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Le glossaire de Nicholas Browne

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Ayant creusé une fosse et jeté le cadavre dedans, j’appuyai ma bêche contre le tronc de l’arbre et y pénétrai de nouveau. Grimalkin avait ôté le couvercle d’un bocal et reniflait son contenu, une espèce de gelée verdâtre parsemée de particules grises.

– Quelque chose d’intéressant ? demandai-je.

– Ce qui se trouve ici dépasse le plus souvent mes connaissances. Cette matière verte, par exemple, sert probablement à conserver des parcelles de tissu vivant. De quelle créature sont-elles tirées, et pourquoi sont-elles stockées, je n’en ai aucune idée. J’avais l’intention de reprendre dès demain la route du Nord, mais on a mis la main sur un trésor. Je vais rester ici le temps nécessaire – des jours ou des semaines s’il le faut – pour en tirer le maximum d’informations.

J’approuvai de la tête :

– Après avoir rebouché la fosse, je retournerai à la maison. Si vous désirez prendre un repas, vous serez toujours la bienvenue à ma table. Quoi qu’il en soit, faites-moi signe avant de repartir. J’aimerais que vous me disiez ce que vous aurez appris.

– Je m’occuperai de la fosse, déclara Grimalkin. Je veux d’abord examiner le corps. Quant à mes découvertes, tu sauras ce que tu auras besoin de savoir. Même si tu es encore réticent à une alliance pour contrer une éventuelle attaque des Kobalos, tu as fait avancer notre cause de façon significative en m’amenant ici.

– Qui sont vos alliés ?

– Les sorcières de Pendle se joindront à moi pour faire face à la menace que j’ai vue par scrutation. Les peuples du Nord, de l’autre côté de la mer, ont déjà combattu les Kobalos. Eux aussi seront nos alliés. La période est critique. La naissance de Talkus, le dieu des Kobalos, a triplé le pouvoir de leurs mages et donné le signal de la guerre. Un de ces jours, ils sortiront en horde de leur cité, Valkarky, pour s’attaquer aux humains, en commençant par les pays qui bordent leur frontière.

– Ce mage était-il un espion ? demandai-je en désignant le corps.

– C’est plus que probable. Un mage installé sur une haizda – un territoire qu’il s’est approprié – vit généralement seul, à l’écart de ses congénères. Malgré tout, je ne m’attendais pas à en rencontrer un si loin dans le Sud.

Sur ces mots, nous nous séparâmes, et je repris la route de Chipenden. Une remarque de Grimalkin me laissait songeur, pour ne pas dire plus.

Tu sauras ce que tu auras besoin de savoir…

Cela signifiait qu’elle garderait pour elle les autres informations. Pourquoi ? Parce qu’il s’agissait de connaissances en magie noire qui augmenteraient ses propres forces ? Nous avions été proches, autrefois. En refusant de me joindre à sa quête pour détruire les Kobalos, l’année précédente, j’avais creusé un fossé entre nous. Je ne devais pas oublier qu’elle était d’abord une sorcière. En dépit de notre passé commun, nous n’étions pas des allié naturels. Une autre pensée me tourmentait. Grimalkin avait visité Valkarky, la cité des Kobalos ; elle avait déjà une bonne connaissance de nos ennemis. Je m’étais peut-être désintéressé de la confrontation à venir un peu trop légèrement. Mon maître, lui, n’aurait-il pas tout laissé pour accompagner Grimalkin ?

De retour à la maison, je sortis le document rédigé par Nicholas Browne de son enveloppe.

Ce dictionnaire de la langue des Kobalos révélait beaucoup d’éléments sur leur magie et leur culture. Je le parcourus avec intérêt. Mon maître en avait lu jadis une copie, qu’il avait estimée peu fiable. Il n’en faisait qu’une brève allusion dans son Bestiaire.

Je décidai d’en faire un double. Le texte n’était pas très long, ça ne me prendrait qu’une heure ou deux. Je pourrais en conserver ainsi un exemplaire dans la bibliothèque et travailler sur l’autre.

