Après des heures interminables passées à arpenter la montagne pour semer les gendarmes lancés à sa poursuite, Edgar, exténué, fit halte contre un tronc d’arbre. Le souffle court. La mâchoire douloureuse. Le nez levé vers la nuit nuageuse, il savoura la caresse de la pluie sur son visage.
Edgar avait grandi dans la nature. Les techniques de survie qu’on lui avait inculquées demeuraient ancrées dans sa mémoire, les lois de la jungle étaient inscrites dans son ADN, ses automatismes en milieu hostile étaient acquis. Il savait se débrouiller dans les contrées sauvages, connaissait les plantes comestibles, les champignons vénéneux, les attitudes à adopter pour attraper le gibier. Des années de vie carcérale n’avaient pas rayé cet héritage de ses souvenirs.
Toute son existence, on l’avait qualifié d’instable. D’agressif. De dangereux pour autrui. Les examens cliniques avaient tous mené à ce même constat.
Pourtant, Edgar avait eu une enfance heureuse. Il n’avait pas été maltraité. Il gardait en mémoire des souvenirs joyeux, flous et diffus de sa prime jeunesse. Des parties de pêche sur un lac, des vagabondages dans des prairies à cueillir des baies, des fruits, des champignons. Des longues marches en forêt, aussi, avec son jeune frère, et sa mère, aimante, qui veillait, les cajolait, tenant à eux comme à la prunelle de ses yeux. Si Mal il y avait, il ne fallait pas le chercher dans ses premières années d’existence, mais dans son adolescence.
Puis un accident avait décimé sa famille. Edgar s’était retrouvé orphelin. Un couple l’avait alors recueilli, seul, traumatisé. Nul ne savait combien de temps il avait survécu ainsi, livré à lui-même. Franz et Élisabeth Müller l’avaient récupéré à l’état sauvage, comme dans les contes. Ils avaient traversé l’océan Atlantique et l’avaient ramené avec eux en Allemagne, dans leur maison nichée dans la vaste et tentaculaire Forêt-Noire, isolée du reste du monde. Edgar ne fut pas dépaysé. C’est dans ce massif montagneux du Sud-Ouest de l’Allemagne qu’il fit la connaissance de son nouveau grand frère, Thomas, son aîné de trois ans. Franz Müller éleva Edgar comme son propre enfant. Il lui transmit tout son amour. Mais, très vite, il sentit que quelque chose clochait chez son fils adoptif. Ce dernier n’avait aucune notion du bien et du mal. Aucune pitié. Il agissait en suivant ses besoins, ses envies, son instinct. Ses réactions étaient imprévisibles, incontrôlables. Malgré toutes ses tentatives, Franz Müller échoua à corriger ces déviances comportementales. Secrètement, à cette époque, il redoutait déjà le pire. Certains signes avant-coureurs ne trompaient pas.
Les incidents se multiplièrent. Edgar tua des petits animaux, puis de plus gros, une escalade de barbarie jusqu’à l’irréparable : le meurtre de son propre frère. Bien qu’il n’y eût aucun témoin, pour Franz Müller il était évident que son fils adoptif était coupable. Réalisant son échec, il fut contraint de se séparer de lui et de le confier aux autorités. En perdant un fils, il en avait en réalité perdu deux.
Pour Edgar, ce ne fut ensuite qu’une valse d’instituts, de cliniques, de centres, de cellules de détention. Un panel d’experts analysa son cas à la loupe ; hélas, tous les avis convergeaient vers le même diagnostic : troubles du comportement.
Edgar bourlingua alors à travers l’Allemagne : Munich, Nuremberg, Leipzig, puis enfin Berlin, autant de destinations qui se soldèrent invariablement par des drames et qui l’obligèrent à changer d’endroit. Après ces années d’errances émaillées de violences et d’enfermements, il quitta finalement l’Allemagne et s’installa dans le Sud de la France.
Contre toute attente, le climat pyrénéen lui offrit une forme de quiétude. Au cœur des montagnes, il trouva un équilibre émotionnel et parvint à se tenir tranquille. Il s’ouvrit aux autres et, chose inattendue, réussit à éprouver des sentiments inédits, savoureux : il goûta aux plaisirs de la vie de couple. Edgar et sa partenaire conçurent deux enfants.
Mais, en 2019, il commit un double meurtre.
C’est à ce moment que l’on se mit à le surnommer l’Ogre catalan.
Endiguer cet appétit vorace se révélait un combat de tous les instants. Il savait que, un jour prochain, les barrières céderaient.
Perché sur les hauteurs du goulet, abrité sous un piton rocheux, il sentit un élancement incendier sa mâchoire. Les toubibs craignaient une septicémie si la bactérie responsable de son abcès vadrouillait dans son sang. Edgar n’en avait cure. Il voulait juste profiter de cette occasion inespérée pour accomplir ce dont il avait besoin.
Il passa les doigts dans les poils hirsutes de son menton et se leva. Du haut de son poste d’observation, il pouvait distinguer la rivière serpentant au fond de la cicatrice de roche, le village, la clairière tachetée de cabanes.
Son nouveau terrain de chasse.