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Samedi 30 octobre, 10 h 45

Le fourgon roulait au milieu de la vallée.

Le ciel gris et ouaté camouflait les pics et les cols alentour, les escarpements parsemés de conifères, les forêts aux tons verts et mordorés de ce week-end prolongé de la Toussaint. Des feuilles mortes recouvraient la route étroite, les branches des arbres bordant le talus grignotaient l’espace et rétrécissaient davantage la chaussée, donnant l’impression d’évoluer dans un tunnel végétal.

Assis à l’arrière du véhicule, Edgar était ballotté à cause des sinuosités. Il entendait les informations à la radio, les balais d’essuie-glace chassant la pluie sur le pare-brise, la respiration saccadée des deux gardiens, un homme et une femme, installés à l’avant. Le premier tenait fermement le volant du fourgon, le front perlé de sueur. Les yeux rivés sur les circonvolutions de la route. La seconde maintenait un fusil entre ses jambes tremblantes, la crosse posée sur le tapis de sol boueux, les mains autour du canon, et ne cessait de jeter des regards anxieux par-dessus son épaule. Le stress était palpable.

Une avalanche de brume coulait sur cette plaie gigantesque creusée dans la chaîne des Pyrénées : une cicatrice aux berges abruptes, foisonnantes, comme taillée dans les montagnes avec un scalpel géant.

Les doigts d’Edgar s’enroulèrent autour du quadrillage en acier qui le maintenait enfermé. Son dos musclé cognait contre les parois de sa prison mobile à chaque tournant. Il se sentait à l’étroit, entravé, asphyxié. Edgar était une force de la nature : des épaules larges comme des pipelines, une carrure de titan ; il aurait aisément eu sa place dans un autre siècle, dans une arène romaine, par exemple. Dans son couloir, certains le surnommaient même John Coffey, en référence à sa stature, sa couleur. Cependant la comparaison s’arrêtait là, car si le protagoniste de Stephen King pouvait être qualifié de saint, Edgar, lui, était dangereux.

Des éclairs de douleur irradiaient le long de sa mâchoire, à la limite du supportable. Le médecin qui l’avait ausculté à l’infirmerie avait parlé d’abcès dentaire. Edgar n’en savait fichtre rien ; ce qu’il savait, en revanche, c’était que sa bouche semblait s’embraser à chaque élancement. On avait voulu qu’il passe des examens complémentaires. On avait même évoqué une opération. La décision de l’extraire de sa cellule avait alors été prise de manière précipitée.

Une première pour lui. Car on ne transférait pas un individu comme Edgar en urgence.

L’Ogre catalan – nom dont l’avaient affublé les médias – était un tueur. Multirécidiviste.

Le moteur vrombit. Le conducteur rétrograda pour négocier un virage en épingle, secouant les occupants du fourgon. Alors qu’il s’engageait dans la courbe descendante, un SUV émergea de la brume, au milieu de la voie. Le chauffeur donna un brusque coup de volant en freinant. Le véhicule fit une embardée, dérapa sur la chaussée, rendue glissante par le tapis de feuilles. L’autre voiture continua, aussitôt effacée par le brouillard, ignorant le sort du fourgon qui, lui, patinait toujours, perpendiculaire à la route. Des cris s’élevèrent dans l’habitacle. Le conducteur essaya de contrebraquer, en vain ; le véhicule poursuivait sa glissade, incontrôlable, inexorable. Il effectua un demi-tour et fonça vers la rangée de pins longeant la chaussée.

Impact.

Les passagers hurlèrent puis les ceintures de sécurité leur coupèrent le souffle. Les fenêtres explosèrent, les portes du coffre se plièrent sous le choc, révélant un interstice qui n’échappa pas à Edgar, cramponné à l’arrière.

Le fourgon tangua, puis se renversa.

Mû par son instinct de survie, Edgar se jeta sans réfléchir sur la cloison métallique, qui bâillait légèrement. La violence de la collision avait offert un peu de mou à ses sangles, aussi réitéra-t-il sa tentative, empli de détermination, d’une soif de liberté insatiable.

Sonnés par le choc, les gardiens reprenaient tant bien que mal leurs esprits. Ils essayèrent de se détacher, d’ouvrir la seule portière accessible, en hauteur. Piquée par la panique, la matonne du côté passager, recroquevillée dans une position improbable, récupéra son arme en toute hâte au milieu des débris de verre et d’une odeur de brûlé. Alertés par le bruit que faisait le prisonnier, ils comprirent que ce dernier tentait de s’évader. Le conducteur parvint à se hisser sur la carrosserie, aida sa collègue à escalader les sièges et s’empara du fusil. L’un après l’autre, ils se laissèrent tomber contre les essieux du véhicule couché. Encore étourdis, ils firent le tour du fourgon en chancelant.

Troisième essai.

Edgar envoya valdinguer la grille d’un coup d’épaule rageur, puis se rua sur les portières du coffre. Lancé à pleine vitesse, il se jeta sur ses geôliers avant de s’enfuir dans la nature.