THOMAS WARD
Était-ce un courant d’air qui faisait vaciller la flamme de la chandelle et projetait des ombres grotesques sur le mur ? Était-ce à cause des irrégularités du plancher que la porte s’ouvrait toute seule, comme si une créature invisible tentait d’en franchir le seuil ?
Non. Il n’y avait à cela aucune explication logique. Dès mon entrée dans la pièce, mon instinct m’avait signalé une présence maléfique. Et mon instinct me trompe rarement. Quelqu’un ou quelque chose hantait cette chambre d’auberge.
Je m’appelle Tom Ward. En tant qu’Épouvanteur de Chipenden, je me charge de chasser les spectres, fantômes, gobelins, sorcières et autres entités qui rôdent dans l’obscurité.
C’est un métier dangereux, mais il faut bien que quelqu’un le fasse.
Marchant jusqu’à la fenêtre à guillotine, je tirai sur le cordon pour relever la partie basse du châssis. Le soleil était couché depuis une heure, la lune montait déjà au-dessus des collines. Je découvris en contrebas un vaste cimetière à demi caché par les arbres, saules pleureurs et très vieux ormes. Sous la pâle clarté de la lune, les pierres tombales irradiaient une lumière spectrale. Et les ormes tordus semblaient d’énormes bêtes accroupies dans l’ombre.
Le village de Kirkby Lonsdale, à la frontière du Comté, n’était guère qu’à vingt miles au nord-est de Caster. C’était néanmoins un endroit isolé, à l’écart des routes fréquentées.
Je redescendis l’escalier et traversai la salle d’auberge où trois habitués buvaient une bière près de la cheminée. La conversation cessa à mon passage, et les regards se tournèrent vers moi. Personne ne me salua. N’importe quel étranger au village aurait reçu ce genre d’accueil : silence et curiosité, suivis de commentaires hostiles. Ajoutons à cela que j’étais un épouvanteur, un des rares individus du Comté capables d’affronter les menaces de l’obscur. Les gens avaient beau réclamer mon aide, ma seule présence les rendait nerveux. Beaucoup traversaient la rue pour m’éviter, au cas où j’aurais traîné un gobelin ou un fantôme dans mon sillage !
Et je pouvais parier que tous les habitants de ce village perdu étaient déjà au courant de ma présence ici.
À l’instant où je franchis la porte, une voix m’appela depuis la rue :
– Maître Ward, un mot, je vous prie !
L’aubergiste s’approcha. C’était un bonhomme trapu au teint fleuri, qui devait faire bonne chère afin de donner l’exemple à ses clients. Cependant, alors que j’allais passer la nuit dans l’une de ses chambres, il ne me traitait pas comme un hôte. Il montrait envers moi cette arrogance impatiente avec laquelle je l’avais vu parler à ses valets et à l’homme qui lui livrait des caisses de bière au moment de mon arrivée.
Il m’avait engagé pour régler cette histoire et comptait visiblement en avoir pour son argent. Ça m’agaçait. Après ce que j’avais vécu au cours des derniers mois, j’avais perdu ma patience coutumière et je prenais vite la mouche.
– Eh bien ? fit le bonhomme en arquant les sourcils. Avez-vous découvert quelque chose ?
Je haussai les épaules :
– Aucun doute, la chambre est hantée. Par quoi ? Je l’ignore encore. Vous m’aideriez en me résumant ce que vous savez. Quand ces manifestations ont-elles commencé ?
– C’est à vous de me le dire, mon jeune ami ! Je vous paye ; ne comptez pas sur moi pour faire le travail à votre place. Je suis sûr que votre maître – Dieu ait son âme – aurait déjà résolu cette affaire.
Avec cette dernière phrase, l’aubergiste mettait le doigt sur le problème : l’année précédente, John Gregory avait participé au combat contre le Malin, le démon en personne, le prince de l’obscur, qui menaçait de plonger notre monde dans un nouvel âge de terreur. Il y avait laissé sa vie. Étant son apprenti, j’avais hérité de sa tâche. J’étais désormais l’Épouvanteur de Chipenden. Or, en vérité, j’avais encore beaucoup à apprendre. Et j’étais bien jeune pour exercer mon métier.
Depuis que je travaillais seul, j’avais observé cette défiance chez bon nombre de gens. J’avais appris l’importance de les remettre à leur place dès le début. De leur montrer qu’ils n’avaient pas à faire à un gamin mal débarbouillé. En dépit de ma jeunesse, j’avais reçu une solide instruction et j’étais doué pour ce travail.
– M. Gregory vous aurait posé cette question, soyez-en sûr, répliquai-je. Et sans réponse de votre part, il aurait ramassé son sac et serait reparti chez lui.
Le bonhomme me fixa. Apparemment, il n’avait pas l’habitude qu’on lui tienne tête. Mon père m’avait appris à rester poli et affable même devant un interlocuteur mal embouché. Aussi, sans le quitter du regard, je conservai une expression aimable et tins ma langue, attendant qu’il parle.
Il finit par se décider.
– Une fille est morte dans cette chambre il y a juste un mois. Je l’employais à la cuisine, et parfois, quand il y avait beaucoup de monde, elle servait au comptoir. Elle était capable et robuste. Un matin, elle ne s’est pas levée. On l’a trouvée morte dans son lit, une expression de terreur sur le visage, sa chemise de nuit imprégnée de sang. Or, son corps ne portait aucune trace de blessure. Depuis, son fantôme revient, et je ne peux plus louer cette chambre – ni aucune autre, d’ailleurs. On entend des pas sur le plancher de la salle du bas. J’ai perdu une grande partie de ma clientèle. Cette affaire affecte gravement mon commerce.
