Nous commençâmes nos préparatifs dès le lendemain.
Nous achetâmes des provisions, et Grimalkin monta une tente dans le jardin ouest, pour nous montrer ce que serait notre habitation de voyage. Elle ne ressemblait pas à celle qu’utilisait habituellement l’armée du Comté. C’était une structure conique, faite de peaux fixées à cinq longues perches réunies à leur sommet. Chaque perche comportait trois segments démontables qui s’encastraient les uns dans les autres, rendant le matériel plus facile à transporter.
Des pièces rondes – apparemment de la soie – cousues sur les peaux étaient ornées d’une rose rouge du Comté, ce qui conférait une curieuse noblesse à cet abri fonctionnel.
Grimalkin m’avait expliqué sa nécessité pour nos nuits dans le Grand Nord ; elle n’avait pas fait mention des roses. Je me demandais d’où provenait la tente.
L’hiver s’annonçant précoce, je fis l’acquisition, pour Jenny et moi, de longues vestes en peau de mouton que nous porterions sous nos manteaux.
À la fin de la semaine, notre équipement était prêt. Grimalkin, qui avait toujours son cheval, s’en était procuré trois autres – Jenny et moi monterions les deux premiers, le troisième transporterait notre matériel. Je laissai un mot à Judd Brinscall, lui racontant l’attaque des assassins kobalos et le mettant en garde contre d’autres intrusions possibles.
Après quoi, nous chevauchâmes vers l’est. À la fin de cette première journée, nous traversâmes une vallée enfoncée entre deux rangées de hautes collines. Grimalkin allait en tête et je fermais la marche. Le soleil se couchait, amenant l’obscurité. J’en avais déjà plus qu’assez. L’idée de passer de longues semaines sur une selle inconfortable me décourageait d’avance.
Un petit lac apparut devant nous, et Grimalkin décréta que nous camperions sur ses berges.
Tandis qu’elle allait pêcher quelques poissons pour notre souper, elle nous laissa monter la tente. Ce ne fut pas une mince affaire ; notre technique s’améliorerait sûrement au fil du voyage.
Après nous être restaurés, nous restâmes assis un moment autour du feu.
– Alors, cette première étape ? nous interrogea Grimalkin.
– Pénible ! dis-je.
– J’ai les fesses en compote et l’intérieur des cuisses à vif, se plaignit Jenny.
– Vous vous y ferez, nous rassura la tueuse. Aujourd’hui, je vous ai laissé le temps de vous habituer. Demain, on ira un peu plus vite. De l’autre côté de la mer, il faudra foncer. Une longue route nous attend.
Nous nous installâmes pour la nuit. Le sol était dur, mais la tente étonnamment chaude. Enveloppé dans ma couverture, je m’endormis presque aussitôt.
Nous atteignîmes enfin Scarborough, un petit port dominé par un haut château. Nous laissâmes nos chevaux en pension dans une écurie. Le propriétaire nous demanda un prix exorbitant, qu’un simple regard de Grimalkin lui fit baisser de moitié. Ayant déjà fait la traversée à plusieurs reprises, elle savait que nous pourrions acheter de nouvelles montures de l’autre côté de la mer. Puis nous payâmes notre passage avant d’embarquer sur un imposant trois-mâts.
Nos bagages entassés dans la cale, le navire nous emporta lentement loin de notre terre, sur une immense étendue d’eau tranquille. Il n’y avait presque pas de vent. J’avais pourtant ouï dire que la traversée se révélait généralement éprouvante.
– Qu’est-ce qui te tourmente ? me demanda Grimalkin, accoudée près de moi au bastingage. Tu me parais plongé dans de sombres pensées.
La tueuse portait une robe épaisse munie d’un capuchon et des gants. La mer aurait-elle été agitée, elle se serait réfugiée dans sa cabine sous le pont pour éviter les embruns salés. Elle y était vulnérable, même si elle faisait montre d’une plus grande tolérance que les autres sorcières de Pendle.
– Vous m’avez convaincu de la nécessité de cette expédition, dis-je. Pourtant, je ne voudrais pas rester éloigné trop longtemps. J’ai l’impression de manquer à mon devoir envers les gens ; ce n’est pas ce que John Gregory attendait de moi.
