11

Un type rare et particulier

image

Je partis à sa recherche. Elle n’avait pas pu aller bien loin.

Je remontai la rue principale en inspectant chaque ruelle, sur ma droite et sur ma gauche.

Le spectre de la vieille l’avait-il persuadée d’ouvrir la porte ? Je ne le pensais pas. Je l’avais mise en garde ; Jenny était intelligente, et elle aurait sûrement résisté, comme moi lorsque j’avais subi le test. Elle avait plutôt cédé à la panique et avait quitté les lieux en courant. Autrement dit, elle avait échoué.

Une heure plus tard, je contemplai le village depuis la pente herbeuse qui menait au terril. Rien ne bougeait. À part les sifflements du vent à travers la colline, tout était silencieux. Ceux qui ne travaillaient pas de nuit à la mine étaient au fond de leurs lits.

J’abandonnai et repartis dans la nuit vers Chipenden. Le doute m’assaillit aussitôt. En vérité, je n’étais pas prêt à former qui que ce soit. En dépit de mes années de pratique, avec un certain nombre de succès à mon actif, je n’étais encore guère plus qu’un apprenti. Il me faudrait au moins cinq ans de plus avant de posséder l’expérience et les connaissances nécessaires, et de savoir les transmettre.

De plus, Jenny était une fille, et je ne connaissais aucun précédent. Ce cas de figure serait problématique. Quel type de pouvoir pouvait bien posséder la septième fille d’une septième fille ? J’avais agi trop vite en m’engageant avec elle ; peut-être pour me racheter après l’avoir laissée entre les mains du Kobalos. Si elle savait se cacher et se rendre presque indétectable, quelle était sa résistance à la magie ? Était-elle réellement capable de voir les morts et de parler avec eux, ainsi qu’elle le prétendait ?

En vérité, j’étais partagé. Sans aucune preuve qu’elle soit vraiment la septième fille d’une septième fille, je m’étais pourtant attendu à ce qu’elle réussisse le test. Je m’étais fait à l’idée de la prendre comme apprentie. Je me sentais très seul. Certes, tel était le lot de tout épouvanteur ; mais depuis la mort de mon maître, j’en souffrais de plus en plus. Alice nous avait abandonnés pour partir définitivement vers l’obscur. J’aurais été heureux d’avoir quelqu’un avec qui habiter, avec qui travailler. Je me rappelais ce qu’Alice m’avait dit, au cours de ma première année d’apprentissage : « Un jour, Tom, cette maison nous appartiendra. Tu ne le sens pas ? »

Ma gorge se serra au souvenir de sa voix prononçant ces mots. Oui, la solitude était une chose terrible.

Quand Jenny m’avait dit son nom, j’étais resté stupéfait, ramené à cette vision du futur provoquée par le mage, à ce prénom ajouté sur le mur de ma chambre, à Chipenden.

Jenny.

Je repoussai cette pensée d’un haussement d’épaules. Aucune prédiction n’est parfaitement fiable. Chacun de nos pas, chacune de nos décisions, bonne ou mauvaise, modifie notre avenir.

Les pas de Jenny l’avaient emmenée dans la mauvaise direction, loin de la cave. Elle avait échoué au test, et son nom ne serait jamais gravé sur le mur.

Je me rappelai soudain avec dépit que la fille avait emporté mon briquet à amadou. Il n’était pas question que je le lui laisse ! Si elle ne revenait pas, c’est moi qui me rendrais à Grimsargh pour le récupérer.

Il ne se passa rien de notable pendant deux jours. Personne ne tira la cloche au carrefour des saules. Aussi, en attendant le retour de Grimalkin, je m’occupai à mes tâches habituelles. Je m’entraînai de longues heures avec la chaîne et le bâton, bien décidé à retrouver mon meilleur niveau, et me vengeant sur la souche du jardin de la déception que m’avait causée Jenny.

Je me replongeai aussi dans les notes prises par l’Épouvanteur, au cas où j’aurais manqué quelque allusion aux Kobalos. Je ne découvris qu’un court chapitre dans le Bestiaire, mais cela me réconfortait de lire les mots de mon maître ; il me semblait entendre sa voix dans ma tête.

