En dépit de cette menace, il fallait bien reprendre la routine.
L’après-midi suivant, je mesurai les dimensions de la fosse que Jenny avait creusée sur mes indications.
– Beau boulot, la félicitai-je. Si tu avais réellement un gobelin à enfermer, le maçon et les gréeurs n’auraient plus qu’à se mettre au travail.
Sa colère s’était enfin apaisée, et son visage rayonna.
– Une fois la dalle en position au-dessus de l’ouverture, il te restera trois tâches à accomplir. Tu sais lesquelles ?
Jenny récita :
– Premièrement, enduire les parois de la fosse d’une colle mêlée de sel et de limaille de fer pour empêcher le gobelin de s’échapper. Deuxièmement, préparer l’assiette-appât. Troisièmement, attendre la tombée de la nuit, l’instant où la créature attirée par l’odeur du sang descendra dans le trou. Les gréeurs devront alors être prêts à abaisser la dalle.
– Parfait, approuvai-je, heureux de pouvoir la complimenter. L’exercice pratique de cet après-midi consistera à appliquer la colle.
Je soulevai le couvercle du grand seau que nous avions transporté dans le jardin sud, et Jenny se boucha le nez : la mixture – des os d’animaux bouillis – puait atrocement.
Deux sacs attendaient sur l’herbe, l’un empli de limaille, l’autre de sel.
– Tu vas utiliser un demi-sac de chaque, expliquai-je.
Je tenais ces connaissances de John Gregory, et je me plaisais à les transmettre.
Ayant vidé la moitié des ingrédients dans la colle, Jenny entreprit de remuer le magma visqueux avec un gros bâton. Je veillai à ce que l’opération dure au moins dix minutes, afin que tous les ingrédients soient parfaitement mélangés. J’aidai mon apprentie à descendre le lourd récipient dans la fosse avec une corde. Elle sauta alors au fond du trou et commença à enduire les parois à l’aide d’une brosse.
– Tu dois couvrir chaque pouce de surface, lui rappelai-je. Un gobelin est capable de réduire sa taille au minimum, il profiterait du plus petit espace oublié pour s’échapper. S’il s’agit d’un éventreur, tu serais sa première proie. Il te viderait de ton sang en moins d’une minute. Un lance-cailloux, lui, s’emparerait d’une grosse pierre et t’ouvrirait le crâne comme un œuf. Les gobelins sont dangereux. Une seule erreur, et tu es morte !
Quand Jenny eut fini d’enduire les parois correctement, je lui tendis les mains pour la tirer du trou. Je remontai ensuite le seau et lui montrai comment fixer la brosse au bout d’une perche pour barbouiller le fond.
Elle avait presque terminé quand un appel nous parvint depuis la barrière du jardin ouest. C’était Grimalkin. Ayant prévenu le gobelin de son arrivée, je l’escortai jusqu’à la fosse.
– Je vois que tu fais bien trimer ton apprentie ! s’exclama-t-elle.
Elle me tendit un rouleau de papier attaché avec une ficelle :
– Tiens ! Voici l’ensemble de mes observations ainsi que mes hypothèses concernant le mage de haizda et les Kobalos. Prends-en connaissance. Je reviendrai dans une semaine, et nous en discuterons.
– Vous allez dans le Nord ?
– Au nord-est, précisa-t-elle. J’ai quelques détails à vérifier.
Quand elle nous eut quittés, Jenny et moi allâmes nous laver avant de monter à la bibliothèque. Jenny passa une demi-heure à noter sur son cahier la méthode pour entraver les gobelins tandis que je me plongeais dans les notes de Grimalkin.
Le contenu des bocaux
Tous baignent pour la plupart dans une sorte de gel conservateur et sont d’origine biologique : graines, petits mammifères, reptiles ainsi que des êtres hybrides.
Beaucoup sont encore vivants, conservés dans un état végétatif. Si on plante les graines, elles pousseront. C’est vrai aussi avec les animaux. J’en ai testé trois, ce qui a confirmé mon hypothèse. Tous sont certainement capables de grandir et de se développer, mais je ne saurais dire sous quelle forme sans poursuivre plus loin des expériences potentiellement dangereuses. Nous savons que les Kobalos ont usé de magie noire pour créer des entités très particulières : des constructeurs (les whoskors, qui ne cessent d’étendre les murs de Valkarky) et des combattants (comme le Haggenbrood). Ils pourraient utiliser d’autres créatures pour la guerre. C’est probablement ce que le mage mort préparait ici, en prévision d’une attaque à l’intérieur de nos frontières.
Le premier échantillon animal
J’ai sorti cet échantillon de son gel protecteur (le bocal était étiqueté « Zanti ») et l’ai plongé dans un mélange nutritif (deux dixièmes de sang humain, trois dixièmes d’os de truie écrasés, deux dixièmes de sucre, trois dixièmes de salive humaine).
