CHAPITRE 42

On n’a rien vécu si on n’a jamais été assis à côté de Sharon Rose Novak dans un camping-car transportant mille pistolets-mitrailleurs et un cadavre de deux cents kilos dans de la glace, tout cela pour semer des agents de l’ATFE en s’enfournant dans les entrailles d’un Chinook de la Croix-Rouge.

L’hélico se posant en plein désert de la Californie du Sud, je sortis le camping-car en marche arrière par la rampe et trouvai une piste carrossable qui, aux dires de Bradley, nous mènerait jusqu’à un arbre de Josué auquel serait attaché un ruban blanc. À peine eus-je roulé hors du diamètre des rotors que le CH-47 remonta dans le ciel. Bradley était persuadé qu’un Sun King conduit par un jeune homme soigné de sa personne et accompagné de sa jolie petite amie attirerait moins l’attention qu’un hélicoptère de la Croix-Rouge rugissant dans l’espace aérien américain au-dessus des bases militaires de Norton, Pendleton et Miramar, entre autres, et se dirigeant vers le sud. D’autant qu’aucun camping-car n’était recherché par la police. Un des hommes de Herredia à bord de l’hélico avait monté une nouvelle plaque d’immatriculation arizonienne pendant que Sharon et moi, assis à des centaines de mètres d’altitude, découvrions la sensation d’irréalité hypnotique et légèrement nauséeuse de nous trouver dans un camping-car à bord d’un hélicoptère de transport volant à cent cinquante nœuds vers Dieu sait où.

Quelques minutes plus tard, Sharon repéra le ruban blanc, et je fis une marche arrière jusqu’à l’arbre de Josué où, non sans difficulté, nous parvînmes à pousser et tirer les restes de l’oncle Chester enroulés dans la bâche et les blocs de glace, puis les jeter dans le trou qui n’attendait qu’eux. Les hommes de Bradley avaient laissé une pelle grâce à laquelle Sharon et moi le recouvrîmes. Je proposai de jeter toutes les pelletées de sable moi-même, mais Sharon insista pour en faire la moitié – quand vint son tour, je l’observai depuis l’ombre maigre de l’arbre de Josué. Elle avait la mine sombre, était silencieuse et déterminée. Je sentis que chaque pelletée qu’elle lui lançait dessus lui était nécessaire pour l’éloigner d’elle, concrètement et symboliquement. À la fin, je récitai un Notre-Père, mais à la va-vite. Je pensais à ma mère.

Les Love 32 étaient plus ou moins en vrac dans le Sun King étant donné que les caisses avaient servi pour les jeans neufs destinés aux œuvres caritatives. Cette ruse était une idée de Bradley, mais comment il avait appris que des agents de l’ATFE cernaient Pace Arms, je ne le saurai sans doute jamais. Sharon avait trouvé des couvertures de plage en solde de fin d’été au supermarché à trois dollars et quatre-vingt-dix-neuf cents pièce et dans ces quarante couvertures, nous avions enveloppé, plié et scotché nos mille pistolets. Il y en avait partout dans le camping-car : sous les lits, dans la couchette superposée, dans les placards et les penderies, dans la salle de bains et la douche, dans le banc à tiroirs, sous et sur la table, sur les sièges rembourrés et dans l’allée de la cabine aux toilettes. Les silencieux et les chargeurs extra-capacité, plus petits, plus maniables, allaient parfaitement dans les taies d’oreiller neuves mais bon marché que Sharon avait dénichées sur le site Big Lots et que nous avions planquées partout où la place n’était pas prise par les pistolets.

Nous entrâmes au Mexique à Nogales où nous fûmes arrêtés brièvement par les agents du Service de l’immigration et des douanes qui nous posèrent les questions habituelles, leurs alter ego mexicains nous faisant simplement signe de passer. Peu après, nous fûmes interceptés par une flottille de 4 x 4 qui nous escorta jusqu’au centre de la Basse-Californie. C’était soit la police judiciaire fédérale mexicaine, soit des narcos en uniforme de flics. Bradley m’avait prévenu que, dans un cas comme dans l’autre, ce serait des hommes de Carlos Herredia.

