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Dimanche 31 octobre, 7 h 30

La journée commençait à peine et Clotilde était déjà épuisée. Comme à l’accoutumée, les pleurs de Nina l’avaient réveillée vers 6 h 30. Depuis la naissance de sa fille, elle avait pris l’habitude – infâme – de se lever aux aurores. Les poches sous ses yeux sombres témoignaient du manque de sommeil accumulé ces derniers mois.

La nuit avait été désastreuse. Clotilde, anxieuse, s’était sifflé la moitié de la bouteille de chardonnay, enchaînant les clopes sur la terrasse, hantée par le mot qu’on avait glissé sous sa porte. Elle l’avait relu des dizaines de fois, en proie à la confusion la plus profonde. Des lettres capitales, comme si l’auteur de ce message sibyllin avait voulu brouiller les pistes sur son identité. La rigidité des traits. La grossièreté des boucles. Une écriture peu soignée… Son instinct lui dictait que tout ça était l’œuvre d’un homme. En fin de soirée, le roman Market Terror était parvenu à l’extraire de l’âpre réalité de cette menace ; l’esprit tortueux, machiavélique et sadique de Charles Ciron avait réussi à lui changer les idées. Elle s’était endormie au milieu de la nuit.

Après avoir donné le biberon à Nina et l’avoir installée dans son lit parapluie, Clotilde prépara du café et fila dans la salle de bains. Une douche chaude plus tard, elle sirota son mug sur le canapé, pensive. Par la fenêtre, la cime des arbres disparaissait dans le ciel vaporeux, des coulées de brume léchaient la clairière, pareilles à des tentacules gris s’enroulant autour des chalets, comme si une pieuvre géante voulait les écraser.

Elle habilla Nina d’une salopette, d’un pull en laine blanche, lui mit son manteau, son bonnet. Doudou-lapin. Sucette. Elles sortirent sur la terrasse. Une bruine insidieuse semblait stagner dans l’air, le genre de crachin pourri qui imprègne les vêtements, sans qu’on sache trop s’il pleut ou non, et qui vous trempe de la tête aux pieds.

Clotilde faillit tomber à cause des bottes crottées qui traînaient sur le paillasson. Elle jura à voix basse et installa Nina dans la poussette tout-terrain. Elles descendirent les marches du chalet.

Le point du jour se laissait deviner, quelque part à travers le brouillard. Enrobée d’un linceul liquide, Clotilde fixa l’habillage de pluie au châssis de l’engin et elles empruntèrent le chemin menant au zoo. Les ténèbres s’abattirent alors qu’elles s’engouffraient dans la sente caillouteuse.

Il faisait incroyablement doux pour la saison. Les conséquences du réchauffement climatique, supposa-t-elle. L’air pur lui redonnait du baume au cœur. Elle profitait de sa fille, loin du tumulte toulousain. Comme elle l’avait tant souhaité. Ses craintes se dissipèrent. Une longue ombre se découpa dans l’obscurité, une sombre arborescence, couchée sur le sol, barrant l’accès au parking. Clotilde continua à pousser Nina qui babillait sous la protection de pluie.

Elle parcourut quelques mètres supplémentaires avant de s’arrêter. Un arbre entravait le passage.

Résignée, elle fit demi-tour. Regagna la clairière. Alors qu’elle dépassait le chêne, elle avisa le type du chalet jouxtant le sentier qui desservait la cascade du Cady. Il se tenait sur la terrasse, un mug fumant dans une main, une vapoteuse dans l’autre. Ses longs cheveux bruns étaient dissimulés sous un bonnet noir. Clotilde n’avait pas le choix. Elle devait demander de l’aide. La voyant s’approcher, Charles fronça les sourcils.

— Excusez-moi, lança-t-elle en arrivant à sa hauteur, je suis la locataire du chalet voisin.

Elle indiqua son logement d’un bref signe de tête.

— Désolée de vous déranger aussi tôt, mais il y a un gros arbre qui est tombé. On ne peut plus rejoindre le parking du zoo. Ça vous embêterait de venir voir ?