J’ai placé l’ensemble dans l’environnement le plus puissant que j’aie pu générer – un vaste pentacle contenu dans un cercle de cinquante pieds de diamètre – au centre d’une prairie, à deux cents mètres de l’arbre le plus proche. J’ai également protégé le pentacle des regards scrutateurs grâce à des sorts d’invisibilité et d’intimidation.
Bien qu’impressionné par l’approche méthodique de Grimalkin et l’attention qu’elle portait à chaque détail, je ne pus m’empêcher de frissonner à cette lecture. La tueuse, quels que soient son courage, son intelligence et ses connaissances, s’était attaquée à des forces inconnues. Comme Jenny l’avait observé la veille, elle avait grandement sous-estimé la dangerosité du vartek, une erreur qui aurait pu causer un véritable carnage.
L’échantillon de Grimalkin avait été activé une nuit de pleine lune. Il avait produit une multitude de petites créatures pas plus grosses que des fourmis. Juste avant l’aube, elles s’étaient enfouies dans le sol pour en ressortir le lendemain au crépuscule. À ce moment-là, il n’en restait plus que quelques-unes, qui avaient atteint la taille d’un doigt. Sous terre, elles s’étaient probablement entre-dévorées.
Elles avaient continué ainsi jusqu’à ce que deux seulement survivent : filiformes, d’aspect vaguement humain, avec des mains et des pieds terminés par de longues griffes. La tueuse était alors entrée dans le pentacle pour les tuer. Tout en reconnaissant sa bravoure, je la trouvais un peu trop sûre d’elle. On ne joue pas comme ça avec des entités dont on ne sait rien !
Et ce premier essai ne l’avait pas arrêtée ! Elle avait renouvelé l’expérience avec un autre échantillon. Ces créatures-là, restées en surface, s’étaient entre-dévorées toute la journée et toute la nuit. Leurs longs corps cylindriques comprenaient trois segments, comme ceux des insectes, bien qu’ils aient atteint la taille d’un mouton. Une espèce d’aiguillon, au milieu du front, leur servait à paralyser leurs adversaires. Grimalkin les avait surnommés les piqueurs.
Ces piqueurs avaient le pouvoir d’attirer leurs proies, et le sort de menace qui protégeait le pentacle de toute approche humaine ou animale ne les avait pas empêchés de faire venir des pigeons, des mouettes, des oies, des lièvres, des sangliers, des vaches et même un cerf, avant de diriger enfin leur attention sur la tueuse. Elle avait dû résister à leur volonté pour ne pas pénétrer dans le pentacle. Cette fois, elle s’était montrée prudente et les avait abattus de loin à l’aide de ses armes de jet. Après dissection des cadavres, elle avait découvert que chaque segment de leur corps contenait un cœur, un estomac et un cerveau. Une manipulation ultérieure démontra que si l’un des segments était détruit, la créature pouvait le régénérer. Cette capacité les rendait extrêmement redoutables.
Elle avait fait sa dernière expérience avec les varteks, et c’est là que les choses avaient mal tourné. Après que les petits se soient enterrés dans le sol, un seul avait réapparu. La tueuse ne se doutait pas qu’un deuxième avait survécu. Quand elle comprit que ces créatures mangeaient de la terre et des cailloux, elle utilisa la scrutation. Elle vit qu’un autre vartek creusait une galerie sous le pentacle pour s’échapper. Elle prépara donc une fosse dans l’intention de l’y attirer. Elle n’avait pas prévu que je surgirais avec Jenny au moment où la créature s’enfuyait. Malgré l’aspect terrifiant de ce récit, je ne pus m’empêcher de sourire à sa conclusion : Grimalkin oubliait complètement le rôle que nous avions joué dans la destruction du monstre. Notre apparition inattendue était un contretemps qu’elle préférait visiblement oublier ! Elle ne décrivait pas non plus comment nous avions poursuivi et abattu le deuxième vartek.
Mon sourire s’effaça à l’idée qu’il aurait pu causer la mort de nombreux innocents. Quel serait l’avenir du Comté si de telles créatures y prospéraient ? Dirigées par les Kobalos, elles tailleraient en pièces quiconque les affronterait.
Je sus soudain ce que serait ma contribution à la bibliothèque de l’Épouvanteur. En combinant les informations fournies par le glossaire de Nicholas Browne, les notes de Grimalkin et ce que nous apprendrions par la suite, je pourrais rédiger un Bestiaire des Kobalos. Cet ouvrage serait très utile à ceux qui suivraient mes traces.
Je levai les yeux vers Jenny. Elle bayait aux corneilles, déconcentrée.
– Assez écrit pour aujourd’hui, lui dis-je. Retourne au jardin et entraîne-toi à descendre l’assiette-appât dans la fosse !
C’était un exercice difficile, qui exigeait beaucoup d’habileté. Ça l’occuperait un bon moment.
Elle se leva sans enthousiasme. Elle aurait sûrement préféré continuer à rêvasser.
Dès qu’elle fut partie, je me remis à mes propres études.