Clotilde acheva sa troisième série de squats, un mouvement idéal pour modeler un corps de guerrière.
La petite était assise sur le canapé, dans son pyjama rayé. Sucette dans la bouche. Doudou-lapin entre les mains. Elle avait l’air émerveillée par la souplesse de sa maman.
Elle essuya son visage avec une serviette, but une longue gorgée d’eau à la bouteille. Elle repensa à sa grossesse avec nostalgie. Être enceinte, elle en avait longuement rêvé. Mais le rêve avait vite viré au cauchemar.
Clotilde souffrait d’une maladie longtemps ignorée par le corps médical. Pendant des années, elle avait enduré les regards réprobateurs ou fatalistes de médecins incompétents qui la jugeaient en silence : « douillette », « hypersensible », « oui, les règles peuvent être douloureuses », « non, il ne faut pas trop s’écouter ». Elle avait réussi malgré tout à apprivoiser ce mal inhérent à sa matrice, les douleurs semblables à des coups de poignard, l’épuisement, les malaises, les chutes de tension, les vomissements, autant de symptômes qui invalidaient sa vie quotidienne chaque mois, jusqu’au jour où, percluse de souffrance, elle avait chuté dans les toilettes, inconsciente. Le SMUR était intervenu. Elle avait subi une batterie d’examens ; le diagnostic était tombé : endométriose. Après l’opération, son gynécologue lui avait expliqué qu’il y avait un risque de stérilité. S’étaient alors ensuivies des années de tentatives infructueuses : une première fécondation in vitro, les tests, les prises de sang, les échographies, l’attente du verdict de la commission, les injections d’hormones, les hématomes sur le ventre, la ponction, l’implantation d’un embryon, la vitrification des autres. Des mois d’espérances réduits à néant. Puis une deuxième FIV, une troisième, une quatrième, une cinquième – à ses frais, celle-ci. La situation était d’autant plus terrible que, chaque jour, la vision de tous ces gamins dans sa classe lui renvoyait ses désillusions.
Finalement, pour le plus grand bonheur de Clotilde et de son compagnon, le cinquième essai avait été le bon. Après cinq années de galères, de doutes, de tensions, de disputes, de discussions autour de solutions de remplacement comme l’adoption, ils avaient appris que le fœtus de Nina se développait normalement.
Clotilde installa sa fille dans le lit parapluie, retira ses vêtements imbibés de transpiration et tourna le robinet de la douche. Ses courbes luisantes se reflétaient dans le miroir de la salle de bains. Elle pouvait lire le désir dans les regards appuyés des pères qui allaient chercher leurs mômes à l’école, ou lors des réunions parents-profs. Elle surprenait aussi les rictus ou les sourires en coin quand elle intervenait avec sa brigade, engoncée dans son uniforme. Prof le jour, pompier la nuit ; Clotilde savait qu’elle ne laissait pas indifférent. Et, pour être honnête, ça ne lui déplaisait pas.
Une douche brûlante plus tard, elle s’assit sur le canapé. Constatant que Nina paraissait bien occupée avec sa peluche coccinelle, elle attrapa son livre en cours. Elle avait acheté ce roman d’épouvante dans une librairie indépendante de Toulouse, à Basso Cambo. Market Terror était présenté comme la révélation de la littérature d’horreur. L’histoire d’un grand centre commercial désaffecté qui avait fait faillite et était hanté par une bête. Et, naturellement, une bande d’abrutis venait s’y paumer. C’était ringard, bourré de clichés, néanmoins le suspense était présent, ça se lisait plutôt bien. Clotilde était bon public.
Les pleurs d’impatience de Nina l’arrachèrent à sa lecture. Elle reposa le roman et s’attela à préparer à manger – elle avait pris l’habitude de dîner à 18 h 30 pétantes. Elle servit une part de risotto dans son assiette, vida un petit pot de ratatouille dans celle de Nina. Tout en mettant la table, elle repensa aux paroles de Roseline. Le sort de l’ourse était terrible, certes, tout comme celui de ses rejetons, mais qui s’était soucié de ce pauvre homme ? Pourquoi personne, à en juger par les déclarations de la retraitée, ne s’était penché sur les raisons de ce suicide ? Vouloir en finir d’une façon aussi violente résultait forcément d’un profond mal-être. D’une peine incurable.
Clotilde mit les assiettes dans le micro-ondes et installa Nina sur son rehausseur. Elle n’entendit pas le « ding » de l’appareil. Seulement de longs et puissants rugissements qui manquèrent de la faire vaciller.
Les cris effrayants d’une bête.