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Dimanche 31 octobre, 10 h 40

Bérengère et Yumi trépignaient sur le perron de l’auberge.

Du haut de son bras en fer forgé, la lanterne perforait l’écharpe de brume qui se faufilait dans la rue principale de Saint-Martin-du-Canigou. L’endroit était désert, silencieux, seules les bourrasques sporadiques faisaient grincer la cage d’acier du luminaire, dont l’éclairage jaunâtre oscillait sur le trottoir cabossé.

— Alors ? s’enquit Yumi, sur le qui-vive, en expulsant un nuage de fumée.

Bérengère fit non de la tête.

Depuis cinq minutes, elles tentaient de joindre le numéro indiqué dans le mail de réservation : celui du propriétaire mystère. Quelle que fût la personne qui possédait ce numéro, elle ne répondait pas ; elles tombaient directement sur l’annonce standard d’un répondeur.

— Je réessaie, fit Yumi, persévérante.

Bérengère opina. Cette facétie quant au nom du détenteur des chalets la laissait sceptique, elle ne comprenait pas l’intérêt de dissimuler ainsi son identité. Quel était le but de ce mensonge ? À ses côtés, Yumi ne cessait de s’agiter, basculant d’une jambe sur l’autre, tirant sur sa cigarette avec nervosité. Incapable de refréner son stress, elle faisait la girouette pour surveiller la rue principale, comme si le monstre qu’on leur avait dépeint dans l’auberge allait surgir du voile de brouillard : l’Ogre catalan.

Bérengère avait déjà entendu ce sobriquet quelque part, à la télé ou à la radio, et elle s’était apprêtée à lire un article à son sujet avant la fermeture du zoo. Le mystère sur ses crimes demeurait. En revanche, vu l’état d’anxiété dans lequel se trouvait sa nouvelle amie, il était évident qu’elle savait parfaitement de qui il s’agissait. Ce qu’il avait fait. Comprimé par les élastiques tirés de sa capuche criblée de gouttes, le visage de Yumi pâlissait au fil des minutes, ovale blême contrastant avec la grisaille extérieure.

— Messagerie, direct, annonça-t-elle. On tente l’avocat ?

— Un dimanche ?

— On peut toujours essayer.

La propriétaire de l’auberge, compréhensive, leur avait donné les coordonnées du cabinet qui avait procédé à la vente des chalets.

Yumi écrasa sa cigarette sous sa Dr. Martens crottée et appuya sur le nouveau contact enregistré dans son smartphone : « Baveux Toulouse ». Elle porta le téléphone à son oreille, baissa le bras la seconde suivante.

— Répondeur…

Elles rentrèrent dans l’auberge, hébétées.

— Tenez, dit la propriétaire en désignant deux cafés posés sur le zinc. Cadeaux de la maison.

Bérengère et Yumi ôtèrent leur capuche et la remercièrent.

— Du nouveau ?

C’était un des clients qui s’était exprimé. Naturellement, les tourments des deux touristes avaient suscité de l’émoi chez les personnes présentes dans l’établissement.

— Non, confia Bérengère, touchée par cette preuve de sollicitude.

Le type replia son journal et hocha la tête d’un air compatissant.

Yumi préféra rester debout ; Bérengère, elle, se hissa sur un tabouret puis trempa les lèvres dans son café.

— Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur ce cabinet d’avocats ?

De l’autre côté du bar, les pouces coincés sous les bretelles de sa salopette, la proprio haussa les épaules.

— Pas grand-chose. C’est un cabinet implanté à Toulouse. Apparemment il est réputé. En ce qui me concerne, j’ai eu affaire à un certain Me Teyssedre. C’est lui qui a servi d’intermédiaire. Il s’est occupé de tous les détails. Il m’a fait une offre intéressante, le genre qu’on ne peut pas refuser. On s’est vus une fois. Il avait les papiers. Mon avocat était présent. J’ai signé. Fin de l’histoire. Je ne connais même pas l’identité de l’acheteur.

— Et cet acheteur, glissa Bérengère, vous ne l’avez jamais aperçu depuis ? Il n’est pas venu se présenter ? Vous ne l’avez pas croisé ici, ou au zoo ?

