L’itinéraire escarpé formait une longue boucle s’élevant dans la montagne, à l’ombre des conifères, avant de revenir au point de départ près de l’accueil et de la boutique de souvenirs. D’une superficie de dix-neuf hectares, le parc hébergeait une cinquantaine d’espèces d’animaux des plus exotiques aux plus sauvages. Toutes les infrastructures étaient construites en matériaux renouvelables – murs en bois, toits en chaume ; on sentait le désir de préserver l’environnement, de respecter la nature à chaque recoin. Il y avait des poubelles de tri tous les dix mètres ; le parc était d’une propreté impeccable. L’architecture insolite lui conférait des airs de camp de vacances en bord de mer.
Que fichait un zoo dans un endroit pareil ? Clotilde avait effectué le « grand tour », comme le conseillait le plan qu’on lui avait donné à l’entrée. Durant plus d’une heure et demie, elle avait poussé Nina sur le chemin enduit d’asphalte. Elle avait vu des cerfs, des daims, des chevreuils, des isards, des chameaux, des mouflons corses, des lamas, des alpagas, des ânes catalans, des girafes ; à présent elle s’engageait sur l’allée principale, le long de l’étang artificiel dans lequel caquetaient des canards et des oies. Sur sa gauche, elle dépassa une série d’immenses volières qui hébergeaient des aigles, des vautours, un condor et d’autres espèces de rapaces, mais aussi des aras. L’amphithéâtre, qui pouvait accueillir jusqu’à cinquante visiteurs, s’érigeait à l’arrière-plan. Il proposait un spectacle quotidien d’oiseaux ; des annonces au micro retentissaient à travers le parc, promettant un instant féerique, inoubliable. Le show commençait à 16 h 30.
Clotilde esquivait les flaques d’eau qui jalonnaient la voie. Sur sa droite, des macaques de Barbarie se massaient, grattaient leur pelage ; un couple de tigres évoluait dans un décor rappelant un temple indonésien escamoté par une forêt dense ; un lion, trois lionnes et leurs lionceaux lézardaient sous un immense monticule de rochers, près d’un ruisseau, au centre d’un vaste espace entouré de falaises qui tutoyaient le brouillard. La taille des enclos était impressionnante, les animaux avaient de la place, beaucoup de place, au détriment de la visibilité des visiteurs, parfois.
Fascinée par l’envergure de la fosse aux félins, Clotilde s’approcha d’une grande paroi vitrée. Vautré sous une large pierre plate, le lion se la coulait douce.
— Oh ! regarde, Nina. C’est Mufasa.
La fillette avait déjà entendu l’histoire du Roi Lion ; Clotilde la lui avait lue à maintes reprises. Elle orienta la poussette vers les félins ; les paupières de Nina étaient closes, elle faisait la sieste. Avec un sourire empli de tendresse, Clotilde continua son chemin en direction de l’île aux singes.
Un pont permettait d’enjamber les douves encerclant les deux serres et les enclos extérieurs, scindés en deux zones bien distinctes pour éviter toute interaction. Clotilde poussa Nina à travers la première, peuplée de gorilles, puis la seconde, occupée par des chimpanzés et des orangs-outans. Les primates étaient tous rentrés à l’intérieur ; dehors, les arbres, les cordages, les passerelles et les pneus étaient à l’abandon.
Elle poursuivit sa visite jusqu’au terrain des loups, à l’extrémité du parc, où la meute, invisible, se prélassait dans sa tanière. Un peu déçue, Clotilde bifurqua puis arriva à proximité d’une grande fosse qui précédait une serre en travaux, interdite au public. Une rafale ébouriffa ses cheveux ; elle baissa le capot de la poussette pour protéger Nina.
Intriguée, elle s’approcha et consulta les informations notées sur la pancarte en bois, plantée devant le parapet cimenté.
« L’ours kodiak est considéré avec l’ours blanc comme le plus grand carnivore terrestre. »
Elle jeta un œil en contrebas entre les branches des séquoias, examina les troncs couchés, les berges du ruisseau, les amas de rochers sporadiques, l’entrée d’une tanière incrustée dans un bâtiment bétonné.
Il n’y avait pas l’ombre d’un ours.
— Notre ami poilu est en train de faire un long roupillon, fit une voix dans son dos.
— Je vous demande pardon ?
Une femme d’une soixantaine d’années s’accouda au garde-fou. Elle était petite et portait un manteau bleu marine qui lui arrivait aux genoux. Des mèches grises lui rayaient la figure. Il y avait quelque chose d’espiègle dans son regard, elle était comme ces enfants excités de découvrir des animaux pour la première fois.
