CHAPITRE 18

Holdstock tenta de sourire à Hood en le voyant entrer dans sa chambre. Il avait une barbe de plusieurs jours, les cheveux en bataille, les yeux hagards. Ses mains étaient recouvertes de gros bandages, ses doigts délimités par d’épaisses couches de gaze et posés de part et d’autre de lui comme les nœuds des racines d’un arbre abattu.

Hood brandit le CD qu’il lui apportait, puis entreprit de le dépiauter à l’aide de son canif. C’était une compilation intitulée The Bakersfield Sound1 . Il avait parié sur le fait que Jimmy en apprécierait l’émotion sans chichi et l’humour de crevard paumé.

— Merci, dit Holdstock. C’est de là que tu viens, non ?

Hood s’assit sur une des chaises « visiteurs » et parla un peu de ce que c’était que d’avoir grandi à Bakersfield : chaleur, vent, champs pétrolifères, bonne musique et braves gens. En cette fin d’après-midi dominicale, tout était calme à l’Imperial Mercy. Sentant que l’attention de Holdstock faiblissait, il se tut et regarda lui aussi par la fenêtre le ciel bleu de Buenavista. Ils étaient au septième étage.

— Les shérifs adjoints sont toujours là, hein ?

– Ouais, Jimmy. Deux dans le couloir et deux autres à l’entrée du service. Ils ont vérifié ma carte de police avant de me laisser passer. Ne t’inquiète pas.

— Quand je rêve de ma famille, Gustavo est là, lui aussi. Il tient mes filles par la main. Il est livide. Il les a sous sa responsabilité. Il va les accompagner soit à la tombe soit au Ciel. Je n’arrive pas à déchiffrer son expression, à deviner ses pensées.

— Tu finiras par ne plus rêver de lui, Jimmy. C’était un accident. Personne sur Terre ne peut t’en vouloir.

— À part son père. L’honneur. C’est pour ça qu’ils reviendront me chercher.

Hood avait appris que, pendant ses sept jours de captivité et de torture, Jimmy s’était vu injecter de l’adrénaline et d’autres stimulants afin qu’il reste conscient et souffre le plus possible. Un médecin avait expliqué que cela induirait une perturbation de son état psychique à plus ou moins longue échéance. On lui avait non seulement arraché les ongles, mais aussi broyé deux molaires et on l’avait estropié en lui brisant les deux gros orteils. Un psychiatre avait confié à Ozburn que Jimmy aurait plus de séquelles psychologiques que physiques. Pour avoir soigné des prisonniers de guerre, il estimait que, d’une certaine façon, c’était pire dans le cas de Jimmy car il avait été choisi parmi d’autres, peut-être au hasard. Aucun de ses coéquipiers n’avait partagé son sort. Il s’était retrouvé totalement seul. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. C’est pour cela qu’il était primordial de passer le voir le plus souvent possible pour qu’il se sente soutenu. Cela prendrait du temps. Plus qu’il n’en faudrait pour que ses ongles repoussent – du moins si la zone germinale n’était pas trop endommagée –, ou pour que ses os se ressoudent ou qu’on lui fasse les couronnes pour remplacer ses dents manquantes.

— Charlie, tu peux m’apporter un calibre ?

— Non, je ne peux pas, Jimmy. Oz et moi, on l’a demandé, mais ça nous a été refusé.

— Tu as bien le tien.

– Je ne suis pas hospitalisé, Jimmy.

En réalité, Holdstock était dans l’incapacité de se servir d’un pistolet à cause de ses doigts bandés en moignons, sans compter que le psychiatre avait prévenu qu’il risquait de retourner son arme contre lui-même.

— S’ils viennent me chercher ici, j’en aurai besoin.

— Ils ne viendront pas.

— Je n’ai rien pour me défendre.

— Tu n’es pas encore en état de tirer, Jimmy.

— Ces bandages ne seront pas éternels.

— Ne compte pas sur moi pour t’apporter un flingue.

— Alors, va te faire enculer, Charlie. Toi et tous ceux qui te ressemblent.

— J’avais un pote au lycée qui n’arrêtait pas de me le dire.

— Navré, mec. Mais imagine-toi devoir rester allongé ici sans pouvoir te curer le nez. De voir ta femme pleurer rien qu’en te regardant et de savoir qu’elle te compare aux autres hommes. De voir tes mômes te dévisager comme si tu étais je ne sais quel pitoyable monstre. Et toi, tu pries, tu pries, tu pries et tu pries, et alors ?

— Je sais que ça craint, Jimmy.

