Bérengère se réveilla en sursaut. Elle tourna la tête vers la gauche : personne. La place de Vincent était vide, le matelas semblait s’étirer démesurément vers la penderie laquée.
En tâtonnant sur la table de chevet, ses doigts rencontrèrent son smartphone branché à la prise murale.
Aucun message. Aucun appel. Elle se redressa à l’équerre, les draps et la couverture valdinguèrent sur le parquet. Elle fonça dans le salon. Toujours personne. Pendant une seconde, elle avait espéré découvrir Vincent sur le canapé. C’était la première fois qu’il découchait depuis leur rencontre, et il ne l’avait même pas prévenue ! Une vague de colère mêlée d’appréhension gronda en elle, avant qu’elle ne se souvienne qu’il n’y avait pas de réseau dans la clairière. Si son homme l’avait contactée, elle était obligée de se rendre sur le parking du zoo pour lire ou écouter ses messages.
Une fois douchée, elle se versa une tasse pleine de café avec du sucre et un nuage de lait. Des cernes mangeaient son visage, stigmates d’une nuit éprouvante. Elle avait guetté le retour de Vincent jusqu’à minuit. Si d’un côté elle s’inquiétait de son sort, elle exultait de l’autre d’avoir fait ce qu’elle n’aurait jamais osé auparavant. Malgré l’épuisement, elle avait tourné dans son lit sans trouver le sommeil, sujette à la rumination, avant de sombrer aux petites heures du jour.
Des nuages de brume voguaient dans la clairière arrosée de bruine. Il faisait encore moche. Elle porta son café à ses lèvres.
Une vision d’épouvante lui fit lâcher la tasse, qui se fracassa sur les lattes de bois.
La Citroën C3 avait disparu.
— Le con ! s’écria-t-elle, outrée.
Elle chaussa ses baskets tout en accablant Vincent des pires qualificatifs, attrapa son K-Way à la volée et déboula sur la terrasse. Près du chêne, le Croquemort et Miss Maman parfaite devisaient près d’une poussette. Elle quadrilla chaque recoin de la clairière à la recherche de la voiture – au cas où la C3 aurait miraculeusement changé de place – et héla les deux locataires :
— Excusez-moi, vous n’auriez pas vu mon compagnon ?
Sans leur laisser le temps de répondre, elle fit une description sommaire de Vincent, se retenant toutefois d’utiliser les termes de « pauvre connard » qui clignotaient en rouge fluo dans son cerveau.
— Il a pris la voiture. C’est une Citroën C3 bleu ciel. Vous ne l’avez pas vue partir ?
Elle remarqua qu’elle n’arrivait pas à obtenir toute l’attention des deux voisins.
— Est-ce que vous parlez français ?
Charles soupira profondément.
— Si vous me permettez, on a un autre problème.
Bérengère croisa les bras.
— Un problème plus grave que d’être coincé ici, au milieu des Pyrénées et sans moyen de locomotion ? fit-elle d’un ton sarcastique.
— Justement, avec une voiture, on ne pourrait aller nulle part.
Bérengère ressemblait à un point d’interrogation d’un mètre soixante.
— Comment ça ?
— Un arbre bloque la route, fit Clotilde, presque affolée.
— On ne peut pas l’enlever ?
Les mains dans les poches de son caban, Charles secoua la tête.
— Il est trop gros.
— Vous avez appelé les pompiers ?
Coup d’œil entre Clotilde et Charles.
— Pas encore. Mais ce qui nous inquiète, c’est que l’arbre a… comment dire… il a été coupé.
— Et ?
Face à l’incompréhension de la mère de famille, il développa.
— Quelqu’un l’a abattu avec une tronçonneuse.
La bouche de Bérengère forma un O parfait, façon carpe.
— On veut nous empêcher de partir, ajouta Charles.
Bérengère n’y comprenait rien. Qui aurait voulu faire une chose pareille ? Ces deux paranoïaques la bassinaient. Elle demanda :
— Un arbre, ça se coupe, non ?
— Si vous avez une tronçonneuse dans votre sac à main, faites-vous plaisir, lâcha Charles.
