Épilogue

Lundi 5 juin, 8 h 50

L’embarcation tanguait au gré des vagues.

Le brouillard voilait le paysage, les glaciers à l’arrière-plan, les forêts luxuriantes d’épicéas, les rivières sinuant au milieu des vallées verdoyantes, les fjords escarpés, la prairie, la lagune.

Emmitouflée dans sa doudoune, Anaïs scrutait les environs. Quatre autres personnes se trouvaient sur le pont. Le pilote du bateau, habitué à naviguer au sein de cet archipel tentaculaire et sauvage. Un membre de l’association locale pour la protection et la réintroduction des espèces, qui affichait un air dubitatif. Le conservateur de la réserve naturelle, qui, lui, au contraire, manifestait son enthousiasme. Le vétérinaire du parc animalier de Saint-Martin-du-Canigou, gorgé d’espoir.

Il avait fallu plus de onze heures de vol pour rejoindre Anchorage, puis une heure et quinze minutes supplémentaires à bord d’un hélicoptère affrété par l’État pour atteindre le refuge. Le voyage avait été laborieux, semé de complications, d’imprévus, mais ils y étaient arrivés.

Anaïs frotta ses mains gantées contre son buste. Un froid mordant s’infiltrait sous son écharpe et sa capuche rembourrée. Un nuage de vapeur s’échappait de sa bouche à chaque expiration.

L’excitation avait atteint son paroxysme. Anaïs trépignait, accoudée au bastingage, son regard fouillant les berges du cordon d’eau de mer du golfe d’Alaska, qui fendait la prairie. Elle était impatiente. Elle faisait ce boulot pour ces instants-là. Ces moments magiques et émouvants qui représentaient l’accomplissement d’années de travail acharné. C’était cela, la véritable vocation du métier de soigneuse animalière.

Le souvenir de Camille Puech vint polluer son allégresse. La directrice aurait tout donné pour pouvoir être présente en ce jour. Anaïs le savait.

Elle replongea deux ans en arrière, durant le week-end de la Toussaint le plus désastreux de sa vie. Alors que la section de recherches et les techniciens investissaient le parc animalier, les gendarmes et les pompiers, eux, accompagnés par une équipe de l’Office français de la biodiversité, mandatée par le préfet des Pyrénées-Orientales, avaient capturé l’Ogre catalan. Anaïs détestait ce sobriquet. Un surnom grotesque, sensationnel, destiné à faire le buzz juste pour attirer l’attention de téléspectateurs idiots, formatés par les chaînes d’info continue ; un pseudonyme outrancier pour décrire un individu particulièrement imposant, certes, mais qui avait surtout commis un acte imputable à une erreur humaine, stupide et évitable. Il n’aurait jamais dû se trouver en présence de ses enfants. Leur mort ne serait pas survenue s’il avait évolué dans son habitat naturel.

Edgar, comme Anaïs l’appelait – ou parfois John Coffey, à cause de sa taille et de sa fourrure couleur café –, avait été opéré de son abcès dentaire dans une clinique vétérinaire spécialisée dans la dentisterie animalière. La septicémie avait été évitée de justesse. Pauvre bonhomme, songea-t-elle. Il n’avait rien dû comprendre à ce qui lui était arrivé. Après avoir foulé le poignet d’Anaïs en la bousculant, alors qu’il s’échappait par l’arrière du fourgon, il était retourné sans le savoir vers le zoo, peut-être guidé par son flair extraordinaire, puis avait erré dans les montagnes, animé par son instinct, à la recherche d’une loge pour hiverner. La douleur dentaire l’avait rendu particulièrement irritable, téméraire ; il s’était approché des habitations pour emmagasiner un maximum de nourriture avant son long sommeil, avait marqué son territoire en urinant autour de son orri, notamment sur les cadavres qui dégageaient une odeur pestilentielle.

Depuis deux ans, la même question hantait Anaïs, la faisant se sentir l’unique responsable de l’évasion : avait-elle correctement refermé le cadenas de la cage de transport d’Edgar ? L’Ogre catalan n’avait été sédaté que par voie orale – étant familier des transferts depuis son plus jeune âge –, par conséquent il n’était pas complètement endormi.

Mais de l’eau avait coulé sous le pont de la rivière du Cady…

Le zoo avait pu rouvrir l’année précédente seulement et accueillait un bébé koala du nom de Bibou. Sa maman, Anaya, quant à elle, se portait très bien. Elle attendait l’arrivée d’un mâle pour agrandir la famille.

Anaïs commençait à s’inquiéter. Le martèlement de ses doigts gantés sur le parapet du bateau couvrait les clapotis des vagues contre la coque.

Cette opération était de la folie. Un projet ambitieux, pour ne pas dire délirant, imaginé par Camille. L’Ogre catalan avait été son challenge. Privé de sa mère et de son frère par des braconniers, récupéré par un millionnaire allemand excentrique – dont la stupidité avait coûté la vie à son fils unique –, puis ballotté dans des parcs germaniques jusqu’au zoo de Saint-Martin-du-Canigou, Edgar n’avait jamais su s’adapter à la vie en captivité. Sa place était ici, dans ces étendues sauvages sculptées par les fjords qui s’étiraient à perte de vue, loin des êtres humains.

La boule au ventre, Anaïs songea pour la dernière fois à ce week-end de la Toussaint 2021. Une histoire d’une tristesse infinie. Une histoire dans laquelle il n’y avait eu que des victimes… Elle réalisa, en fin de compte, qu’il n’y en avait qu’un seul pour qui cette histoire s’était bien terminée.

Et celui-ci venait d’apparaître dans ses jumelles.

   

   

Edgar marchait d’un pas nonchalant au milieu de la prairie.

Les herbes hautes frottaient contre ses épaules, son ventre, son nouveau collier qui le démangeait.

Il continua jusqu’à un bras d’eau salée et peu profonde. S’arrêta. Se mit debout. Les montagnes et les glaciers surplombaient les forêts d’épinettes, trouées de lacs, ravinées de rivières. Edgar, joyeux, sauta dans la lagune.

Il s’acclimatait peu à peu à son habitat. Ses voisins n’avaient pas l’air commodes, néanmoins ils gardaient leurs distances, méfiants. Intrigués. Tout aussi solitaire que ses congénères, Edgar imitait leur comportement ; depuis quinze jours il apprenait les « codes » de son nouvel environnement. Sa zone de déplacement allait s’agrandir et il pourrait alors les rejoindre, cohabiter. Pêcher. Cueillir. Pourquoi pas se reproduire. Recouvrer son indépendance.

Edgar s’ébroua, avisa la caisse en bois déposée sur la berge. Une fois par jour, on lui apportait à manger sur ce site de nourrissage. Il huma l’air, s’approcha. Des légumes, des fruits frais et secs, du poisson. C’était correct. Ces dépôts alimentaires s’espaçaient, dans quelques semaines il lui incomberait de trouver lui-même sa nourriture.

Bientôt, il n’aurait plus besoin des êtres humains.

Car ici, au cœur de la réserve naturelle de l’île de Kodiak, Edgar était un ours libre.