— Que ça craint ? Je vais te dire ce qui craint : ma certitude que les Zetas vont franchir cette foutue porte d’un jour à l’autre et me remmener au sud. C’est irrationnel. C’est dingue. Ça n’arrivera pas. Mais rien n’y fait. Je ne ferme pas l’œil de la nuit et je ne dors que quelques minutes pendant la journée. Ils rentrent dans ma tête, Charlie. Je n’arrête pas de les entendre.

Par respect pour ce que Jimmy croyait et entendait, Hood garda le silence.

— Tu veux bien demander à Jan ou à Oz de m’apporter un flingue ?

— Ils refuseront. La question, ce n’est pas l’arme, Jimmy. La question, c’est te remettre sur pied pour que tu puisses rentrer chez toi.

– Je ne rentrerai pas. Ils viendraient me tuer sous les yeux de ma femme et de mes filles.

De fait, Hood savait que cela venait d’arriver à un policier de Basse-Californie, que c’était le sort qui, parfois, était réservé aux flics et aux procureurs aux quatre coins de cet État, et que depuis que Benjamin Armenta et son cartel du Golfe avaient franchi la frontière pour capturer Jimmy Holdstock sur le territoire américain, les règles avaient changé.

De nouveau, par respect pour Jimmy et la nouvelle donne, Hood ne dit rien.

— J’ai demandé à Jenny de ne pas venir aujourd’hui, reprit Holdstock. C’est trop dur pour moi.

— Je comprends.

— Comment le pourrais-tu ?

— Parfois, il vaut mieux ne voir personne. Il faut attendre d’être prêt.

— Je les aime.

— Elles savent que tu les aimes.

— Je veux retrouver ma vie, Charlie.

— Tu le peux.

— Comment ?

— À force de volonté. Ça prendra du temps, c’est tout.

Hood réentendit la voix puissante de Luna : Serait-ce l’espoir ou le manque d’espoir qui fait que telle ou telle chose se produit ?

— N’empêche, je préférerais avoir un flingue.

Hood regarda par la fenêtre l’endroit où le vaste horizon rencontrait la chaleur bleutée du ciel.

— Tu connais un gars de L. A. qui s’appelle Mike Finnegan ?

— Non.

Hood raconta à Jimmy que cet homme s’était fait percuter par une voiture alors qu’il changeait sa roue sur la Route 98, qu’on avait trouvé dans son portefeuille un bout de papier sur lequel figuraient son nom et le numéro de sa nouvelle boîte postale.

— Pourquoi le connaîtrais-je ? demanda Jimmy.

– Il a cité ton nom et en sait un peu sur toi et sur quoi tu travailles.

Hood regretta aussitôt ses paroles.

— Alors, ça doit être un putain de Zeta, dit Holdstock.

Hood vit la peur sur le visage de Jimmy, et elle était réelle.

— Il vend du matériel pour salles de bains. Il est plâtré de la tête aux pieds. Sa fille est actrice.

— C’est peut-être un journaliste à la recherche d’un scandale qui vient fourrer son nez dans l’opération Souffle destructeur.

— Ne lui donnons pas plus d’importance qu’il n’en a, Jimmy.

Holdstock regarda Hood, qui se rendit compte que sa peur ne l’avait pas quitté. Il soupira et haussa les épaules.

— Charlie, dis-moi ce qu’il y a de nouveau côté Souffle destructeur. Les interrogatoires sur le terrain, ça donne quoi ? Tu as essayé l’Enfer à roulettes ? Tu as déjà rencontré Dragovitch et sa foldingue de femme ?

***

Beth Petty et le chef de la police Gabriel Reyes étaient assis chacun d’un côté du lit de Mike Finnegan. Par la fenêtre orientée au nord, Hood voyait les collines érodées par des années de pluies prendre une teinte bleutée sous un gros nuage blanc. Il remarqua la pile de livres sur un guéridon près du lit : pas un seul titre n’était identique à ceux de la semaine précédente. Il y avait aussi de nouveaux magazines, avec le dernier numéro de Scientific American dessus. Le nouveau bandage crânien de Finnegan révélait un peu plus son visage, mais le reste de son corps était toujours plâtré et sa tête maintenue par une minerve et un serre-crâne.

— Entre, Charlie, dit-il. Ils m’interrogent sur la balle.

Petty sourit à Hood, Reyes lui adressant un signe de tête. Tous deux étaient en civil. C’était la première fois que Hood voyait Beth Petty sans sa blouse blanche et son stéthoscope. Une infirmière apporta un fauteuil à roulettes et Hood s’assit au pied du lit.

