– Moi ? m’exclamai-je, abasourdi. Tuer l’assassin ? Comment ? Personne n’est aussi habile que lui au combat, sauf vous.
Grimalkin rétorqua, inflexible :
– J’ai déjà détecté chez lui deux points faibles. J’en trouverai d’autres. Après quoi, je t’entraînerai de façon à ce que ta victoire soit assurée.
– Pourquoi ne pas le tuer vous-même ? protestai-je. Avec la Lame-Étoile, vous repousseriez ses pouvoirs magiques.
– Tu n’as donc pas écouté ce que je t’ai dit ? La Lame-Étoile n’est faite que pour toi. Elle ne protège que toi. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de ce type de protection pour combattre le Shaiksa ; nous mettons l’un et l’autre un point d’honneur à ne pas employer la magie. Je pourrais le tuer avec mes propres armes. Mais c’est toi qui dois le faire. Et tu utiliseras la Lame-Étoile parce que tu l’as parfaitement en main.
– Pourquoi pas vous ? insistai-je.
– Ma victoire ne servirait à rien parce que je suis une femme – et sorcière de surcroît. Ces principautés du Nord et ces seigneurs de guerre minables ne me suivraient pas. Toi, tu es un mâle, et bientôt, tu feras état de ton lignage.
– Mon lignage ? Qu’entendez-vous par là ?
– Aucun prince ne daignerait se mettre aux ordres d’un homme du commun tel que toi. Nous devrons donc exagérer ton statut. Ne t’inquiète pas ! Ces royaumes sont très éloignés de ta terre natale. Ils ne savent rien du Comté. Ils t’accepteront pour chef. À contrecœur, mais ils t’accepteront. Alors, nous utiliserons cette armée pour tester les défenses des Kobalos et en apprendre un peu plus sur eux.
– Ce n’est pas ce que vous m’avez dit avant notre départ, l’accusai-je. Ce devait être une mission de reconnaissance, pas une offensive militaire !
– Ce ne sera qu’un simple raid. Plus tard, je te ferai part de mes intentions.
– Je continue de penser que vous tueriez Kauspetnd plus sûrement et plus aisément que moi. Vous êtes experte en métamorphoses. Pourquoi ne pas prendre ma place ?
Grimalkin secoua la tête :
– Je ne change pas de forme à la manière des lamias. C’est à peine si je sais créer une illusion autour de ma personne.
– Cette illusion résisterait à l’examen, non ?
Avant qu’elle ait pu protester, j’enchaînai :
– Je pourrais m’esquiver, et vous combattriez l’assassin sous mon apparence.
– Non. Nous devrons être présents tous les deux. Dès que tu auras expédié le Shaiksa, cet assortiment disparate de petits seigneurs te mettra au défi. Pour le moment, ils regardent leur adversaire avec crainte. Lui mort, ils se convaincront très vite que tu as simplement eu de la chance. Sauf que tu n’auras pas besoin de les combattre : je me présenterai comme ton champion. Leurs règles le permettent, et ils seront obligés de m’affronter. J’en tuerai autant qu’il le faudra, jusqu’à ce qu’ils t’acceptent pour chef.
– C’est cuit ! nous appela Jenny en ôtant les broches du feu.
Je pris ma part de lapin avec gratitude, espérant chasser un moment de mon esprit le plan téméraire de la tueuse.
Jenny me lança un coup d’œil entendu. À elle non plus, ces projets ne disaient rien qui vaille.
Mon estomac bien rempli me rendit somnolent ; mes paupières se fermaient toutes seules. Une heure après, nous dormions profondément sous la tente.
Mon réveil fut brutal.
Grimalkin me secouait rudement en me sifflant à l’oreille :
– Debout ! Enfile ça ! Et fais-toi aussi présentable que possible !
Elle me colla une pile de vêtements pliés dans les bras :
– Dans cinq minutes, tu sortiras avec dignité. Tu fixeras nos visiteurs dans les yeux ; s’ils s’inclinent, tu les salueras d’un simple signe de tête. Joue ton rôle avec conviction, et ça se passera bien.
Dès qu’elle fut partie, j’examinai ces habits à la lumière d’une chandelle : une tunique brodée taillée dans un satin coûteux, des pantalons élégamment coupés. La dernière pièce, une épaisse cape de laine, se fermait avec une agrafe en forme de rose. Grimalkin avait dû les commander dans le Comté et les cacher dans ses bagages personnels.
Encore à moitié engourdi, je n’avais aucune envie d’enfiler cette étrange tenue ni de prétendre être ce que je n’étais pas. Et je sentis monter la colère.
Grimalkin avait prévu chaque détail. Elle avait toujours eu l’intention de m’envoyer combattre Kauspetnd. Son dessein était clair depuis le début, j’en étais la pièce centrale et elle allait se servir de moi.