Je laissai des espaces dans ma version, de façon à pouvoir intégrer des éléments nouveaux ainsi que des commentaires, si les définitions de Browne nécessitaient des ajouts ou des corrections.

Ce travail terminé, je relus l’ensemble attentivement, du début à la fin.

Je revins alors sur l’article « Mages ».

Mages : les humains ont plusieurs sortes de mages ; il en est de même pour les Kobalos, bien que, pour un étranger, il soit difficile de les décrire, de les classer et de mesurer leurs pouvoirs. Le rang le plus élevé est sans conteste celui de Haut Mage. Les mages de haizda n’entrent pas dans cette hiérarchie, car ils vivent sur leurs propres territoires, loin de Valkarky.

Browne ne savait apparemment pas grand-chose sur les mages de haizda. Il ne me restait qu’à espérer que Grimalkin comblerait notre ignorance, au cas où j’en rencontrerais un autre. En tout cas, il était exclu d’affronter ce genre de créature sans la Lame-Étoile. Et l’idée qu’il existait beaucoup d’autres types de pouvoirs magiques n’avait rien de rassurant. Les Kobalos m’apparaissaient de plus en plus redoutables.

Je lus ensuite l’article « Boska ».

Boska : souffle d’un mage kobalos utilisé pour provoquer une brusque perte de conscience, la paralysie ou la terreur chez une victime humaine. Les mages varient les effets de la boska en modifiant la composition chimique de leur haleine. Elle peut aussi influer sur le comportement d’un animal.

Je décidai d’entamer ici mes mises à jour en ajoutant mes propres observations.

Note : j’en ai été victime. J’ai été vidé de mes forces. Mais j’avais été pris par surprise. Il est prudent de ne jamais laisser un mage de haizda s’approcher trop près. Une écharpe sur la bouche et le nez ou des boules de cire dans les narines feraient peut-être des protections suffisantes. Tom Ward

Le lendemain, je me remis à mes activités coutumières, rongé par l’impatience. En dehors des trois spectres dont je m’étais occupé, suite à l’incursion du mage, il ne s’était rien passé ces derniers mois. Depuis la bataille de la Pierre des Ward qui avait entraîné la destruction du Malin, l’obscur accordait au Comté une tranquillité inhabituelle. Cependant, le dieu Talkus était né, et les Kobalos s’apprêtaient à partir en guerre pour nous anéantir. Voilà ce qui obsédait Grimalkin. Je doutais qu’elle ait poursuivi sa tâche de tueuse des Malkin : elle avait désormais à combattre d’autres ennemis que ceux de son clan ! Elle avait voyagé, rassemblé des informations sur les Kobalos ; elle examinait à présent l’antre du mage mort. Je me réjouissais d’avoir apporté ma contribution sans cesser de m’interroger : devais-je ou non me mêler de cette affaire ?

En tant qu’Épouvanteur de Chipenden, aucune tâche urgente ne m’attendait, et je me sentais désœuvré. Je décidai donc de me rendre à Grimsargh et de réclamer mon briquet à Jenny. Cet objet qui représentait l’ultime lien avec mon père m’avait tiré plus d’une fois de situations périlleuses.

J’avais espéré encore un peu de chaleur et de soleil avant l’arrivée de l’hiver. Or, il faisait déjà froid pour cette période de l’année. Par chance, le temps était sec, et je me mis en route d’un bon pas.

Quand j’arrivai en vue de la ferme des Calder, Jenny en sortit et referma la porte derrière elle. À croire qu’elle m’attendait. M’avait-elle guetté derrière les rideaux ?

Elle vint vers moi et me tendit le briquet d’un air penaud, en évitant mon regard :

– Je suppose que tu viens chercher ça.

– Tout juste, répondis-je sèchement. Cet objet a pour moi une grande valeur sentimentale. C’est le dernier cadeau que mon père m’a fait avant sa mort.

Je le rangeai soigneusement dans mon sac avant de poursuivre :

– Pourquoi t’es-tu enfuie de la maison hantée ?