— Pas à ma connaissance. Peut-être que l’on s’est croisés sans le savoir, en tout cas personne ne s’est annoncé après l’achat. Entre les activités du parc et l’auberge, je suis assez débordée comme ça. Et je vous avoue que je ne suis jamais remontée dans cette clairière. Je n’ai plus rien à y faire.

Elle conclut d’un ton bourru, comme si elle avait tiré un trait définitif sur cet endroit.

Un silence tomba.

— C’est tout de même incroyable que personne ne l’ait vu ou n’ait jamais entendu parler de lui, fit Yumi.

Elle échangea un regard perplexe avec Bérengère, qui semblait de plus en plus anéantie.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda cette dernière.

— Il va falloir qu’on rentre pour prévenir les autres. On n’a pas le choix. On doit les avertir du danger. La maman célib a dû appeler les pompiers. La seule chose qu’il nous reste à faire, c’est attendre.

— Et pour Vincent ?

Incapable de formuler une réponse optimiste, Yumi posa la main sur celle de Bérengère, qui interpréta ce silence par : « Désolée, meuf, mais fais-toi une raison, ton mec s’est taillé… »

De l’autre côté du zinc, la propriétaire éclusa une bouteille en verre de Sémillante, une eau gazeuse locale, puis enfila un ciré noir et une casquette assortie. Ses yeux bleu acier scintillaient sous la visière.

— Ça m’étonnerait qu’on vienne dégager le chemin aujourd’hui, intervint-elle d’une voix grave. Entre les inondations, les glissements de terrain et les recherches, les pompiers et les gendarmes sont tous mobilisés. Et ils sont saturés d’appels. Il se trouve que je dois justement retourner au zoo. Vous avez eu beaucoup de chance de me trouver ici, je n’y suis presque jamais. Mon employée a dû s’absenter pour s’occuper de sa mère malade.

Elle consulta l’heure sur son smartphone.

— Elle ne devrait plus tarder. Si vous voulez, je peux vous ramener. On pourra faire un tour dans Saint-Martin pour voir s’il y a votre voiture garée quelque part.

Bérengère et Yumi acceptèrent, rebutées par l’idée de faire le trajet retour à pied, sous la flotte, avec un prédateur en liberté dans les parages.

Yumi en profita pour acheter un pot de tabac JPS, sur lequel elle louchait depuis leur arrivée, trois paquets de feuilles, et cacha sa déception quand la propriétaire l’informa qu’il n’y avait pas de commerce alimentaire dans le village, seulement une boulangerie, fermée le dimanche…

— Vous avez un numéro où on peut vous joindre ? demanda Yumi en composant le code de sa carte bancaire. Au cas où…

La patronne arracha le ticket de caisse – Yumi lui fit signe qu’elle le refusait –, puis se pencha sur le comptoir pour dicter son numéro de portable. Les locataires l’enregistrèrent dans leur smartphone.

— Je m’appelle Camille Puech, précisa-t-elle. Mais les téléphones ne captent pas dans la clairière.

— On sait, fit Yumi, fataliste.

Une femme brune d’une cinquantaine d’années surgit dans l’auberge alors que les deux clients regroupaient leurs affaires.

— Désolée pour le retard !

Camille Puech hocha la tête pour lui signifier que tout allait bien.

— Allez ! En route ! lança cette dernière d’un ton bourru tandis qu’elle s’emparait de ses clés de voiture.

Soudain, une onde glaciale chemina le long de l’échine de Bérengère, pareille à un serpent de givre qui activa une zone de son cerveau reptilien. Tous ses voyants passèrent au rouge. Pour une raison inexpliquée, Yumi et elle n’avaient pas précisé que le châtaignier avait été coupé. Que cet abattage était intentionnel. Destiné à les empêcher de partir. Depuis son arrivée dans l’établissement, l’attitude de Camille Puech la tracassait. Quelque chose clochait chez cette femme, mais quoi ? À présent, Bérengère doutait. La propriétaire voulait-elle vraiment les aider ? Ou souhaitait-elle les ramener dans la gueule du loup ?