Finnegan avait les yeux bleus, le nez et les joues couverts de taches de rousseur, une barbe de deux jours orangée et des lèvres épaisses, peut-être tuméfiées, songea Hood, suite à l’accident. Il remarqua la crispation de sa mâchoire brochée et ses difficultés d’élocution.

— Il y a le problème de sa datation, dit Finnegan.

— Il parle de la balle, précisa Petty.

Reyes se tourna vers Hood.

— Elle a été fabriquée entre 1849 et 1862, indiqua-t-il.

— Une cartouche reste utilisable pendant des siècles, dit Finnegan. Cette idée intrigue le chef Reyes.

— Ce qui m’intrigue, c’est comment cette balle s’est logée dans votre visage, rectifia celui-ci.

— Faut vous faire un dessin ? demanda Finnegan avec un sourire fugace qui lui imposa de faire de lourdes manœuvres de lèvres et de mâchoires immobilisées.

— Il prétend que sa maîtresse lui a tiré dessus, reprit Reyes. Selon lui, elle était en train de ranger le Colt calibre 31 d’un de ses ancêtres.

— Un revolver à répétition, précisa Finnegan. Conçu par Colt en 1849. Grâce auquel on a pacifié l’Ouest.

— Pourquoi vous a-t-elle tiré dessus ? dit Reyes.

— Incapacité à quitter ma femme. La balle a été amortie par un gros pied de vigne. Du cabernet franc. Le plan de Marie, c’était une mise en scène de suicide en pleine nature, je l’ai compris plus tard. Bref, après avoir touché le pied de vigne, la balle a poursuivi sa trajectoire à vitesse réduite. J’en suis tombé cul par-dessus tête, mais je me suis relevé et j’ai continué de courir. J’ai atteint une caserne de pompiers, et ils m’ont conduit à l’hôpital. Les médecins ont estimé qu’il serait plus dangereux de l’extraire que de la laisser en place. Il y a trente ans de ça. Aux temps les plus fous de ma jeunesse.

Finnegan eut un petit rire.

– Selon le FBI, cette balle date de plus d’un siècle ! tonna Reyes. On ne trouve pas de Colt 31 de 1849 à tous les coins de rue. On les trouve dans les musées ou chez les collectionneurs. Personne n’en porte.

— Marie l’a trouvé dans une vieille malle. Des vieilles malles, il y en a des milliers de par le monde. Et n’oubliez pas qu’un bon revolver est éternel. Certaines arquebuses et certains mousquetons sont tout aussi mortels qu’ils l’étaient le jour de leur fabrication. En années d’armes à feu, notre histoire est bien plus courte et bien plus ramassée que vous tous semblez le penser.

Hood se leva, s’approcha du lit et là, sur la joue de Finnegan, localisa la cicatrice attribuée par Owens à un accident dans une vigne. Le petit homme le regardait du coin de l’œil.

— Non, vous m’avez mal compris, continua-t-il. La balle est entrée par-derrière. J’avais pris mes jambes à mon cou.

Hood le regarda dans les yeux dont le bleu étincelait sous le bandage, tout aussi vif que lorsque l’obscurité l’accentuait. Il se rappela qu’Owens l’avait prévenu qu’il fallait apprendre à déceler la folie sur le visage de Mike mais, à supposer que pareille chose soit possible, Hood ne la vit pas.

— Vous disiez que Marie était une prostituée à laquelle je vous faisais penser, dit Petty. Une prostituée qui travaillait au saloon de Wyatt Earp à San Diego.

— Ah oui ?

— Charlie était présent.

— Vous devriez pouvoir résoudre ce mystère, docteur. Il s’agit de femmes qui vivaient à près d’un siècle d’écart.

— Deux Marie.

— Vous êtes une fine mouche.

— Je pense que presque tout ce que vous nous racontez sont des mensonges.

— La balle n’est pas une invention, rétorqua Finnegan.

Reyes fit non de la tête, lança un coup d’œil à Petty et à Hood, puis reporta le regard sur Finnegan.

– Je ne suis pas là pour exaspérer les représentants de l’ordre, reprit Finnegan. Pour en revenir à l’autre soir, Gabriel, vous devez donner tout votre amour à votre fils. Tout fils mérite l’amour de son père. Lui plus que tout autre parce qu’il est homosexuel et que le monde a peu d’amour en réserve pour eux. Mais vous, vous êtes son père.

— Je ne vous ai jamais dit qu’il était homo.

— J’ai su entendre.

Reyes soupira.

— On s’est parlé l’autre soir, lâcha-t-il.

— Il n’y a aucune honte à avoir, dit Finnegan.

— Non, aucune. Mais si vous avez reçu cette balle de .31 derrière la tête, c’est qu’elle vous a traversé le crâne et le cerveau pour se loger là où le docteur Petty l’a trouvée.