— Les ours commencent à hiberner au mois d’octobre ou novembre, expliqua-t-elle. Vous l’avez raté de peu. La semaine dernière, il stockait encore de la nourriture pour passer l’hiver dans sa tanière. Il se réveillera au printemps.
— Vous avez l’air de vous y connaître, dit Clotilde, amusée. Vous venez souvent ?
Elle détailla rapidement la tenue de l’inconnue. Puis :
— Vous… ne travaillez pas ici ?
— Oh ! non. Même si j’avoue que cela ne m’aurait pas déplu. Je suis retraitée de l’Éducation nationale. J’ai enseigné les mathématiques pendant trente ans au collège de Prades. Je vis à Saint-Martin-du-Canigou et je visite le parc tous les samedis après le déjeuner. Ce zoo, c’est ma promenade digestive. Pendant que mon mari regarde le sport à la télé, moi, je viens voir les animaux, ajouta-t-elle en riant.
Clotilde l’imita.
— Comment s’appelle ce petit prince ? demanda la retraitée en jetant un œil vers la poussette et la chancelière bleue qui émergeait du capot.
— C’est une petite princesse, rectifia Clotilde, sans relever le préjugé. Elle s’appelle Nina.
L’air enchanté, elle poursuivit :
— Elle s’est assoupie au bout de dix minutes de visite. À chaque fois c’est pareil, mademoiselle a le chic pour s’endormir dès que les choses deviennent intéressantes.
Le sourire de la femme s’élargit.
— Ça me rappelle des souvenirs. J’ai deux petits-fils. Oh ! bien sûr, aujourd’hui ils sont grands, ce sont des adolescents qui me dépassent d’une tête. Mais vous verrez comme ça file vite. Profitez-en tant que vous pouvez.
Clotilde opina par politesse ; on lui avait sorti ce refrain un nombre incalculable de fois.
— Vous êtes en vacances ? s’enquit la retraitée.
Elle leva la tête et inspecta les alentours – peut-être à la recherche d’un « papa », supposa Clotilde.
— Juste en week-end. Un week-end mère-fille, précisa-t-elle pour clarifier les choses.
Une bourrasque les cingla. Un rideau de cheveux masqua soudain le visage de l’ancienne professeure.
— Vous voulez vous asseoir un moment ? proposa-t-elle en indiquant les tables derrière elles.
La vie de Clotilde gravitait autour de son bébé, elle côtoyait peu d’adultes en dehors de l’école et de la caserne, aussi accepta-t-elle.
— Vous désirez quelque chose à boire… ?
— Roseline.
— Clotilde.
— Non, merci, Clotilde.
Elles s’installèrent à une table, sous un gigantesque toit pointu en chaume. Il y avait peu de visiteurs, le mauvais temps de la matinée avait dû décourager les touristes, et les nuages noirs qui s’amoncelaient n’auguraient rien de bon. Elles papotèrent comme deux copines qui se seraient perdues de vue. Roseline avait assisté à l’inauguration du zoo, avait vu grandir la plupart des animaux. Pour une raison inconnue, Clotilde se sentit libre de parler. De se confier. La vie difficile de maman célibataire, le travail, les missions, le rythme infernal toulousain. Roseline était dotée d’une qualité d’écoute et d’empathie qui invitait à se confesser. Après une quinzaine de minutes, elle insista pour payer des boissons, disparut dans le snack et revint avec un jus de fruits et un soda.
— Vous connaissiez déjà cet endroit ?
— De nom, seulement, répondit Clotilde en versant son Coca dans un gobelet en carton. Ce sont mes collègues de la caserne qui se sont cotisés pour m’offrir ce week-end à Saint-Martin-du-Canigou.
— Comme c’est adorable de leur part. La propriétaire du zoo tient aussi l’auberge. Je la connais bien. Vous verrez, elle va vous dorloter.
— Nous ne dormons pas à l’auberge. Nous logeons dans un des chalets, un peu plus haut.
Roseline se rembrunit.
— Les chalets ?
Clotilde acquiesça, troublée par la réaction de sa nouvelle amie.
— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?
Roseline repoussa son jus de fruits, comme si la mention des locations de la clairière lui avait coupé la soif.
— Vous savez ce qui s’est passé il y a deux ans, dans ce zoo, ici même, à quelques mètres de l’endroit où nous sommes ?
Elle pointa un doigt décharné vers la fosse.
— Je l’ai lu au moment de valider la réservation, quand je me suis renseignée sur les activités de la région, confirma Clotilde. Un homme s’est jeté dans l’enclos des ours, c’est ça ?
— Oui. Ça a été épouvantable. Cet homme est mort dans des circonstances abominables, comme vous pouvez l’imaginer. Des témoins ont alerté les soigneurs et le protocole qui existe dans ce genre de situation a été mis en place : l’animal a été abattu.
