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Dimanche 31 octobre, 10 h 55

— Grimpez à l’arrière, c’est le bordel à l’avant.

Camille Puech indiqua la banquette d’un vieux pick-up blanc Toyota constellé de gerbes de boue, garé sur le petit parking accolé à l’auberge. Elle ouvrit la portière avant et baissa son siège pour que ses passagères puissent se hisser à l’intérieur.

Bérengère fixait le véhicule, indécise. Ce passage libéré dans l’habitacle où flottaient des particules de poussière s’apparentait à un traquenard. Une prison mobile. Camille Puech ne lui inspirait pas confiance, elle doutait à présent de la véracité de ses paroles. Avait-elle vraiment vendu les chalets ? Ou les manipulait-elle tous afin de leur faire subir Dieu sait quelles abominations ? Perdue dans ses délires, elle sursauta lorsque Yumi posa la main sur son épaule pour l’inviter à entrer.

— Alors ? T’y vas ?

Elle fit un pas de côté, vérifia que Camille, courbée au-dessus du capharnaüm du siège passager, ne pouvait pas les entendre.

— Je sais pas si c’est une bonne idée, chuchota-t-elle.

Les yeux bridés de Yumi s’arrondirent.

— Tu déconnes ? Tu veux te retaper le chemin à pied ? Avec l’autre en liberté ? C’est du délire.

— C’est cette fille, je la sens pas.

Bérengère hésitait à partager ses craintes quand le visage de Camille apparut brusquement entre les appuie-tête.

— Qu’est-ce que vous complotez toutes les deux ?

Les deux Toulousaines affichèrent un sourire forcé. Encouragée par Yumi, Bérengère se résolut à grimper dans le pick-up.

— Désolée pour le bazar, s’excusa Camille en faisant rugir le moteur.

Une boîte à outils, des papiers en vrac, des chemises cartonnées et des mètres de câble enroulé encombraient le siège passager. De la boue souillait les tapis de sol. La Toyota patina dans la terre meuble puis quitta le parking.

Bérengère se sentait mal à l’aise. Il n’y avait pas de poignées à l’arrière, aucun moyen de s’extraire du véhicule à trois portes. Une couche de crasse opacifiait les vitres ; elle n’y voyait rien. Devait se fier aveuglément à Camille. Cette dernière épiloguait sur l’Ogre catalan. Comme dans l’auberge, sa voix flanchait par moments quand elle abordait le sujet ; cette évasion se répercutait sur l’activité du parc animalier, qui, après deux années de calvaire, remontait péniblement la pente.

C’était la seule explication plausible au chagrin de Camille.

Bérengère croisa le regard intrusif de la propriétaire dans le rétroviseur intérieur, et ce sentiment de vulnérabilité s’intensifia. L’angoisse grondait en elle, lui concassant la poitrine. Cette femme cachait quelque chose d’étrange, mais quoi ? La respiration de Bérengère s’accéléra. Une « polypnée », aurait-elle pu inscrire dans un recueil de données, aux urgences ou à l’IFSI. À ses côtés, Yumi paraissait préoccupée.

La Toyota traversa l’axe principal de Saint-Martin-du-Canigou, grimpa la seconde rue, une artériole étriquée, abrupte et dépourvue de trottoir. Camille roulait vite, on devinait qu’elle avait l’habitude d’évoluer dans ces ruelles étroites. Elle parlait sans discontinuer, abordait tantôt son zoo, tantôt l’histoire de la région, comme lancée dans une visite guidée.

Cramponnée à la poignée du plafond, Bérengère n’écoutait rien. Elle tentait de se repérer ; le village ressemblait à une oasis perdue dans un désert de brume. Elle s’évertuait à ne pas rencontrer les yeux de la conductrice, mais c’était plus fort qu’elle ; elle jetait des regards à la dérobée, comme aimantée, et chaque fois plongeait dans ces iris qui réveillaient des fourmillements le long de sa moelle épinière.