Au bout de deux heures de route, les 4 x 4 nous forcèrent à nous arrêter sur l’étroit bas-côté. Sous la menace d’une arme, les policiers nous firent monter à l’arrière du camping-car et nous bandèrent les yeux. Je tins les mains de Sharon dans les miennes en me demandant s’ils allaient nous abattre. Franchement, je ne comprenais pas ce que nous avions fait pour mériter d’être traités de la sorte. Mais on nous aida gentiment à descendre du Sun King pour monter à bord d’un 4 x 4, et à peine une heure plus tard, on nous ôta nos bandeaux dans la propriété de Herredia connue sous le nom d’El Dorado.

Je sautai au bas du véhicule, aidai Sharon à en descendre, puis regardai autour de moi la belle hacienda, les communs aux murs d’adobe, les casitas, la piscine dont l’eau miroitait sous les palapas et, au-delà, l’aire d’atterrissage où la manche à air claquait sous la brise, le tout entouré par de verts pâturages parsemés de bétail – j’en vins à me demander comment un pays aux racines pastorales si profondes et si riches avait pu sombrer dans une telle brutalité. Pas la peine d’être historien pour se rendre compte que les gens comme moi n’y sont pas qu’un peu pour quelque chose.

Plus tard ce soir-là, lorsque Sharon et moi retournâmes à notre casita avec les six cent mille dollars, je restai assis un long moment à contempler les quatre valises à roulettes qui contenaient cet argent et, sur le coup, éprouvai un certain déplaisir. J’aime le Love 32. Je sais qu’il entrera dans l’Histoire. J’ai aimé le concevoir. J’ai aimé me procurer ses éléments et recruter ses assembleurs. J’ai aimé le fabriquer. J’ai aimé tirer avec. J’ai même aimé le faire passer en contrebande au Sud. Je sais que des vies seront ôtées par ma création – des vies de gens mauvais et des vies de gens bien. La destruction ne fait que commencer. Elle ira crescendo. Mais je suis américain et je crois que le business de l’Amérique, c’est de faire du business. Nous sommes libres. J’ai fabriqué ma chance, je me suis fait et de ça, je ne m’excuserai pas. On a tous besoin de souffler en ces temps de crise économique.

***

Pour le moment, je me prélasse au bord de la piscine de l’El Dorado. C’est la fin de la matinée, il fait bon, pas trop chaud. Herredia fait des longueurs. Il ne nage pas, il cogne l’eau. Il est incroyablement fort, ça fait trois quarts d’heure qu’il y est.

Bradley est parti hier soir rejoindre Erin dans leur ranch de Valley Center. Il était dans la lune et distrait toute la journée, le jeune marié qui se languit de sa belle. Il était aussi plus riche.

Sharon est dans notre casita, elle ne devrait pas tarder à se montrer. Elle a fait la grasse matinée, comme d’habitude, et ça lui prendra un bon bout de temps pour être prête à affronter le monde – entre son mariage avorté et le poids de Chester sur sa conscience…

Quand elle arrivera, je lui demanderai d’aller faire une petite balade avec moi, juste au bout du chemin. Je lui parlerai de ce que j’ai ressenti la première fois que je l’ai vue assise à son poste de travail chez Pace Arms, jeune fille de dix-sept ans qui prétendait en avoir dix-huit parce qu’elle avait besoin de gagner sa vie. Je lui parlerai de ce que j’ai ressenti quand nous ne nous sommes presque plus adressé la parole pendant un an après que je lui eus avoué que je l’aimais. Je lui parlerai de ce que j’ai ressenti quand je l’ai revue assise à son ancien poste de travail chez feu Pace Arms, jeune femme de vingt et un ans qui venait d’avoir le cœur brisé. J’ai la bague, un carat et demi, presque incolore, SI1, taille « brillant », dans son écrin, dans la poche de mon short cargo. Je ne suis pas un génie, mais je ne commettrai pas la même erreur que cet imbécile de Daryl.