— Ça a dû être terrible.
Roseline observait le parapet épousant la fosse d’un air absent.
— Je n’y étais pas, embraya la retraitée. On me l’a raconté. Mais, oui, ça a été affreux. Il y a eu une enquête. La direction départementale de la protection des populations a établi que le capacitaire du parc n’était pas responsable de la mort de ce pauvre homme. Aucune faute de sécurité n’a été commise. Par conséquent le zoo n’a pas été contraint de fermer. Légalement, en tout cas.
Ressasser ces souvenirs semblait la bouleverser. Elle poursuivit :
— Mais la pression médiatique a été si forte qu’il a finalement été obligé de fermer ses portes, le temps que les choses se tassent. Quelques jours après le drame, Saint-Martin-du-Canigou est devenu l’épicentre d’une polémique. Beaucoup de gens se sont indignés que l’animal ait été abattu alors que l’homme était clairement le seul et unique responsable. La propriétaire a été traitée d’assassin, de tueuse d’ours. Pendant des mois, tous les week-ends, il y a eu des regroupements de défenseurs de la cause animale, des opérations escargot, des manifestations, ici même et dans notre petit village. Des associations sont venues grossir les rangs des opposants à la réouverture du zoo, notamment Pays de l’Ours. Des heurts ont éclaté, les infrastructures du parc ont été vandalisées, il y a eu des tentatives de libération de certaines espèces. Cette situation ingérable a perduré jusqu’à l’instauration du premier confinement en mars 2020. Ensuite, avec l’épidémie, les gens sont passés à autre chose. Le zoo a rouvert seulement cette année.
Elle chassa les mèches récalcitrantes qui striaient son visage. Au son de sa voix, qui vrillait par moments, Clotilde devinait que le sujet restait sensible.
— Les conséquences de la mort de l’ourse sur ses petits ont participé à envenimer la situation.
— Ses petits ? répéta Clotilde, attentive.
— Une bien triste histoire, ma pauvre. Qui a jeté de l’huile sur le feu, renforçant la haine chez les opposants à la réouverture du zoo.
Elle avala finalement une gorgée de jus de fruits.
— Après le décès de la maman, les oursons ont échappé à la vigilance des soigneurs. Les petits devaient être transférés dans un autre parc. En attendant, c’était l’équipe vétérinaire et les employés qui assuraient le rôle de la mère. Normalement, c’est elle qui s’occupe de les nourrir, de les éduquer.
Comme chez les humains, ne put s’empêcher de penser Clotilde, tout en berçant la poussette du bout de sa chaussure. Elle avala une lampée de soda ; Roseline enchaîna, court-circuitant ses réflexions :
— Je ne sais pas exactement comment ça s’est passé, s’il s’agit d’une erreur d’inattention, de logistique, ou si c’est à cause de l’état psychologique des soigneurs, qui essuyaient des critiques et se faisaient caillasser leurs voitures quand ils venaient travailler, mais quoi qu’il en soit les oursons ont été retrouvés morts.
Clotilde ignorait pour qui la retraitée avait le plus de compassion : ce pauvre homme ou la famille ours. Sachant qu’elle avait dû voir grandir les animaux, qu’elle connaissait la propriétaire, elle pencha pour la team ours.
— Qu’est-ce qui a pu pousser quelqu’un à faire une chose pareille ? demanda Clotilde. Je veux dire, c’est insensé. Il y a d’autres moyens pour se suicider.
— Nul ne le sait. Mais cette tragédie a exhumé les anciennes légendes. Certains prétendent que ce sont les encantades qui lui auraient fait perdre la raison, des fées enjôleuses, ravissantes et particulièrement persuasives, qui vivent près du torrent du Cady et ensorcellent les hommes avec leurs chants. D’autres soutiennent que c’est à cause de l’isolement, que les gens changent dans ces chalets, qu’il s’y passe des phénomènes étranges. Apparemment il aurait séjourné dans l’un d’entre eux avant de se suicider. C’est la raison pour laquelle j’ai été surprise, tout à l’heure, quand vous m’avez dit que vous dormiez dans cette clairière. J’ignorais qu’elle accueillait à nouveau des touristes.
Roseline plongea les yeux dans ceux de Clotilde, qui s’enfonça dans son siège, comme si le poids du regard de la retraitée était trop lourd à supporter.
— C’est très curieux que nous discutions de ça spécialement aujourd’hui, fit cette dernière d’un air grave.
— Pourquoi ? lâcha Clotilde, perturbée par ce brusque changement d’attitude.
— Parce que demain ça fera exactement deux ans, jour pour jour, que cet homme s’est donné la mort.