— J’aime bien votre façon de remâcher toutes ces choses. C’est le propre des bons flics. Mais c’est courant qu’un corps étranger se déplace dans l’organisme au fil des décennies.

— Non, vraiment ! dit Reyes. Vos radios devraient montrer l’orifice d’entrée de la balle.

— Je n’en doute pas.

— Je vais les chercher, dit le docteur Petty.

Quelques instants plus tard, elle en alignait trois sur l’écran mural rétro éclairé. Hood regarda les contours du crâne de Finnegan, les zones plus ou moins claires et plus ou moins denses.

— Là, dit le docteur Petty en montrant un imperceptible cercle sombre sur la partie antérieure gauche du crâne.

— Qu’est-ce que je gagne ? lança Finnegan.

Reyes se leva et s’approcha de la radiographie.

— Vous êtes sûre que c’est l’orifice d’entrée d’une balle ? Un peu petit, non ?

— L’os se reconstitue avec le temps lorsque la blessure est sans gravité. Ce que nous voyons ici est sans doute une repousse.

— Combien de temps ?

— Je ne sais pas exactement. Plusieurs années.

– Et côté dommages du tissu cérébral ?

— On en voit des traces. Légères. Vous voyez ce doigt pâle ici ? demanda-t-elle en tapotant la radio avec le sien.

— Une balle de revolver qui a acquis de la vitesse ne ferait que de légers dégâts ? s’étonna Reyes. Expliquez-nous ça, docteur.

— Je ne le peux pas. Mais les lésions cérébrales ont dû être insignifiantes étant donné que les cellules du cerveau ne se dupliquent pas. Le cerveau est un organe fabuleux au sens où nous pouvons vivre même si telle ou telle partie, relativement importante, ne fonctionne plus. Nos capacités compensatoires sont impressionnantes. Il y a des gens qui vivent normalement avec une balle ou un autre objet profondément logé dans le cerveau. Je l’ai déjà vu.

Reyes regarda l’homme alité, puis de nouveau la radio.

— On ne fait pas plus malchanceux que vous, ni plus chanceux. On vous tire dans la nuque et, alors que la balle vous traverse le crâne puis le cerveau et aurait dû vous tuer, l’orifice cicatrise au mieux. Vous vous faites renverser par une Mercury de deux tonnes qui roule à près de cent kilomètres à l’heure. Ça vous brise les cervicales et la moitié des autres os du corps, ça vous bousille les poumons, les reins et le foie, ça vous fend le crâne et vous amoche le cerveau, mais vous rampez sur plus de cinq cents mètres dans le désert. Et maintenant, dix jours plus tard, vous me donnez des conseils au sujet de mon fils. Vous êtes un type hors du commun.

— Moi aussi, je vous aime bien, Gab.

Reyes examina les radios un long moment encore, puis se tourna vers le médecin.

— Alors, Beth, dans l’ensemble, comment Mike récupère-t-il ?

— Très bien. L’œdème est un effet secondaire sur lequel je ne me prononce pas.

— Vous me disiez que son pouls au repos est de soixante-dix et que sa tension artérielle est celle d’un homme de vingt-cinq ans en bonne condition physique.

– Ma grand-mère appelait cela « avoir une constitution de fer ». Elle l’attribuait à une bonne hygiène alimentaire : légumes frais, peu de sel, pas de tabac, jus de pruneaux.

— Vous confirmez, Mike ?

— Me parlez pas de bouffe. Je n’ai rien mangé de consistant depuis que je suis ici. Même du jus de pruneaux me tenterait. Et je n’ai jamais rien fumé de ma vie.

— Je vous repose la question au sujet de ces quatre-vingt-dix mille dollars, continua Reyes. D’où viennent-ils ?

— Je les ai gagnés. Et mis de côté pour ça : les jours sans. Mike Finnegan Bath.

— J’ai obtenu le numéro et l’adresse par les renseignements, reprit Reyes. J’ai appelé quatre fois. Tout ce que j’ai eu au bout du fil, c’est un répondeur.

— La ligne fixe et les locaux, c’est une pure formalité. Je ne me sers que de mon portable. Mes clients savent comment me joindre.

Reyes hocha la tête et soupira.

— La clé dans votre portefeuille… c’est celle de vos bureaux ?

— La seule et unique.

Reyes se campa devant Finnegan.

— Je ne crois pas un traître mot de votre histoire, Mike.

— Laquelle ?


1. Le Bakersfield Sound est un genre de musique country développé à Bakersfield dans les années 50 en réaction contre le Nashville Sound.