.

Elle s’assit dans la rue en pleurant. Comment en était-elle arrivée là ? Ils s’étaient préparés à un glorieux échec, à être brisés par le silence inflexible des Indifférents, et au lieu de cela les fruits de leur travail avaient déferlé sur le disque, revigorant un millier de cultures. Comment le goût du succès pouvait-il être si amer ?

Il restait cependant un éclat d’acier en elle. Elle leva les yeux vers le ciel éclatant. Les Indifférents patientaient juste là, la défiant de se présenter devant eux. Parvenir aussi loin puis s’éloigner du seuil pour le confort d’une étreinte familière avait quelque chose d’humiliant. Elle ne reculerait pas.


L’information de Massa arriva : quarante mille ans auparavant, les fuites de l’autre côté du bulbe avaient été enregistrées à temps. De vastes quantités de données correspondaient aux observations conservées sur Tassef depuis quinze mille ans en prévision de ce moment.

Ce n’était pas tout : des rapports concernant des corrélations provenant d’autres observatoires suivirent après quelques minutes. Comme le message de Massa avait été relayé par le disque interne, on avait trouvé une multitude de correspondances similaires dans les vastes quantités de données disponibles.

En voyant où les paquets disparaissaient du flux, leurs adresses abstraites devenaient des emplacements concrets, physiques, à l’intérieur du bulbe. Alors que Leila se tenait sur la place principale de Shalouf, au crépuscule, assimilant les rapports, le réseau des Indifférents devenait à chaque minute plus solide, moins éthéré.

Les rues qui l’entouraient débordaient de signes de joie : cris polyglottes, pépiements et bourdonnements, parfums de fête et changements éclatants de pigmentation. Des éclats de luminescence se répandaient sur la place. Même les heptapodes, d’une sobriété implacable, avaient abandonné leurs chariots de nourriture pour s’allonger sur le dos en tournoyant avec délices. Se promenant, s’imprégnant de cette atmosphère, Leila de­manda à son traducteur de lui donner le sens de chaque geste, de chaque son différents, pour fusionner le kaléidoscope en une seule charge émotionnelle.

Quand les étoiles du bulbe apparurent, Tassef leur superposa, afin que tout le monde puisse les partager, les voies nouvellement tracées brillant comme des autoroutes dorées. Tout autour d’elle, Leila capta les signaux de ceux qui se rassemblaient dans cette vision : des êtres de toutes les civilisations, de toutes les espèces, de tous les réplicateurs, observaient les routes secrètes des Indif­férents peintes dans le ciel.

Leila arpenta les rues de Shalouf, ressentant fortement l’absence de Jasim, sans que cette douleur trop familière ne l’écrase. Si l’euphorie de ce moment était assombrie, toute célébration serait dès lors gâchée de la même ma­nière. Elle ne pouvait s’attendre à rien d’autre. Elle s’y habituerait.

Tassef s’adressa à elle :

« Les citoyens ont pris leur décision. Ils vont accéder à votre demande.

– Je vous en suis reconnaissante.

– À une condition. L’émetteur devra être construit à plus de vingt années-lumière, soit dans l’espace interstellaire soit dans la région circumstellaire d’un système inhabité.

– Je comprends. » De cette manière, à supposer que les Indif­férents se sentent menacés au point d’engager des représailles destructrices, Tassef survivrait à un acte de violence, au moins à l’échelle stellaire, dirigé contre l’émetteur lui-même.

« Nous vous conseillons de préparer vos plans définitifs pour le matériel, puis de les soumettre lorsque vous serez certaine qu’ils vous permettront d’atteindre votre objectif.

– Bien sûr. »

Leila regagna sa chambre et passa en revue les plans qu’elle avait déjà rédigés. Ayant prévu que les Tassefis exigeraient une marge de sécurité conséquente, elle avait élaboré les budgets énergétiques pour des scénarios détaillés impliquant des spores de construction et quarante-sept nuages cométaires différents relevant de la compétence de Tassef. Identifier le meilleur scénario répondant aux conditions requises ne lui prit qu’une poignée de secondes ; elle le déposa sans hésitation.

Dans les rues, la fête de l’Écoute continuait. Pour le milliard de pèlerins, c’était suffisant : ils allaient rentrer chez eux, retrouver leurs petits-enfants et mourir heureux en sachant qu’ils avaient enfin vu quelque chose de nouveau dans l’univers. Leila les enviait ; il y avait eu un temps où cela aurait été suffisant pour elle aussi.

Elle quitta sa chambre et se joignit à la fête, parlant, riant, dansant avec des étrangers, se laissant aller au vertige du moment. Quand le soleil se leva, elle rentra chez elle, enjambant d’un pas léger les corps endormis qui emplissaient la rue.


Les spores de construction étaient de la dernière génération : des projectiles intenses lancés à une vitesse proche de la lumière qui se dépouillaient de leur quantité de mouvement en plongeant au cœur d’une étoile, puis se reconstruisaient à des densités atomiques en se désintégrant dans l’atmosphère stellaire. Ainsi, les femtomachines mouraient en construisant des nanomachines qui embarquaient les mêmes plans que ceux qu’elles avaient portés en elles à des densités nucléaires, et qui continuaient ensuite jusqu’au nuage cométaire pour se répliquer et commencer le vrai travail d’extraction des matières premières et de construction de l’émetteur de rayons gamma.

Leila envisageait de suivre dans leur sillage, s’envoyant elle-même comme un signal à capter par l’émetteur encore à construire. Le pari n’aurait pas été aussi risqué que celui de Jasim avec Trident ; les projectiles intenses avaient déjà été utilisés à l’identique dans des centaines d’étoiles similaires.