– C’est en m’accompagnant que tu les aideras le mieux. La connaissance de l’ennemi que nous acquerrons ensemble permettra peut-être au Comté de survivre. Les Kobalos ne tarderont pas à attaquer les royaumes du Nord. S’ils l’emportent, ils déferleront vers la côte sud. Ils n’auront plus qu’à traverser la mer pour nous envahir. Comparé à celui du Malin, ce nouveau visage de l’obscur est bien pire. Les Kobalos ont la ferme intention de réduire l’humanité en esclavage ou de la détruire, il n’y a aucun doute là-dessus.
– Nous serons de retour dans deux mois ? Vous me le promettez ?
– Je ferai mon possible. Dès que nous aurons débarqué, nous monterons vers des régions où la glace et la neige règnent toute l’année. Nous ne sommes qu’en septembre. À l’approche de l’hiver, le froid descendra vers le sud. Mais nous ne devrions pas avoir besoin de monter trop haut pour trouver les informations qu’il nous faut. Alors, nous repartirons, et nous gagnerons la neige de vitesse.
Le temps changea brusquement, et nous fûmes bientôt cinglés par des rafales de vent glacé. La mer enfla. Jenny fut malade la première, puis ce fut mon tour de vomir mon petit déjeuner. Je ne sus pas quels effets la tempête avait sur Grimalkin ; dès les premières éclaboussures d’eau salée, elle se retira dans sa cabine.
Nous accostâmes dans un port appelé Amstelredamme. Grimalkin embaucha un pêcheur pour nous mener jusqu’à une petite ville en remontant un fleuve. Là, le tenancier de vastes écuries accueillit la tueuse avec un profond salut et en lui donnant du « Mam’ ». Visiblement, ils avaient déjà fait affaire ensemble. On nous fournit quatre excellentes bêtes. Grimalkin paya. Elle semblait posséder une somme d’argent inépuisable, le plus souvent sous forme de pièces d’or, qu’elle appelait sa « caisse de guerre ».
Une partie de nos provisions tenait dans des sacoches attachées à nos selles. Le quatrième cheval transportait la tente ainsi que le reste de notre nourriture et de notre équipement.
Quand notre convoi s’ébranla, Jenny flatta l’encolure de sa jument en lui chuchotant quelque chose à l’oreille. C’était une bête magnifique, au caractère amical, et malgré ses réticences premières, mon apprentie semblait heureuse de la chevaucher. Ce que voyant, Grimalkin secoua la tête d’un air réprobateur.
– Ne t’attache pas trop à cet animal, petite. Nous irons à vive allure et devrons changer de montures à mesure qu’elles s’épuiseront.
Je me demandai comme nous tiendrions le rythme, Jenny et moi, quels que soient les chevaux.
Nous étions maintenant en terre étrangère ; pourtant, je lui trouvais beaucoup de similitudes avec certaines régions du Comté : une vaste plaine moussue sous un ciel immense, des hommes ramassant de la tourbe qu’ils pelletaient sur des charrettes. Cependant, une longue route s’ouvrait devant nous, qui nous mènerait sans doute vers d’autres paysages.
Grimalkin tint parole : nous galopâmes de l’aube au crépuscule, ne faisant halte que pour nourrir et abreuver les chevaux. Nous prenions notre repas de midi en selle et un dîner chaud à la nuit tombée. Deux jours plus tard, dans une autre petite ville, nous échangeâmes nos bêtes épuisées contre des fraîches.
Pour le moment, nous dormions dans nos couvertures sans monter la tente. La température se montrait beaucoup plus clémente que dans le Comté. Un vent du sud nous soufflait dans le dos, et les sabots des chevaux soulevaient des nuages de poussière, si bien que nous devions nous protéger le nez et la bouche avec des écharpes.
Au bout d’une semaine, le vent tourna, rendant les nuits froides. Au petit jour, l’herbe était blanche de givre. Dès lors, il nous fallut monter la tente chaque soir et la démonter chaque matin.
La plaine que nous traversions était immense et très peu habitée. Nous évitions les rares villes et changions de chevaux dans des villages ou des auberges isolées, où Grimalkin semblait toujours connue du tenancier. Elle avait visiblement parcouru cette route plusieurs fois.
Un soir de la deuxième semaine, alors qu’assis près du feu nous écoutions le hurlement lointain des loups, Grimalkin nous en apprit un peu plus sur le but de notre voyage.