Un sourire indéchiffrable s’esquissa sur les lèvres de Charles. Clotilde ignorait si c’était une forme de jubilation ou de la simple méfiance. Le regard de ce type la mettait mal à l’aise. Pouvait-il être l’auteur du mystérieux message ? Elle refoula cette idée. À cet instant, sa seule priorité était d’alerter le locataire du chalet. La situation les concernait tous. Charles tourna la tête vers l’embouchure du chemin, puis fixa à nouveau Clotilde, qui, spontanément, tira sur les pans de sa veste, comme s’il pouvait voir à travers ses vêtements.

— Et moi qui me croyais le seul à être matinal, dit-il enfin dans un soupir après un long silence déstabilisant.

— Pardon ?

— J’arrive.

Il disparut dans le chalet, émergea une minute plus tard, accoutré d’un caban et de bottes militaires.

— Il est où, votre arbre ? demanda-t-il sans cacher une certaine lassitude.

— Sur le sentier.

Ils se faufilèrent sous les frondaisons.

— C’est gentil à vous, ajouta Clotilde. Je suis déjà intervenue sur ce genre d’incidents, et ça m’étonnerait qu’on arrive à le bouger sans un matériel adapté.

Il la jaugea avec curiosité.

— Je suis pompier volontaire du côté de Toulouse, précisa Clotilde. Et je ne suis pas rassurée à l’idée de ne plus pouvoir me déplacer en voiture. Surtout avec ma fille. On ne sait jamais à cet âge-là. Ils tombent tout le temps malades. Au fait, je m’appelle Clotilde. Et voici Nina.

Charles jeta un regard désinvolte en direction de la poussette, puis toisa la mère célibataire.

— Charles.

— Vous venez souvent dans la région ?

— C’est la première fois.

Pas très loquace, le Charles, songea Clotilde, embarrassée de déranger un inconnu de bon matin.

— C’est juste après le virage, indiqua-t-elle, de plus en plus nerveuse.

Le romancier opina d’un air désintéressé, et ils arrivèrent devant le tronc d’arbre.

— Il est peut-être tombé à cause d’un glissement de terrain, hasarda Clotilde, autant pour entretenir la conversation que pour faire taire ses angoisses. J’ai déjà vu ça par le passé.

L’attitude prétentieuse de Charles s’effaça instantanément. Un mélange de stupeur et d’admiration l’envahit. Les mains sur les hanches, il observait l’arbre abattu.

— On ne pourra jamais déplacer un truc pareil à la force des bras, dit-il. Même si on réunit tous les locataires des chalets.

L’instinct maternel de Clotilde troublait sa lucidité, son sang-froid, et ce malgré des années d’expérience à la caserne. Elle échafaudait des scénarios catastrophe mettant en scène Nina. Ce n’était pas un pompier chevronné qui se décomposait devant ce châtaignier. C’était une mère inquiète pour la sécurité de son enfant.

— Comment on va faire pour retourner au village ? s’enquit-elle alors d’un ton horrifié.

— Il faut appeler vos collègues.

Charles enjamba l’obstacle, qui devait mesurer quarante centimètres de diamètre et près d’un mètre cinquante de circonférence. Tel un limier, il passa les doigts sur l’écorce, inspecta les alentours.

— Comment un arbre pareil a-t-il pu tomber ? fit-il tout bas.

Il suivit le tronc hérissé de branches en direction de ses racines escamotées par des buissons, piétina les feuilles et les bogues de châtaignes éparses. Une brindille craqua sous sa semelle quand il se figea.

— Venez.

Clotilde mit les freins de la poussette et le rejoignit dans les fourrés. La luminosité avait augmenté depuis son passage précédent, une lueur fade filtrait à travers les houppiers ; on y voyait un peu mieux. Le visage de Charles était livide. Cette fois-ci, aucun doute, il ne jouait plus le rôle du type nonchalant. Il paraissait réellement affecté. Tout en jetant des coups d’œil à Nina, restée au milieu du chemin, Clotilde franchit les broussailles. À mesure qu’elle longeait le tronc vers les racines, une bouillie jaunâtre, grumeleuse, recouvrait les feuilles mortes et les buissons. De la sciure de bois gorgée d’eau. Soucieuse de ne pas trop s’éloigner de sa fille, elle hâta le pas avant de se statufier près de Charles, accroupi devant la souche, qui montrait une entaille oblique, des traces de coupe nettes, précises. Il prit appui sur un genou pour se relever et annonça d’une voix glaciale :

— Ça a été tronçonné. Quelqu’un veut nous empêcher de partir.