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La cloche sonne au carrefour

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Je passai l’après-midi dans la bibliothèque. La maison avait brûlé deux ans plus tôt, et l’importante collection de livres de John Gregory, dont la plupart avaient été écrits par des générations d’épouvanteurs, avait été détruite.

Cette collection était difficile à reconstituer. Les étagères neuves restaient presque vides, peu de volumes y ayant encore été disposés. On y trouvait surtout les cahiers de notes prises par moi et par mon maître, ainsi que son Bestiaire. Il y avait recensé les diverses entités auxquelles il s’était affronté à l’époque où il défendait le Comté contre l’obscur.

Assis au bureau, je commençai par inscrire les évènements de la veille dans mon cahier. John Gregory aurait certainement eu beaucoup à dire à leur sujet. Dorénavant, j’étais seul ; c’était à moi de leur donner un sens. Aucun ouvrage de la bibliothèque ne pouvant m’y aider, je tâtonnais. Il me fallait établir un plan.

Je me réveillai le lendemain matin sans la moindre réponse en tête ; le mystère demeurait entier. Il était encore trop tôt pour que je descende prendre le petit déjeuner. Le gobelin se montrait furieux si on entrait dans la cuisine avant que le repas soit prêt, et il valait mieux ne pas irriter une créature aussi imprévisible.

 

Je sortis donc pour gagner le jardin ouest. Je le trouvais favorable à la réflexion. Le temps avait changé, et je fus surpris de voir l’herbe couverte d’une mince pellicule de givre. Il faisait étrangement froid, en ces derniers jours d’août. Même dans le Comté, réputé pour ses frimas, les premières gelées n’arrivent que fin septembre ou début octobre. Voilà qui promettait un hiver précoce et particulièrement rigoureux.

Assis sur le banc, je laissai mon regard errer sur l’horizon de landes en écoutant le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes. C’était là que mon maître me donnait la plupart de ses leçons. Je prenais des notes tandis qu’il marchait de long en large.

Sa tombe était toute proche, l’herbe avait déjà recouvert le monticule de terre. Je lus l’épitaphe gravée sur la stèle ; j’en avais choisi chaque mot :

 

CI-GÎT

JOHN GREGORY DE CHIPENDEN,

LE PLUS GRAND ÉPOUVANTEUR

DU COMTÉ

 

Oui, il avait bien servi le Comté. Il avait été un bon maître. À ce souvenir, mes yeux s’emplirent de larmes.

Je revoyais ces longues années où il m’avait formé, je me rappelais ses mises en garde contre l’obscur, ses instructions pour y faire face. Nous avions affronté quantité d’adversaires, et les sorcières pernicieuses avaient été nos ennemies les plus redoutables. Nous en avions combattu, nous en avions capturé, nous en avions enfermé dans des fosses creusées dans le jardin.

Puis les conditions avaient changé. Nos forces n’étant plus suffisantes, nous avions dû accepter un compromis, dans l’espoir de détruire définitivement le Malin. C’est ainsi qu’en dépit des réticences de mon maître, nous avions conclu une alliance avec Grimalkin, la tueuse du clan Malkin.

Grimalkin nous avait aidés à maintes occasions, je ne l’oubliais pas. Elle avait forgé une épée spécialement conçue pour moi, et je m’en étais servi lors de notre ultime combat contre le Malin ; cette épée, dès que je la tenais, me protégeait des effets de la magie noire. Grimalkin l’avait nommée la Lame-Étoile, parce qu’elle avait été façonnée à partir d’un météorite.

Je l’avais portée avec reconnaissance pendant la bataille. Après quoi, écœuré par tant de tueries et accablé par la mort de John Gregory, j’avais juré de ne plus l’utiliser. Je deviendrais Épouvanteur selon les principes de mon maître et n’aurais d’autres armes que celles de notre profession.

Le tintement de la cloche, au carrefour des saules, me tira soudain de mes pensées. Je retournai à la maison et enfilai mon manteau. Ayant pris au passage mon bâton, appuyé au mur près de la porte, je partis à grands pas.

À l’instant où je quittais le soleil du matin et pénétrais sous l’ombre des arbres, la cloche se tut. Cela se produisait parfois. Les gens perdaient patience et repartaient chez eux. Ou alors, trop nerveux à l’idée de rencontrer un épouvanteur, ils se persuadaient que personne ne viendrait et fichaient le camp avant notre arrivée.

Je crus d’abord que c’était le cas. La corde dansait encore, et la cloche finissait de se balancer. Le bruit de mes pas sur le sentier avait peut-être dissuadé le visiteur. Néanmoins, qui que ce soit, il avait besoin d’aide ; je me mis donc à sa poursuite.

J’examinai l’herbe aplatie, cherchant une trace quelconque.

– J’allais m’en aller ! lança une voix derrière mon dos. J’ai cru que tu étais parti ailleurs.

Je fis volte-face, agacé. La fille de la veille me dévisageait en souriant, les bras croisés, fermement campée sur ses jambes.

– Je pensais m’être exprimé clairement, rétorquai-je. Tu perds ton temps et tu me fais perdre le mien. Je n’ai ni désir ni besoin d’un apprenti.