– Vous l’avez vu, ce fantôme ?
Certains signalent leur présence sans se montrer. Il me fallait savoir quelle était la puissance de cette manifestation.
– Personne ne l’a vu, ni en bas ni dans la cuisine. Les bruits viennent de la chambre. Je n’y suis jamais monté le soir, et je ne demanderais à personne d’y aller.
J’acquiesçai d’un air compréhensif.
– Et la cause de la mort ? Qu’en a pensé le docteur ?
– Il a paru aussi perplexe que nous. Il a évoqué une hémorragie interne dans les poumons, qui aurait provoqué un crachement de sang.
Cette hypothèse ne semblait guère convaincre l’aubergiste. D’ailleurs, il poursuivit :
– C’est l’expression d’horreur sur son visage qui nous a le plus impressionnés. Le docteur a prétendu que ces vomissements sanglants l’avaient terrifiée au point de causer l’arrêt du cœur. Ou que l’hémorragie interne avait continué. À mon avis, il n’avait aucune explication.
Ce cas était aussi étrange qu’effrayant. Il y avait là un mystère à creuser, et je savais par où commencer.
– J’espère être en mesure de vous en dire davantage demain matin, repris-je, quand j’aurais conversé avec le fantôme. Quel était son nom ?
– Elle s’appelait Myriam.
Sur ces mots, je saluai le bonhomme d’un signe de tête et descendis la rue. Contournant l’auberge, je gagnai le cimetière que j’avais vu depuis la fenêtre de la chambre. Je poussai la grille en fer forgé et suivis le sentier étroit, entre les tombes, qui menait à la petite église.
J’avais besoin de me dégourdir les jambes et de respirer un peu d’air pour m’éclaircir les idées. Et méditer tranquillement sur la situation.
C’était une chaude nuit de la fin d’août, sans doute une des dernières avant que l’automne apporte les prémices de l’hiver.
J’escaladai une pente qui m’offrit une vue spectaculaire sur la vallée. La ligne des collines, au loin, était baignée de lune. Ce paysage digne d’inspirer un peintre retint longuement mon attention.
J’avais beaucoup changé, depuis la mort de John Gregory. Il me manquait terriblement. À la souffrance que me causait sa perte se mêlait de la colère. On m’avait enlevé un ami autant qu’un maître. Passant la plupart de mes journées dans la solitude, j’avais le temps de broyer du noir. Il me restait au moins une source de consolation : je goûtais de plus en plus la beauté de la campagne, avec ses paysages de prairies, de bois, de landes et de marécages. La vue, à Kirkby Lonsdale, était particulièrement attrayante. Mes pensées revinrent aux causes de la mort de Myriam, et je m’assis sur une souche pour y réfléchir. La fille était jeune et en bonne santé ; on aurait pu soupçonner une supercherie. Il n’est pas rare qu’un meurtrier se défausse de son crime sur une sorcière ou quelque autre créature surnaturelle. Or, il n’y avait pas trace de blessure. La victime aurait-elle été empoisonnée ? À moins qu’il ne s’agisse d’un décès naturel, et l’expression du visage n’aurait été due qu’à l’horreur d’une douloureuse agonie.
J’espérais découvrir rapidement la vérité. Tout dépendrait de ce que le fantôme se rappellerait de sa mort.
Je finis par faire demi-tour, quittai le cimetière et remontai à la chambre hantée. Je fermai les rideaux. Ayant suspendu mon manteau à une patère, au dos de la porte, j’ôtai mes bottes et m’étendis sur le lit, prêt à agir. J’étais un peu nerveux, comme à chaque fois que j’entreprenais ce genre de tâche, mais je n’avais pas peur. J’avais déjà eu affaire à quantité de fantômes.
J’ai toujours eu une bonne vision dans la demi-obscurité, et aussitôt mes yeux ajustés à la faible clarté lunaire qui filtrait à travers les rideaux, j’observai la chambre avec attention. Il y avait des ombres dans les coins – une particulièrement noire juste sous la fenêtre. Je me demandai un moment si elle était naturelle ou pas. Elle l’était. Ayant conclu qu’il n’y avait là rien qui puisse m’inquiéter, je tendis l’oreille. Il arrive qu’on entende les fantômes à leur insu : tapotements discrets sur les portes ou sur les murs, légers grincements de plancher.
Cette pièce-ci était parfaitement silencieuse. J’avais plusieurs heures devant moi. Je me détendis donc, fermai les yeux et m’abandonnai au sommeil, sachant que je m’éveillerais le moment venu.
C’est ce qui arriva. Tous les épouvanteurs, en tant que septièmes fils de septième fils, possèdent certains pouvoirs. L’un d’eux opérait à cet instant : le frisson glacé qui me parcourait le dos m’annonçait l’approche d’une créature de l’obscur. Avant même d’ouvrir les yeux, j’entendis des pleurs, un bruit de pas allant et venant à côté du lit.
Et je la vis. Elle n’avait sans doute pas plus de dix-sept ans. Ses cheveux étaient noués en chignon au sommet de sa tête. Comme la plupart des fantômes, elle était très pâle, la mort ayant effacé toutes ses couleurs.
Toutes sauf une.
Le devant de sa longue chemise de nuit blanche était imbibé d’un sang écarlate, depuis l’encolure jusqu’à l’ourlet du bas.