John Gregory avait rédigé et illustré cet ouvrage de sa main. Je lus enfin ses phrases de conclusion, où il rappelait la destruction de sa chère bibliothèque, ce précieux héritage laissé par les épouvanteurs du passé à ceux de l’avenir.

Depuis, j’ai eu le temps de repenser à tous ces évènements ; je me sens empli d’une force et d’une détermination nouvelles. Mon combat contre l’obscur continue. Un jour, je reconstituerai ma bibliothèque, et ce livre, mon Bestiaire, sera le premier à être replacé sur ses étagères.

John Gregory
de Chipenden

Avant d’être tué dans la bataille, mon maître avait tenu sa promesse. Il avait rebâti sa maison et sa bibliothèque. Malheureusement, peu de livres précieux garnissaient à présent les étagères. Cette tâche serait la mienne. Pendant les années où je combattrais l’obscur en tant qu’épouvanteur, je m’efforcerais de reconstituer la bibliothèque de Chipenden.

 

Ce fut à l’aube du troisième jour après la disparition de Jenny que Grimalkin se présenta. J’entendis son appel et la rejoignis à la lisière du jardin, prévenant le gobelin qu’elle était là avec ma permission.

Elle était arrivée à cheval, et après avoir ôté une grosse enveloppe de son sac de selle, elle laissa sa monture paître dans le jardin ouest. Elle me salua brièvement, et nous marchâmes vers la maison en silence.

La tueuse était telle que je l’avais toujours connue. Les fourreaux accrochés aux lanières de cuir entrecroisées autour de son corps contenaient ses nombreuses lames. Sa robe était tachée de sang, et je doutais que ce soit le sien.

– Votre jambe vous cause des problèmes ? m’enquis-je.

Elle avait souffert d’une terrible fracture, suite à une attaque des serviteurs du Malin. L’os avait été consolidé par une broche en argent qui, en lui rendant ses forces, lui causait une douleur perpétuelle.

– Pourquoi cette question ?

– Le cheval, dis-je. Autrefois, vous circuliez en marchant ou en courant.

Elle secoua la tête :

– Ma jambe fonctionne comme avant, même si elle me fait mal. J’ai pris un cheval parce qu’il m’a fallu couvrir de longues distances à grande vitesse.

J’acquiesçai de la tête, curieux de savoir où ses voyages avaient pu l’emmener. À mon grand regret, elle ne s’étendit pas sur ce point. Ses occupations de tueuse ne regardaient qu’elle.

Je la fis entrer dans la cuisine :

– Vous avez faim ?

– Un peu d’eau me suffira.

Je lui servis un grand verre, qu’elle avala d’un trait.

– Tu as enterré la créature ? demanda-t-elle.

– Non. J’ai pensé que vous souhaiteriez la voir. Je l’ai laissée dans son repaire.

– Tu as bien fait. Elle doit puer, à présent. Je veux tout de même l’examiner. C’est loin ?

– À quarante-cinq minutes de marche.

– Alors, ne perdons pas de temps. Comment l’as-tu tuée ?

– Avec l’épée que vous m’avez donnée. La bête dispose d’une magie puissante. Comme elle peut changer de taille, elle s’est libérée de ma chaîne en rétrécissant. Je me suis trouvé sans défense, et elle m’a paralysé. Ayant réussi à m’échapper, j’ai couru jusqu’ici pour prendre l’épée.

– Tu l’as sortie de la tombe de John Gregory ?

– Je n’avais pas le choix, reconnus-je, la tête basse. La créature tenait une fille captive et buvait son sang. Elle aurait fini par la tuer.

– Tu as donc eu besoin de l’épée pour survivre… Ce que tu me décris m’évoque une espèce particulière de Kobalos. Tu vois, c’était idiot d’enterrer cette épée ! J’attendais mieux de toi.

Je n’avais rien à dire pour ma défense. Elle avait raison.

– S’il s’agit de la créature à laquelle je pense, reprit Grimalkin, tu as eu de la chance de t’en tirer, même avec l’épée.