Après m’être habillé, j’enfilai mes chaussettes et mes bottes. Je me frottai les yeux pour chasser les dernières traces de sommeil et m’aspergeai le visage d’eau froide, enviant Jenny qui dormait profondément, enroulée dans sa couverture.
Enfin, je pris une grande inspiration et sortis de la tente.
Cinq hommes en arme faisaient face à Grimalkin ; quatre étaient à cheval, le cinquième avait mis pied à terre. Ce dernier portait une armure de grand prix, avec une cotte de mailles qui lui descendait aux genoux et un plastron de métal dans lequel je me reflétais. Il était très grand, la bouche masquée par une épaisse moustache noire. Ses sourcils noirs se rejoignaient au milieu, comme ceux de mon frère Jack.
Grimalkin s’adressa à lui dans la langue du pays, le losta, commune aux Kobalos et aux peuples du Nord. Puis elle se tourna vers moi, s’inclina et traduisit :
– Je lui ai dit que tu étais le prince Thomas, le plus jeune fils du roi de Caster.
Avec un sourire, elle ajouta :
– Ça sonne mieux que de te présenter comme un fils de fermier !
J’eus le plus grand mal à ne pas rester la mâchoire pendante comme un idiot. L’homme m’examina longuement, à croire qu’il prenait les mesures de mon cercueil. Puis il s’inclina à son tour. Me rappelant la consigne de Grimalkin, je répondis d’un bref signe de tête.
Le soldat s’adressa à moi avec vivacité. Je ne comprenais rien, mais le ton de sa voix et ses froncements de sourcils étaient suffisamment éloquents. Il commença avec une grande arrogance qui se changea en étonnement au fil de sa conversation avec Grimalkin.
– Son nom est Majcher, me traduisit celle-ci. Il est le Grand Intendant du prince Stanislaw de Polyznia. Tous ceux qui se sont rassemblés sur cette rive ont apparemment payé une taxe pour obtenir ce privilège. C’est pourquoi il nous fait l’honneur de sa visite. Maintenant qu’il sait qui tu es, cela n’est plus de règle : un personnage de sang royal et sa suite en sont exemptés.
Grimalkin baissa un peu la voix :
– On en arrive à notre principal problème : il s’étonne que tu voyages avec une si petite escorte. Il doute de ton identité…
J’ouvris la bouche et la refermai aussitôt, car la tueuse avait repris la parole. Elle la garda longtemps…
De nouveau, elle se tourna vers moi pour traduire ses propos :
– Je lui ai dit que tu étais le septième et le plus jeune fils de ton père ; un enfant bien-aimé qu’on couve pour le garder loin de tout danger, ce qui contrarie ton goût inné pour l’aventure. Aussi, quand tu as entendu parler des évènements en cours sur la rive de la Shanna, tu t’es enfui dans la nuit pour défier l’assassin Shaiksa. Ton père le roi, très inquiet, m’a envoyée avec une servante pour veiller sur toi. Ta suite est en route et nous rejoindra bientôt.
– Mais nous savons qu’elle ne viendra pas ! Qu’arrivera-t-il quand ils s’en apercevront ?
– On s’inquiétera de ça plus tard. Maintenant, je vais me renseigner sur le protocole à respecter pour défier Kauspetnd.
Elle s’adressa encore une fois à l’intendant en losta. Cela dura un moment. Enfin, Grimalkin me résuma leur conversation.
– C’est à mon tour d’être sur la sellette, fit-elle, une lueur d’amusement dans les yeux. Il a trouvé étrange qu’on ait confié à une femme le soin de te protéger. Je lui ai confirmé ce qu’il suspectait : que j’étais sorcière. Chacun de ces princes prend à son service un magowie qu’il consulte au besoin. J’ai prétendu que, dans nos contrées, les sorcières tenaient un rôle similaire. Et que, passée maître dans les arts du combat, j’étais également le champion de ton père. Qui mieux que moi aurait pu être ton protecteur ?
– Et il l’a cru ?
La tueuse haussa les épaules :
– Plus ou moins… Mais c’est le prince, que ses sujets surnomment le Loup de Polyznia, qu’il faut convaincre. À présent, Majcher va lui faire son rapport. Quand nous serons en présence de ce noble personnage, je faciliterai les choses avec un peu de magie.
L’intendant m’adressa un signe de tête, enfourcha son cheval et s’éloigna avec son escorte.
– Jusqu’ici, tout va bien, sourit la tueuse.
Les cinq hommes furent de retour, à pied, avant midi. Après un bref échange, Grimalkin me traduisit :
– Le prince Stanislaw nous accorde une audience. Nous devrons nous présenter sans armes. Le Grand Intentant nous escortera à l’aller et au retour ; il répond de notre vie sur la sienne.
– Et vous le croyez ?
– Je pense qu’il dit la vérité. Que veux-tu ! Notre entreprise n’est pas sans risque, et nous ne sommes pas en position de refuser.