– Nous avons déjà traversé trois pays. Une fois leurs armées levées, ils formeront au moins temporairement une barrière face aux Kobalos. Demain, nous entrerons dans une des principautés qui bordent le territoire de nos ennemis. Et nous rencontrerons notre premier Kobalos.
– Un seul ? m’étonnai-je.
Grimalkin hocha la tête, les yeux aussi brillants que les étoiles qui clignotaient au-dessus de nos têtes :
– Il existe chez les Kobalos de nombreuses catégories de mages, et presque autant de confréries d’assassins. Comme je vous le disais à Chipenden, les Shaiksa sont particulièrement redoutables – Nicholas Browne les cite dans son glossaire. Il y a juste un an, l’un d’eux s’est présenté à la frontière de la principauté de Polyznia. Il a lancé un défi, offrant d’affronter un champion humain en combat singulier – du moins celui qui oserait accepter, car il a rapidement démontré ses capacités à défaire sur-le-champ n’importe quel rival. Il a pour nom Kauspetnd. Je le tiens pour le plus formidable de sa confrérie.
Je trouvai étrange la démarche de ce personnage, mais Jenny parla avant moi :
– Et alors ? Qu’est-ce qu’il espérait de ça, à part la mort de ses adversaires ?
– Bonne question, petite ! approuva Grimalkin. N’oublie pas que nous sommes face à des esprits étrangers. Les assassins Shaiksa ne vivent que pour se battre et tuer ; ils aiment faire étalage de leurs prouesses. Cependant, un élément nouveau est intervenu. Je crois que le mage que ton maître a abattu était plus qu’un espion : tout en rassemblant des informations, il testait nos forces et nos faiblesses avant le début de la guerre. Et c’est précisément ce que cet assassin Shaiksa fait, à sa façon.
– Il cherche à démontrer sa supériorité ? demandai-je.
– Exactement. Son but est de démoraliser les humains en répandant parmi eux la croyance en la supériorité des Kobalos. Il épouvante les soldats. C’est sa fierté de représenter à lui seul l’avant-garde de l’armée kobalos.
– Et ça marche ? Qu’en pensent ceux qui ont assisté à la défaite de leurs champions ?
– Des émissaires envoyés par les principautés du Nord – et dans certains cas les princes en personne – se sont rassemblés sur la rive sud du fleuve qui marque la frontière avec le territoire des Kobalos. L’assassin Shaiksa campe sur la rive opposée ; chaque jour, il les provoque. Et si aucun d’eux ne relève son défi, il les abreuve d’injures et de sarcasmes.
– Les princes ne défendent pas eux-mêmes leur honneur ?
– Au début, ils confiaient cette tâche à des seigneurs de guerre locaux, ces espèces de bandits qui leur font allégeance, obtenant en retour le droit de bâtir des forts au croisement des grandes routes pour extorquer un droit de passage aux voyageurs. À présent, la plupart font appel à des combattants aguerris. À chaque fois, l’assassin les tue. Le jour où un prince a trouvé assez de courage pour affronter Kauspetnd, il n’a pas tenu une minute.
– Et vous espérez simplement en apprendre davantage sur l’assassin Skaiska en vous rendant là-bas ? Ou y a-t-il autre chose que vous ne m’avez pas dit ?
Grimalkin eut un sourire qui lui découvrit les dents :
– Tu le sauras en temps voulu.
– C’est maintenant que je veux savoir, insistai-je en la fixant dans les yeux.
– Je vais étudier la technique de cet individu. Le moment venu, je ferai bon usage de ce que j’aurais appris, et l’heure de sa mort finira par sonner.
Le hurlement lointain d’un loup me donna le frisson. Il rendait palpable la présence du danger.
Le lendemain peu avant midi, Grimalkin partit seule en reconnaissance sur la rive du fleuve.
Je profitai de ses deux heures d’absence pour expliquer à Jenny les différentes catégories de gobelins et la meilleure façon d’en venir à bout. Ce faisant, je revoyais le visage de mon maître au temps où il m’enseignait ces éléments, et j’avais du mal à me concentrer. Je croyais encore entendre sa voix.
– Face aux gobelins, il convient de respecter quatre phases – faciles à mémoriser grâce à l’acronyme NIET : négocier, intimider, entraver, tuer –, la dernière ne servant qu’en ultime recours. Un gobelin se laisse parfois persuader de quitter les lieux où il cause des problèmes.