Le pick-up mit moins de trois minutes pour effectuer le tour du village. Elles n’aperçurent aucune Citroën C3.

— Votre mari n’est pas là, fit Camille, au point mort, arrêtée à l’embranchement du chemin menant au zoo.

Bérengère s’apprêtait à rétorquer qu’elle n’était pas mariée, au lieu de quoi elle hocha la tête, en proie au désarroi le plus total. Le sourire teinté d’empathie de Yumi échoua à la réconforter.

— Il faut vraiment que je retourne au zoo, continua Camille. Désolée. En plus, on ne doit pas traîner dans les parages.

Cette réplique jeta un froid, rappelant à chacune la présence de l’Ogre.

La Toyota repartit à toute berzingue dans le corridor végétal.

Secouée sur la banquette éventrée qui crachait des grappes de mousse, Bérengère, toujours attentive aux faits et gestes de Camille, se sentit soudain honteuse, détestable. La culpabilité la rongeait. La présence de ce tueur en liberté changeait la donne, la colère qu’elle éprouvait contre Vincent s’était muée en une inquiétude qui enflait insidieusement. Elle qui rechignait à croire que quelqu’un avait scié l’arbre dans le but de les isoler pour mieux les terroriser envisageait à présent la piste « criminelle », celle du psychopathe évadé qui voulait piéger les locataires des chalets pour leur infliger les pires sévices. Vincent avait-il croisé la route de l’Ogre catalan ? Des scénarios tous plus sordides les uns que les autres défilaient dans son esprit. Le père de ses enfants séquestré, essuyant les tortures d’un meurtrier sadique et masqué, qui plus est. Vincent, mort, pourrissant dans la forêt, offert en victuailles aux animaux nécrophages. Vincent, pris en otage, ligoté dans le coffre de la C3. Vincent, installé au volant de la Citroën, agissant sous la menace d’une arme braquée contre le cuir de son siège, en train de franchir les barrages routiers, complice malgré lui de la cavale du fugitif.

Une ultime vision : Vincent, en parfaite santé, vautré dans une chambre d’hôtel, se gaussant de sa mégère pétrie d’angoisses, fuyant son couple et ses responsabilités. Cette image eut le mérite de chasser les remords de Bérengère. Ragaillardie, elle réalisa que le pick-up traversait le pont précédant le zoo. Elles étaient revenues saines et sauves. Sa poitrine se délesta d’un poids, toutefois elle conserva sa vigilance.

La Toyota freina, éclaboussant les premiers noisetiers et châtaigniers d’un postillon de graviers, avant de s’arrêter devant la sente caillouteuse menant aux chalets. La portière avant s’ouvrit. Camille baissa son siège pour les laisser sortir.

Bérengère inspira profondément, soulagée de prendre congé de la propriétaire du zoo. Cependant une dernière chose la taraudait. Une question qu’elle n’avait pas osé poser, supposant qu’elle la ferait – encore – passer pour une idiote. La question dont elle redoutait la réponse. Si Yumi n’avait pas interrogé Camille, c’était qu’elle devait déjà détenir l’information. Forcément. Aussi, pendant que Yumi remerciait la conductrice, qui leur souhaitait bonne chance, Bérengère se lança :

— Une dernière chose, s’il vous plaît.

Camille replaça son siège et la dévisagea.

— Oui ?

— Pourquoi l’appelle-t-on comme ça ?

— L’Ogre catalan ? Eh bien, parce que le département des Pyrénées-Orientales fait partie des pays catalans.

Décidément, Bérengère ne la supportait plus.

— Merci pour le cours de géographie, mais c’est la partie « ogre » qui me questionne.

— Je me doute. Je disais ça pour vous taquiner. Les médias l’ont surnommé ainsi parce qu’il a fait ce que tous les ogres font…

Face à la stupeur de Bérengère, Camille clarifia, non sans une certaine forme de sadisme :

— Il a tué ses enfants.