– Un homme ne sait pas ce qu’il veut tant qu’il ne l’a pas. Après quoi, il se demande comment il a pu s’en passer.

Résistant à son sourire contagieux, je tentai une autre approche :

– Écoute ! C’est un métier extrêmement dangereux. Beaucoup de ceux qui s’y préparent n’achèvent pas leur formation. J’ai été le dernier apprenti de mon maître, et il en avait eu vingt-neuf avant moi. Un tiers d’entre eux a péri de mort violente. Celui qui m’a précédé, Billy Bradley, a eu la main prise sous la dalle qu’il abaissait pour enfermer un éventreur. Le gobelin lui a tranché les doigts d’un coup de dents ; le choc et l’hémorragie l’ont tué.

– Ce sont des choses qui arrivent, commenta-t-elle, la mine grave. J’avais un cousin cultivateur. Il a été écrasé par un tombereau. Il a mis presque une semaine à mourir. Ses cris empêchaient tout le village de dormir.

– Je suis désolé pour ton cousin, mais c’était un simple accident. Ma charge est une lutte permanente contre les créatures de l’obscur ; elles ne manquent aucune occasion de tuer. Le propre maître de John Gregory, Henry Horrocks, traquait une fois un gobelin du type briseur d’os. Alors qu’il traversait un champ en compagnie de son apprenti, le gobelin a surgi sans crier gare et a arraché la main du garçon. Il était manipulé par une sorcière, qui voulait récupérer les os du pouce. Le pauvre garçon est mort, Horrocks n’a pas pu le sauver. Si tu deviens mon apprentie, tu ne survivras peut-être pas six mois.

Le visage de la fille s’illumina :

– Donc, tu envisages cette possibilité ?

Je secouai la tête, regrettant mes paroles. Ma patience s’émoussait ; toutefois, me rappelant les conseils de mon père, je m’efforçai de rester poli mais ferme :

– Comme je te l’ai dit hier, tu es une fille ; tu n’es pas faite pour ce métier. D’autre part, je n’avais que douze ans quand mon maître a entamé ma formation. Quel âge as-tu ?

– J’ai l’âge de ma langue et suis un peu plus vieille que mes dents, rétorqua-t-elle.

Je lui tournai le dos, exaspéré, prêt à la planter là.

– John Gregory a d’abord été au séminaire pour devenir prêtre, me lança-t-elle. Il avait presque vingt ans quand Henry Horrocks l’a accepté comme apprenti, et il est devenu un excellent épouvanteur. Je suis encore assez jeune pour apprendre le métier.

Je pivotai sur mes talons :

– Comment sais-tu ça ? Qui t’a parlé de John Gregory ?

Avec un sourire énigmatique, elle répondit à ma première question :

– J’ai quinze ans, deux ans de moins que toi. Et nous sommes nés tous les deux un 3 août.

– Ça, tu viens de l’inventer, répliquai-je sèchement. Comment connaissait-elle la date de mon anniversaire ? Avait-elle mené sa petite enquête ?

– Pourquoi je l’inventerais ? s’étonna-t-elle. J’aime l’étrangeté, et la vérité est souvent plus étrange que la fiction. C’est ce que ma mère m’a dit un jour. Tu n’es pas d’accord ?

Elle commençait vraiment à m’échauffer les oreilles. Je repris le chemin de la maison sans plus m’occuper d’elle.

Le gobelin avait frit le bacon à la perfection, ce matin-là, et mes œufs étaient cuits comme je les aime, encore un peu coulants. Je me coupai une large tranche de pain et la beurrai avant de la tremper dans le jaune d’œuf. Je me sentais un peu plus d’appétit, même si auparavant un tel repas aurait à peine réussi à calmer ma faim.

– Mes compliments au cuisinier, lançai-je.

Un ronronnement me répondit, de dessous la table. Kratch appréciait les remerciements. Pendant quelques secondes, il se matérialisa. Il léchait sa queue rousse.

Cela me rappela ce que la malheureuse Myriam avait dit de l’être qui l’avait tuée.

Il portait un manteau, comme un humain ; pourtant, c’était une sorte de bête, avec des membres velus et une longue queue.

Marchait-il sur deux jambes ? Pas forcément, puisqu’il s’était couché sur sa poitrine. Il ne m’évoquait aucune créature dont j’avais lu la description, au temps où j’étudiais dans la bibliothèque de mon maître. Je me dis soudain qu’il avait pu laisser des traces de son passage. Ça valait le coup d’aller jeter un œil.

Aussi, le petit déjeuner terminé, chargé de mon sac et de mon bâton, je repris la route de Caster. J’aurais pu me rendre à Broughton ou à Penwortham, où j’avais envoyé les deux autres filles assassinées vers la lumière. Il me semblait toutefois préférable de retourner là où les empreintes seraient les plus fraîches, à Kirkby Lonsdale, au nord-est de Caster, où l’esprit de la jeune morte avait gardé le souvenir de son meurtrier. J’allais examiner les lieux une seconde fois.

J’allais traquer la bête qui portait un manteau.