J’acquiesçai donc. Grimalkin ôta ses lames de leurs fourreaux et tendit ses ciseaux à Jenny. Moi, je lui confiai la Lame-Étoile. Je n’aurais jamais imaginé voir un jour la tueuse volontairement désarmée. Et à la façon dont Jenny la regardait, je compris qu’elle était aussi étonnée que moi.
– Garde le campement, ma fille ! lui lança Grimalkin avant de se mettre en route.
Visiblement, ma soi-disant servante n’appréciait guère d’être laissée ainsi sur la touche. Je lui avais raconté les évènements de la nuit passée, et le plan de Grimalkin l’inquiétait. Elle aurait voulu venir avec nous.
– Vous ne pourriez pas défendre encore une fois nos affaires par magie ? demandai-je à la tueuse.
– Non, il ne faut pas éveiller les soupçons. La fille est censée être au service d’un prince. Elle ne t’accompagnerait pas chez un autre personnage de sang royal, tandis que moi, je suis ton champion.
Sans aucun sort de protection, il fallait que l’un de nous reste sur place ; sinon, au retour, nous ne retrouverions sans doute ni chevaux, ni armes, ni provisions. Si Jenny n’était pas de taille à repousser une bande de voleurs déterminés, sa présence suffirait à décourager d’éventuels chapardeurs.
Le Grand Intendant marchait en tête, et son escorte nous suivait. Nous traversâmes le camp, longeant des tentes de tailles variées, jusqu’à parvenir devant un cercle de feux et de gardes armés de lances. Là se dressait un pavillon d’une taille impressionnante ; trois maisons du Comté y auraient tenu à l’aise. Au lieu du cône habituel recouvert de peaux, c’était une masse oblongue faite d’une lourde toile brune.
J’étais mal à l’aise et passablement effrayé. Même si nous arrivions à convaincre ce prince de me laisser affronter le Shaiksa, je ne voyais comme perspective que l’échec et la mort. Je ne partageais pas l’optimisme de Grimalkin. Comment pouvais-je espérer vaincre un ennemi aussi formidable en combat singulier ?
Majcher nous arrêta sur le seuil d’un froncement de sourcils et pénétra sous la tente, nous laissant sous l’œil vigilant des gardes. Quand il réapparut, il échangea quelques mots avec Grimalkin. Puis il tint le pan relevé pour que nous entrions sans devoir baisser la tête.
L’intérieur me stupéfia. Il était digne d’un palais. Des tapisseries de soie cachaient les parois de toile brune. Au centre s’élevait un dais en bois poli, orné de précieux tapis de laine. Il abritait un trône énorme, fait d’un alliage d’argent. Le prince Stanislaw, un homme de grande taille, aux cheveux gris coupés ras, au gros nez et aux yeux rapprochés, s’y tenait affalé. Il avait visiblement dépassé la cinquantaine.
Je m’étais toujours imaginé un prince comme un jeune homme attendant de succéder à son vieux père. Or, nous n’étions pas dans un royaume mais dans une principauté, et il en était le gouvernant.
Derrière le trône se tenait un guerrier au poitrail aussi large qu’un tonneau, les bras croisés, le visage fermé. Son plastron était gravé aux armes de son maître : un loup hurlant à la lune. Notre arrivée n’avait pas vraiment l’air de le réjouir.
Grimalkin s’inclina très bas et dit quelques mots en me désignant. J’étais supposé être de sang royal, je n’accordai donc à notre hôte qu’un bref salut, à peine un signe de tête. Il me fixa en silence, tel un prédateur calculant la distance qui le sépare de sa proie. Enfin, il m’adressa un sourire condescendant et s’adressa à la tueuse.
– Il te conseille de retourner chez ton père, me traduisit-elle. Ta jeunesse ne lui fait pas bonne impression. Selon lui, son nouveau champion – le gros costaud qui nous dévisage si aimablement – a une vraie chance contre Kauspetnd.
Je retins un soupir de soulagement. Ce prince à la mine résolue ne se laisserait pas manipuler. Voilà qui mettrait peut-être un terme aux projets de Grimalkin. À moins qu’elle ne fasse usage de magie pour le soumettre à sa volonté.
– En dépit de la prophétie des magowies, poursuivit celle-ci, les princes conservent leur autorité sur les évènements. Si son champion est vainqueur, le prince Stanislaw conduira l’attaque contre les Kobalos. Il en tirera gloire et prestige. Je vais lui annoncer que tu es prêt à affronter son champion pour gagner le droit de combattre le Shaiksa. Ils ne seront pas en mesure de refuser, car il y a des précédents. La lutte pour le pouvoir fait rage, ici. En tant que ton champion, je peux me battre à ta place, mais il serait préférable que tu démontres ta bravoure et ta maîtrise des armes.
J’ouvris la bouche pour protester ; le regard impérieux de Grimalkin me réduisit au silence. Puis son expression s’adoucit, et elle ajouta, la mine satisfaite :
– Ça se passe pour le mieux !