8

Samedi 30 octobre, 16 h 50

Bérengère se réfugia dans la salle de bains.

Les larmes striaient sa peau de porcelaine, son mascara coulait en rigoles. Tant d’efforts réduits à néant, tout ça pour se retrouver à pleurer comme une conne, assise sur les toilettes. Face à elle, le miroir lui renvoyait l’image de son corps en pleine figure : ses cuisses lézardées de cellulite, ses bourrelets, son ventre, la peau flasque sous ses bras, son double menton. Comment les autres faisaient-elles ? Comment se débrouillait-on pour prendre soin de soi après deux grossesses, tout en s’occupant des gosses, des tâches ménagères et en reprenant des études ? Comme l’autre, là, dans le chalet d’en face, avec sa taille de guêpe et son môme d’à peine un an.

On était seulement samedi, et le week-end virait déjà au fiasco… Après avoir fait les courses, Vincent et elle étaient partis visiter l’abbaye de Saint-Martin-du-Canigou, juchée au-dessus du village. Une promenade d’une petite heure durant laquelle le couple avait marché en silence, main dans la main, oubliant l’esclandre de Vincent quand il avait constaté l’absence de réseau dans le chalet. Les téléphones portables captaient à partir du parking du zoo ; la clairière et les bois alentour étaient en zone blanche. Ils étaient revenus par un sentier pédestre qui serpentait au milieu de la forêt. Le chemin coupait la départementale grimpant au col de Jou, la rivière du Cady – ils avaient traversé un pont de singe suspendu au-dessus de la cascade –, et débouchait près du chalet occupé par ce type étrange et solitaire que Bérengère avait surpris en train d’épier derrière ses rideaux. D’humeur coquine, elle avait ensuite voulu batifoler. Et, là, le drame…

Elle s’était pourtant apprêtée pour aguicher son homme : maquillage sobre, rouge à lèvres, épilation du pubis à la cire, lingerie en dentelle carmin sous un déshabillé en soie. Malgré tout ça, le petit Vincent était resté de marbre. Bérengère n’avait pas voulu y accorder trop d’importance, mais Vincent, lui, en avait fait tout un plat, frustré par son impuissance ; il s’était emporté, le ton était monté, il avait claqué la porte en partant, furibond.

Hoquetant dans la salle de bains, Bérengère ignorait où son compagnon s’était sauvé. Ses enfants lui manquaient. Elle aurait souhaité les prendre dans ses bras, au lieu de quoi elle se lamentait au fin fond d’un chalet, dans les méandres du massif pyrénéen. Son couple avait atteint un point de non-retour.

Elle se rhabilla. Incapable de se concentrer sur les cours de l’IFSI qu’elle avait apportés, elle sortit sur la terrasse. Bien qu’elle ne soit pas friande de ce genre d’attractions, un tour au zoo la distrairait sans doute de son chagrin. Les résidents des chalets bénéficiaient d’un accès gratuit au parc animalier ; le forfait était compris dans la location. Et qui sait, peut-être Vincent l’attendrait-il sagement à son retour, pétri de remords ?

Elle descendit le perron, tourna à l’angle de l’habitation avant de s’arrêter. Sous la fenêtre de leur chambre, des empreintes de pas avaient écrasé le tapis d’aiguilles de pin. Elle procéda à une rapide analyse, se mettant dans la peau d’un des personnages des polars qu’elle aimait tant lire. D’après la météo, il n’avait pas plu la veille, or les marques gaufrées s’enfonçaient dans la fange. Un constat inquiétant s’imposa dans son esprit. Ces traces dataient du jour même.

Quelqu’un s’était posté ici. Devant leur chambre.

Elle remarqua deux taches graisseuses sur la fenêtre, à hauteur d’yeux. On aurait dit les marques laissées par une main plaquée contre la vitre. Comme si on les avait espionnés.

Était-ce Vincent ? L’avait-il épiée discrètement, en proie à la culpabilité ? Où était-ce le locataire bizarre qui les avait observés, animé par de sombres desseins ?

Les questions se bousculaient sous son crâne au moment où elle remarqua un autre sentier, plus étroit, qui s’enfonçait dans la forêt. Ce dernier descendait lui aussi le ravin boisé en direction du zoo. Elle opta pour ce passage.

Ses baskets écrasaient les brindilles, les premières feuilles mortes tombées des arbres, les pommes de pin. Le chemin déclinait en pente raide, parsemé de cailloux et de racines enrobées de mousse. Bérengère redoubla de vigilance pour ne pas glisser. La luminosité s’affadissait à mesure qu’elle progressait dans les bois. Craquements et bruissements résonnaient partout autour d’elle. La nature l’enveloppait. La cernait. Bérengère s’attendait presque à voir surgir des elfes guerriers ou un escadron de centaures.

Au détour d’un virage, elle échoua dans une seconde clairière, plus petite que celle des chalets. Une chaîne rouillée, fixée à deux piquets en bois vermoulu, en défendait l’accès. Des écriteaux cliquetant sous la brise étaient accrochés dessus : « Défense d’entrer », « Attention : danger ». L’esprit trop préoccupé pour se soucier de ces mises en garde, Bérengère enjamba l’obstacle.

Les nuages se rassemblaient dans le ciel, comme si un dieu quelconque tirait une gigantesque couverture grise sur la vallée.

Au sommet de l’espace dégagé et incliné, un mirador se détachait de la nappe sombre qui ensevelissait les lieux.

Le vent sifflait entre les cimes, semblable à la plainte d’un animal blessé, à l’agonie.

Peu rassurée, Bérengère s’approcha de l’étrange construction. En contrebas, elle remarqua un sentier carrossable qui descendait vers le zoo.

Un bruit sec se fit entendre sous sa semelle. Elle se pencha, intriguée. Découvrit une espèce de boule gluante, mélange d’os, de plumes et de poils agglomérés entre eux par un mucus collant.

Qu’est-ce que c’était que cet endroit ?

Elle poursuivait son ascension quand une ombre fondit sur elle depuis les airs. Les mains en protection au-dessus de la tête, elle hurla en faisant demi-tour.