– Vous la connaissez ?

– Peut-être. Je ne tarderai pas à le savoir.

Déposant la grosse enveloppe sur la table, elle poursuivit :

– Tiens ! Voici la copie d’un document que ton maître avait autrefois en sa possession. C’est un glossaire des Kobalos, établi par un ancien épouvanteur appelé Nicholas Browne. Je te conseille de l’étudier attentivement.

Je connaissais ce nom. John Gregory le citait dans une note de son Bestiaire. C’est de lui qu’il tenait ses informations sur ce peuple étrange.

– Où avez-vous trouvé ces papiers ?

– Je suis tombée dessus au cours de mes recherches dans les pays du Nord, à la frontière des terres des Kobalos. Ces gens possédaient dans leurs archives une étude de leurs anciens ennemis, une description succincte mais fort utile de leurs coutumes. C’est un bon début. On y ajoutera nos propres données quand on en aura appris davantage.

Je remarquai ce « on ». Elle semblait considérer comme acquis que je me joindrais à elle dans son entreprise.

Comme je prenais l’enveloppe, elle secoua la tête :

– Tu étudieras ça plus tard. Allons plutôt explorer l’antre de cette bête.

Je ne m’encombrai pas de mon bâton. En compagnie de Grimalkin, je n’en aurais pas besoin. À la place, je pris une pelle dans l’appentis et la portai sur mon épaule.

Tout en marchant, je racontai l’histoire en détail : la mort des trois filles, la rencontre avec Jenny qui savait où vivait la créature. Puis notre capture, mon évasion, mon retour avec l’épée juste à temps pour sauver la fille. En revanche, je ne lui dis rien de mon intention de prendre Jenny comme apprentie ni de sa fuite de la maison hantée. C’était un autre sujet.

Nous arrivâmes enfin devant l’énorme chêne. De loin, on entendait déjà le bourdonnement des mouches. Le bruit s’intensifia quand nous pénétrâmes dans le tronc. De grosses mouches bleues couraient sur le cadavre, et sa face grouillait d’asticots. La puanteur était telle que nous dûmes nous boucher le nez.

Grimalkin marmonna une formule, et le bourdonnement cessa. L’essaim de mouches s’affaissa sur le sol, tué par sa magie. Débarrassant le visage de la créature des insectes morts, elle l’examina longuement.

– Que devrais-je faire si je capture une autre de ces entités ? demandai-je, brisant le silence. L’enfermer dans une fosse, comme une sorcière ?

– Tue-la à la première occasion ! décréta la tueuse. Le plus sage serait de lui trancher la langue et de lui coudre les lèvres pour faire bonne mesure. Ces créatures usent d’une magie redoutable. Changer de taille, par exemple, leur est naturel, elles n’ont pas besoin d’utiliser un sort. Et il leur suffit de te souffler au visage pour te rendre inconscient ou annihiler ta volonté.

– Oui, je l’ai appris à mes dépens, soupirai-je.

– Il s’agit d’un type rare et particulier de mage kobalos, reprit Grimalkin. J’en ai rencontré un, dans le Nord. Je suppose que celui-ci est un jeune, qui n’a pas terminé son noviciat, la première étape de leur formation. Néanmoins, garde-toi de les sous-estimer ! Ils sont extrêmement dangereux. Celui que j’ai connu s’appelait Sliter, et c’était un formidable guerrier. Lui, tu ne l’aurais pas tué aussi facilement. Je doute même que tu aurais survécu à la rencontre.

À cette remarque, je me rembrunis.

Saisissant le mage kobalos par les cheveux, elle le tira à l’extérieur et le lâcha à quatre-vingts pas de l’arbre, assez loin des racines :

– Il sera aussi bien ici qu’ailleurs !

Puis elle m’ordonna :

– Toi, tu creuses la tombe. Moi, je vais examiner cette curieuse demeure. Mets la bête dans le trou, et attends pour le reboucher.

– Vous cherchez quelque chose en particulier ?

– Tout ce que je pourrai apprendre sur nos ennemis.