– Qu’est-ce que ça peut te faire ? lâcha-t-elle, amère.

– Je pensais que tu montrerais devant des spectres la même bravoure que face à la bête.

– Je n’avais pas le choix, j’étais sa prisonnière.

– Pas dans l’arbre, avant ! Tu as pris le risque de la suivre, tu as découvert son antre.

Elle haussa les épaules :

– À ce moment-là, j’ignorais à quel point la créature était dangereuse.

– Ah oui ? Tu savais qu’elle avait tué trois filles. Tu aurais pu être sa prochaine victime, et tu as persisté ?

– J’avais très peur. J’étais réellement terrifiée. C’était une tueuse, et je devinais qu’elle était très puissante. Je me suis obligée à le faire pour te persuader de me prendre comme apprentie.

– Et au moment où tu allais réussir, tu t’es enfuie de la maison hantée ? Tu as vraiment eu peur au point d’abandonner ton rêve ? Je me rappelle ma propre expérience en ces lieux. Moi aussi, j’étais terrifié. Pourtant, en aucun cas je n’aurais pris la fuite. J’aurais déçu ma mère, qui croyait en moi et voulait que je sois formé par John Gregory. J’ai affronté ma peur et je l’ai repoussée. Tu aurais pu en faire autant. Est-ce au moment où l’ombre est montée de la cave que tu es partie en courant ?

Jenny hocha la tête, et une larme coula le long de sa joue.

– Tu n’as pas combattu ta peur ? insistai-je sévèrement.

Elle se détourna, pas assez vite pour me cacher ses larmes.

– Pourquoi cette fuite ? Il doit y avoir une autre raison. Allons, Jenny, dis-moi tout !

Je me sentais soudain navré pour elle. Elle avait rêvé de devenir épouvanteur, et je comprenais sa souffrance d’avoir échoué à la première difficulté.

– Oui, j’avais peur, dit-elle, sans me faire face. Mais ce n’est pas pour ça que je me suis enfuie. C’est à cause de l’angoisse du mineur et de sa femme. Je savais exactement ce qu’ils ressentaient. Il l’avait tuée parce qu’il était fou de jalousie, et il l’avait aussitôt regretté. Il souffrait comme un damné en l’enterrant parce qu’il l’aimait profondément. Et il l’avait perdue à jamais. Quant à elle, paralysée et encore consciente, elle gisait là dans la terreur d’être enterrée vivante. Et le plus terrible, c’était qu’elle l’aimait aussi. Elle l’aimait autant qu’il l’aimait. Et elle n’avait pas été infidèle. Je vivais chaque instant de son angoisse mortelle. Elle a été déposée vivante dans la fosse, elle a vu son propre mari jeter la terre sur elle jusqu’à ce que l’obscurité l’enveloppe et qu’elle ne puisse plus respirer… Vois-tu, c’est un de mes dons en tant que septième fille d’une septième fille. Je ressens une puissante empathie pour les autres. Je partage parfois leurs émotions si violemment qu’elles deviennent les miennes. Voilà pourquoi je me suis enfuie. Je ne supportais plus de rester près de ce mineur et de sa femme. Quand il est arrivé en haut des escaliers, j’ai dû quitter la maison.

Elle semblait parler avec son cœur, et mon instinct me disait qu’elle ne mentait pas. J’étais impressionné. L’empathie était une qualité très utile pour un apprenti épouvanteur. Elle avait partagé les tourments de ces ombres, ce que j’aurais été incapable de faire.

– Retourne-toi ! dis-je.

Elle obéit, les yeux gonflés, les joues trempées de larmes.

Je lui tendis mon sac :

– Porte ça ! C’est un des avantages d’être le maître : on n’a pas à se charger de son propre sac ! Voilà à quoi sert un apprenti.

Elle me fixa, la mine ahurie :

– Tu me donnes une autre chance ?

– Oui, une seconde chance. La dernière.

Il me restait néanmoins à évaluer ses vraies capacités. L’Épouvanteur imposait à tous ses apprentis le test de la maison hantée. Moi, j’en utiliserais un autre.