CHAPITRE 36

Le surlendemain, assis dans son Yukon de remplacement, Hood reprenait sa planque derrière Pace Arms et observait les lieux à travers les vitres teintées. Une Thermos de café était posée sur le tableau de bord et, sur la banquette arrière, un sachet de tacos ainsi qu’un paquet de biscuits. Il regarda l’arrière du bâtiment : entrepôt, quai de livraison et de chargement, palettes empilées contre un mur, un camping-car garé contre un autre, l’éclairage de la cour s’écrasant contre le pare-brise sale. Au bout de quelques minutes, il redémarra, fit le tour du pâté de maisons et se gara dans la rue devant, à une cinquantaine de mètres de l’entrée.

De nouveau, la première équipe prit le travail à 17 heures. Il regarda les ouvriers garer leurs vieux véhicules au parking du personnel devant la façade, puis attendre qu’on leur ouvre les portes de l’atelier de fabrication. Ils portaient des sacs en plastique et des Thermos comme la sienne. Certains fumaient. Ils semblaient détendus et bavardaient en riant tout bas. Les plus âgés lui rappelaient son père avant que son cerveau ne le trahisse, à l’époque où il était facile à vivre, content de lui et de ce qu’il avait fait de sa vie, et où le travail n’était jamais pénible mais jamais plus plaisant qu’en fin de journée.

Il pensa à Beth Petty, aux festivités du mariage. Ils étaient restés jusqu’à la mi-journée du lendemain à danser, manger et boire jusqu’à épuisement. Quelqu’un s’était amusé à saouler les taureaux et à les lâcher et ils avaient brièvement semé la panique sur la piste de danse et sous les tentes de réception avant de se disperser dans la colline, se coucher à l’ombre des chênes, brouter dans le pré ou s’enfoncer jusqu’à mi-pattes dans l’étang pour se désaltérer et pisser. Bradley et d’autres jeunes hommes éméchés étaient allés chercher des véhicules tout-terrain dans la grange pour les rassembler. Peine perdue pour un bilan de deux blessés légers chez les hommes et un VTT qui était tombé du ponton et avait sombré au fond de l’étang. Les taureaux étaient indemnes et avaient à peine remarqué les hommes. Hood et Beth avaient repris la route, lui au volant, elle appuyée contre la vitre, s’endormant et ronflant par moments, ses cheveux dénoués, sa robe tricot légèrement chiffonnée et un peu tachée, ses saphirs intacts lançant des reflets dans la lumière de l’après-midi, un verre à absinthe, cadeau des mariés, enveloppé dans des serviettes de mariage dépassant de sa pochette à main. Il sourit. Elle possédait une part de son cœur maintenant, et c’était bien.

***

Plus avant dans la nuit, Hood traversa la rue ni vu ni connu et s’accroupit parmi les bégonias et les rhododendrons plantés autour du bâtiment. Il se déplaça lentement jusqu’à un endroit d’où il pouvait voir l’intérieur des locaux. Il observa pendant quelques minutes et vit très nettement le processus de finition des revolvers. Les armes étaient belles. Il pencha pour des calibres 32 vu le diamètre mais, étant donné la distance, ça pouvait aussi bien être des .22 ou des .38. Il remarqua quelque chose qui n’y était pas lors de sa dernière planque : des caisses d’expédition. Ouvertes et prêtes à l’emploi. Les couvercles et les matériaux d’emballage étaient rangés à part. Hood en compta dix piles de dix. Une contenance de dix pistolets par caisse, soit mille au total. Toutes attendaient leur précieux contenu. C’était pour bientôt, songea-t-il. Pour bientôt.

Il se redressa et s’apprêtait à retraverser la rue jusqu’à son véhicule lorsqu’il vit la Porsche Cayenne Turbo s’engager dans l’entrée du parking souterrain. Le conducteur attendit, puis arracha le ticket de la borne d’accès. Peu après, le nouveau marié Bradley Jones, tiré à quatre épingles dans son uniforme Explorer, marchait résolument jusqu’à l’entrée de Pace Arms et pressait le bouton de l’Interphone mural. Puis il ouvrit la porte du hall et la laissa se refermer derrière lui.

Hood sentit son cœur battre plus vite et se serrer en même temps. Il cligna des yeux. Il était surpris, mais pas tant que ça. Triste, mais pas tant que ça. Il en voulait comme jamais à Bradley, c’était le sentiment qui prédominait chez lui, et s’en voulait aussi à lui-même de lui avoir fait confiance. Combien de fois lui faudrait-il encore regarder ce garçon avant de le voir tel qu’il était vraiment ? Soudain, le vol des cinquante mille balles calibre 32 prit tout son sens : c’était simple et terrible. Et le vase Tiffany ne devint rien de plus que le symbole de sa propre sentimentalité et de ses faux espoirs.

Bradley et Pace.

Pace et Bradley.

Il s’aplatit de nouveau dans l’ombre et observa les ouvriers qui fabriquaient des pistolets et sentit dans sa poitrine tout le poids de son cœur lourd. Quelques instants plus tard, Pace et Bradley entraient dans l’atelier, Pace convivial avec les ouvriers, Bradley silencieux. Il marcha le long des postes de travail, les yeux baissés sur les armes en devenir, raide dans son uniforme, l’air songeur, perdu dans ses pensées.