Je laissai Jenny noter dans son cahier. Soudain, elle cessa d’écrire. Levant les yeux, elle demanda à brûle-pourpoint :
– Tu fais confiance à Grimalkin ?
– C’est une tueuse, et elle a ses propres motivations. Cependant, elle s’est toujours montrée une alliée sûre, et nous défendons la même cause en combattant les Kobalos. Donc, oui, je lui fais confiance.
– On défend peut-être la même cause, mais au sujet des Kobalos, elle a quelque chose d’exalté. Tu as vu son expression quand elle en parle ?
Jetant quelques bûches sur le feu pour combattre le froid, j’approuvai de la tête :
– Elle a déjà croisé le fer avec eux. Elle a séjourné dans leur cité, Valkarky. Elle a vu de ses yeux les femmes tenues en esclavage. Elle se sent un devoir envers elles. Bien qu’elles ne soient pas sorcières, elle les considère comme des sœurs opprimées. Elle s’est juré de les délivrer et de vaincre leurs persécuteurs.
– Je comprends ça et je ne peux pas le lui reprocher, concéda Jenny. Si j’avais son pouvoir, j’agirais de même. Malgré tout, je n’aime pas cette flamme fanatique dans son regard. Les gens comme elle sont capables de n’importe quoi pour arriver à leurs fins. Ils se servent des autres, ils les sacrifient s’il le faut.
Je ne répondis rien. J’avais une certaine expérience de ce genre de situation. En dépit de son amour pour moi, ma propre mère s’était montrée prête à m’utiliser pour détruire le Malin. Il m’était encore pénible d’y penser. Quand elle avait exigé de moi de sacrifier Alice, j’en avais été malade. Et je me détestais d’avoir pu prendre pareille demande en considération. Je voyais très bien ce que Jenny voulait dire.
Mon apprentie me jeta un coup d’œil circonspect. Devinant que ses mots m’avaient troublé, elle changea de sujet :
– Si tu me parlais des sorcières plutôt que des gobelins ? Puisqu’on voyage avec l’une d’elles, ça me serait utile d’en savoir un peu plus sur les clans vivant dans le Comté.
Elle m’avait déjà fait cette demande, et son insistance m’agaça.
– La première année, mon maître commençait toujours par l’étude des gobelins, répliquai-je. J’ai repris ses habitudes. Mais je lui avais posé cette question moi aussi.
Je ne m’en souvenais que trop bien ! Dans les premières semaines de mon apprentissage, m’étant trouvé face à deux redoutables sorcières de Pendle – Lizzy l’Osseuse et Mère Malkin –, j’avais regretté de ne pas avoir étudié ce type de créatures.
Je décidai alors de briser les règles du passé et de trouver ma propre façon de faire.
– D’accord, on va s’y prendre autrement. Les gobelins attendront l’année prochaine. Dès demain, je t’enseigne ce qu’il faut savoir sur les sorcières.
Le visage de Jenny s’éclaira. Puis il se rembrunit :
– Il faut que je te dise quelque chose.
– N’aie pas peur d’exprimer ce que tu as sur le cœur ! J’ai fait bien des cachotteries à John Gregory, et je regrette à présent de ne pas avoir été plus honnête avec lui.
– Eh bien, ça s’est produit à plusieurs reprises, quand j’étais assise sur le banc du jardin ouest, occupée à écrire dans mon cahier – jamais quand tu me donnais tes leçons. J’ai senti qu’on m’observait. J’ai levé les yeux. Et dans l’ombre des arbres, j’ai vu une fille qui me fixait d’un air furieux.
Mon cœur battit soudain plus vite :
– À quoi ressemblait-elle ?
– À peu près de ma taille, jolie, mince, les cheveux noirs. Dès que je posais les yeux sur elle, son image s’évanouissait. La première fois, j’ai cru à une illusion. Puis j’ai été sûre de sa présence. C’est une sorcière ? Elle disparaît par magie ? Et comment entre-t-elle dans le jardin ? Le gobelin est supposé le garder, non ?
Le nom m’échappa avant que j’aie pu le retenir :
– Alice !
– Qui est Alice ? Et pourquoi est-elle en colère contre moi ?