Réalisant qu’elle avait commis une de ces maladresses dont elle avait le secret, Bérengère se ratatina sur place, vexée.
— Vous proposez quoi, alors ?
— Il faut prévenir les pompiers, décréta Charles à l’intention de Clotilde.
Cette dernière était penchée au-dessus de la poussette et réinstallait son bébé.
— Et la proprio, dit-elle en se redressant.
Bérengère suspectait ces deux-là d’avoir déjà tout planifié. Elle reluqua les jambes de la « mère parfaite » ; décidément, elle la détestait. Dans tous les cas, pour elle, ça ne changeait pas grand-chose. Arbre couché ou pas, elle n’avait plus de véhicule pour décamper d’ici. Immergée jusqu’au cou dans la nasse, elle se raccrocha à un détail, un mot prononcé par ce type étrange, telle une bouée dans l’océan d’incertitudes sur lequel elle dérivait depuis son réveil.
— Vous dites que cet arbre a été tronçonné ?
Clotilde et Charles opinèrent de concert.
— Il m’a semblé entendre du bruit en milieu de nuit. Si cet arbre barre le chemin depuis, alors Vincent a forcément récupéré la voiture avant.
— Nous étions justement en train d’en discuter avant votre arrivée, expliqua Clotilde. Charles – l’intéressé leva deux doigts pour bien signifier qu’on parlait de lui – n’a rien noté. De mon côté, il m’a aussi semblé entendre un bruit de moteur. Il devait être 3 ou 4 heures du matin. Ça pourrait être ça.
— Votre Vincent, intervint Charles en scrutant Bérengère d’un regard perçant, il n’aurait pas une tronçonneuse dans sa voiture, par hasard ?
— Vous plaisantez, j’espère.
Il haussa les épaules.
— On doit prévenir la proprio, répéta Clotilde d’un ton pondéré, visant à calmer les esprits qui s’échauffaient. Hier, au zoo, une femme m’a expliqué que la propriétaire du parc animalier et des chalets possédait aussi l’auberge de Saint-Martin-du-Canigou. On pourrait y faire un saut ?
Bérengère tentait de remettre ses idées en place. Elle approuva.
— Je peux m’en occuper, si vous voulez. Je n’arrive pas à croire que Vincent ait pu passer la nuit dehors avec le temps qu’il a fait. Il a dû aller s’abriter dans l’auberge. En y allant, j’en profiterai aussi pour prévenir la proprio. Je ferai d’une pierre deux coups.
Elle jeta un regard acéré en direction de Charles.
— Et je n’imagine pas Vincent découper un arbre en pleine nuit sous la flotte, reprit-elle. S’il y avait une tronçonneuse dans ma voiture, je serais la première à le savoir : c’est moi qui fais les valises !
La réplique arracha un sourire à Clotilde.
— Très bien, fit-elle. Vous allez au village pour la prévenir, pendant ce temps je descends au zoo pour appeler les pompiers.
Bérengère acquiesça.
— Avant, je vais avertir les dernières locataires. Peut-être qu’elles ont vu Vincent…
— Si vous n’avez pas besoin de moi, je serai dans mon chalet, annonça Charles. On se tient au courant.
Après avoir récupéré son porte-monnaie sans daigner ramasser les débris de la tasse en porcelaine – chose improbable si elle avait été dans son état normal –, Bérengère longea la muraille boisée vers le chalet des filles. Ce séjour virait au cauchemar. Vincent volatilisé avec la Citroën. Cette histoire d’arbre abattu pour isoler les occupants de la clairière. Et tout ça le week-end de Halloween ! On se serait cru dans un film d’horreur de série B.
Shootée à l’adrénaline, elle sautilla sur les marches de bois avant de s’immobiliser, la main cramponnée à la rambarde. Elle réprima un cri de stupeur.
Sous ses yeux horrifiés, des corbeaux festoyaient dans des restes de chairs orangées en putréfaction. Un reflux acide lui brûla l’œsophage. Une vision écœurante s’imprima sur ses rétines : le bec d’un corbeau jaillissait d’une orbite vide, de l’intérieur d’un crâne déformé, aplati par endroits, fendu d’un sourire malaisant.