Dans les effluves capiteux de cannabis, Yumi repoussa le plaid, et ses pieds nus touchèrent le plancher. Un mal de tête carabiné lui comprimait la boîte crânienne : maudite tequila ! La bouche pâteuse, l’esprit ensuqué, elle chancelait dans le chalet. Puis ses pensées s’ordonnèrent subitement. La porte de la chambre était entrebâillée. Elle la poussa du bout des doigts, jeta un œil par l’interstice. Noir absolu. Elle l’ouvrit en grand, jetant sur le lit la lumière crue du séjour. Les draps étaient défaits, il n’y avait personne. Gagnée par la panique, elle retourna dans le salon. Où était Ingrid ?
Yumi trépigna quelques secondes au milieu des restes de burritos, des amoncellements de vaisselle sale, des verres à shooter, des paquets de tabac et de feuilles à rouler, avant de se diriger vers la salle de bains.
— C’est occupé ! fit une voix à peine la poignée baissée.
Le martèlement dans la cage thoracique de Yumi ralentit. Soulagée, elle fit couler du café et commença à ranger la cuisine.
Bruit de chasse d’eau. Ingrid sortit une minute plus tard. Un T-shirt trop petit compressait sa poitrine et laissait voir son piercing au nombril, un minishort couvrait son intimité.
Le visage froissé de fatigue, elle s’assit à la table ronde, le menton posé sur les mains.
— Je suis décalquée, dit-elle en remerciant sa compagne qui lui tendait une tasse de café.
Yumi, appuyée contre l’évier, la tasse serrée entre les doigts, fut brusquement emportée dans un tourbillon de colère.
— Tu t’es couchée tard ?
— Je sais même plus.
Ingrid avala une gorgée brûlante.
— T’as parlé à ce type ?
— Charles ? Ouais, on a fini la soirée ensemble.
— Charles ? Parce que tu l’appelles par son prénom, maintenant ? Je croyais que c’était un pervers.
Ingrid renifla.
— En fait il est plutôt sympa. Il s’appelle Charles Ciron. Le gars écrit des thrillers, des horreurs. Il est barré, je te jure. On s’est bien marrés.
— Vous vous êtes marrés, répéta Yumi. Tu pars en pleine nuit armée d’un couteau pour menacer notre voisin voyeur, et vous vous marrez.
— Ce n’était pas ce qu’on croyait.
— C’était lui ou ce n’était pas lui ?
— C’est plus compliqué que ça… Il m’a tout expliqué.
— Et toi, tu l’as cru ?
— Oui, il m’a paru sincère. Tu sais qu’il est connu ? Apparemment il vend des tonnes de bouquins. Il m’a raconté son prochain livre. Heureusement que ce type écrit des romans parce qu’il a pas l’air de tourner très rond.
— Alors pendant que je flippe en t’attendant, toi, tu flirtes avec le type d’à côté.
La tasse d’Ingrid heurta la table.
— C’est quoi, cette agression au réveil ? Tu me fais quoi, là ?
Yumi s’angoissait beaucoup, ce n’était pas un scoop. Dès le collège, elle avait su qu’elle préférait les filles, que c’était sa « vraie nature », contrairement à Ingrid qui, elle, avait fait son coming out sur le tard. Au lycée et durant ses premières années à l’école vétérinaire, cette dernière avait collectionné les conquêtes masculines avant de rencontrer Yumi et de changer d’équipe : c’était sa première relation sérieuse. Yumi craignait qu’elle ne se lasse des femmes et retente sa chance avec les mecs. Que son orientation sexuelle ne soit pas clairement définie. Cette incertitude lui causait des migraines, mais aussi, comme ce matin, des crises de jalousie plus ou moins rationnelles.
Ingrid était à présent courroucée. Elle embraya :
— Et puis, pour quelqu’un qui s’inquiétait, tu t’es vite endormie, je trouve. Ça ne devait pas te travailler tant que ça que je sorte en pleine nuit. On est revenus, figure-toi. Comme tu pionçais – elle appuya sur ce terme, renforçant la colère de Yumi –, on s’est calés sur la terrasse. On a bu des coups et fumé quelques joints en faisant les cons avec le couteau et les citrouilles.
Les articulations de Yumi blanchissaient à mesure qu’Ingrid lui détaillait sa soirée, qu’elle lui renvoyait le fait irréfutable que, en effet, elle s’était assoupie pendant son absence.
— Il te plaît, hein ? lâcha-t-elle.
C’était sorti tout seul. Elle le regretta aussitôt.
— T’es ridicule, Yumi.
Ingrid s’enfuit vers le canapé.
— Tu m’énerves quand tu réagis comme ça, lâcha-t-elle en confectionnant une cigarette. On est revenus, je te dis, on aurait pu continuer la soirée tous les trois. Ça aurait pu être sympa. Mais madame, visiblement au comble de l’inquiétude, roupillait déjà sur le canapé !
On toqua à la porte.
— J’étais crevée ! se justifia Yumi. J’ai essayé de t’attendre, mais avec tout ce qu’on a bu et ce qu’on a fumé j’ai pas réussi à tenir. Et c’est pas parce que je me suis endormie que je n’avais pas la trouille pour toi !
Les coups redoublèrent contre la porte du chalet.
— Putain, c’est quoi, ça ?
— Peut-être ton mec ?
— Tu me fais chier !
Ingrid, clope au bec, alla ouvrir.
— Quoi ?
Bérengère recula, tout en évitant d’écraser les restes de citrouilles dévorés par les corbeaux.
— Je… Excusez-moi de vous déranger… Je suis la locataire du chalet d’à côté.
Les sourcils froncés à cause de la fumée qui lui piquait les yeux, Ingrid la dévisagea.
— Et ?
— Et on a un problème.
Le jeune couple échangea un regard circonspect avant d’inviter Bérengère à entrer. Cette dernière jugula le dégoût que lui inspiraient l’insalubrité du chalet et l’odeur nauséabonde de tabac froid. Ingrid ouvrit la fenêtre pour fumer sa cigarette tandis que Yumi proposait du café à leur invitée, ostensiblement chamboulée, qui accepta volontiers. Le climat de tension se délita. Confuse d’interférer dans l’intimité houleuse de parfaites inconnues – d’après la dispute qu’elle avait discernée de la terrasse –, Bérengère raconta la disparition de son compagnon, l’arbre tronçonné, la départementale inaccessible.
— Je vais me rendre au village, conclut-elle. La propriétaire des chalets tient aussi l’auberge de Saint-Martin-du-Canigou. Je l’interrogerai sur Vincent et je la préviendrai pour l’arbre abattu.
Yumi n’avait toujours pas digéré le comportement d’Ingrid. Elle devait se calmer. S’aérer. Prendre ses distances avec sa partenaire pour mieux se réconcilier avec elle.
— Il nous faut quelques courses pour ce soir, annonça-t-elle. Et on n’a presque plus de clopes. Vous avez cinq minutes ? Le temps de prendre une douche et je viens avec vous.