Elle décida finalement d’attendre sur Tassef un signal indiquant que l’émetteur avait été construit avec succès, qu’il avait été testé, aligné et s’était auto-calibré. Si elle devait pénétrer en aveugle dans le bulbe, trébucher et tomber prématurément avant même d’atteindre le gouffre serait absurde.

Le jour venu, quelque dix mille personnes s’étaient rassemblées dans le centre de Shalouf pour souhaiter bon voyage à l’exploratrice. Leila aurait préféré s’éclipser tranquillement, mais du fait de sa campagne de promotion, elle avait renoncé à sa vie privée, et les Tassefis semblaient penser qu’elle leur devait cette dernière touche de fantaisie mêlée de cérémonial.

Quarante-six ans après la fête de l’Écoute, la plupart des pèlerins étaient rentrés chez eux, mais sur les quelques centaines qui s’étaient attardés à Shalouf, presque tous s’étaient présentés pour cette curieuse note de bas de page de l’évènement principal. Leila se demandait si quicon­que pensait vraiment que le réseau des Indifférents ferait plus que la renvoyer directement vers le disque, mais l’affection exprimée par ces fervents admirateurs semblait authentique. Quelqu’un avait même pris la peine de déterrer une phrase dans la plus ancienne langue connue de son espèce ancestrale : safar bekheyr, que votre voyage soit béni. Ces gens l’avaient inscrite dans le ciel en utilisant une écriture antique qu’elle n’avait plus vue depuis quatre-vingt-mille ans. Ils l’avaient aussi diffusée phonétiquement dans la foule afin que tous ceux qu’elle rencontrait puissent lui offrir ces adieux pleins d’espoir.

Tassef, le délégué non sentient de tous les citoyens de la planète, s’adressa à la foule et lui débita de mornes fadaises. L’esprit de Leila se mit à vagabonder et arriva à la conclusion qu’elle participait probablement à une exécution publique. Peu importait. Elle avait dit au revoir à ses amis et à sa famille depuis longtemps. Lorsqu’elle franchit le portail, seuil solennel maculé d’un goudron que les Tassefis considéraient comme le summum de la beauté, elle ferma les yeux et se rappela sa dernière nuit sur Najib, laissant les millénaires écoulés se perdre dans un rêve. Tout le monde finissait par décider de mourir, et aucune sortie n’était parfaite. Mieux valait se fier à ses propres jugements déficients, mieux valait en faire son propre gâchis inélégant, que de vivre à l’époque où la nature vous prenait tout simplement au hasard.

Quand Tassef se fut tu, une voix familière s’éleva depuis la foule.

« Tu es toujours résolue à faire cette bêtise ? »

Leila toisa son mari du regard. « Oui, je le suis.

– Tu ne vas pas reconsidérer ta décision ?

– Non.

– Alors je viens avec toi. »

Jasim se fraya un chemin à travers le public surpris et monta sur la scène.

Leila lui parla en privé. « Tu nous mets dans l’embarras tous les deux. »

Il répondit de la même façon. « Ne fais pas la mesquine. Je sais que je t’ai fait du mal, mais la faute est partagée.

– Pourquoi fais-tu ça ? Tu as exprimé tes propres souhaits très clairement.

– Penses-tu que je puisse te regarder marcher vers le danger et ne pas l’affronter à tes côtés ?

– Tu étais prêt à mourir si Trident échouait. Tu étais prêt à me laisser derrière toi à ce moment-là.

– Une fois que j’avais dit que tu ne me donnais pas le choix. Tu as insisté. » Il lui prit la main. « Tu sais que je suis resté loin de toi tout ce temps parce que j’espérais que ça te dissuaderait. J’ai échoué. Alors maintenant, je suis là. »

Le cœur de Leila se radoucit. « Tu es sérieux ? Tu veux m’accompagner ?

– Quoi qu’ils te fassent, qu’ils nous le fassent à tous les deux. »

Leila n’avait aucun argument à lui opposer, aucun reste de colère, pas de fausse sollicitude. Elle avait toujours voulu qu’il soit à ses côtés tout à la fin, elle ne le repousserait pas maintenant.

Elle parla à Tassef. « Un passager de plus. Est-ce ac­cepta­­ble ? » Le budget énergétique permettait un millénaire de tests de transmission après son passage ; Jasim ne constituerait qu’une quantité négligeable de données supplémentaires.

« C’est acceptable. » Tassef expliqua ensuite le changement à la foule assemblée et aux spectateurs dispersés sur la planète.

« Nous allons entrelacer les données qui nous représentent en un seul paquet, dit Jasim. Je ne veux pas finir à Massa et découvrir qu’ils t’ont envoyée à Jahnom par erreur.

– Très bien. »

Leila effectua les modifications nécessaires. Aucun des adeptes de l’Écoute ne savait encore qu’ils arrivaient, et aucun message envoyé par le long chemin ne pouvait les en avertir à temps, mais les données que Leila et Jasim envoyaient dans le bulbe seraient précédées d’instructions claires et sans ambiguïté pour quiconque dans l’Amal­game, demandant que leurs descriptions ne soient incarnées que s’ils étaient récupérés à Massa. Si elles étaient trouvées dans d’autres fuites de données en cours de route, ils ne voulaient pas être incarnés plusieurs fois. Et s’ils n’émergeaient jamais à Massa, tant pis.

Le second discours de Tassef s’acheva. Leila regarda la foule une dernière fois et laissa l’irritation due à cette cérémonie grandiloquente se dissiper en amusement. Pour peu qu’elle ait été saine d’esprit, elle aurait aisément pu venir voir deux vieux fous tenter de fouler la route céleste imaginaire et leur souhaiter safar bekheyr.

Elle pressa la main de Jasim, et ils marchèrent vers la porte.